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Enlevé ! (traduction Savine)/27

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 284-295).


CHAPITRE XXVII

JE ME RENDS CHEZ M. RANKEILLOR


Le lendemain, il fut convenu qu’Alan s’occuperait, comme il l’entendrait, jusqu’au coucher du soleil, mais qu’aussitôt après, il attendrait dans les champs près de la route, aux environs de New-Halls, et n’en bougerait pas d’un pas jusqu’à ce qu’il m’entendît siffler.

Tout d’abord, je lui proposai de siffler, comme signal, l’air de : « Charmante maison d’Airlie », celui que je préférais ; mais il objecta que cette chanson était connue de trop de monde, et que le premier valet de charrue pouvait la siffler sans intention.

Pour la remplacer, il m’apprit quelques mesures d’un air des Hautes-Terres, qui m’a trotté dans la tête depuis cette époque, et qui y restera probablement jusqu’au jour de ma mort.

Toutes les fois qu’il me revient, il me reporte aux derniers jours de ma situation incertaine ; je revois Alan assis au fond de l’auberge, sifflant et marquant la mesure du doigt, pendant que les lueurs grises de l’aube commencent à éclairer sa figure.

J’étais dans la grande rue de Queen’s ferry avant que le soleil fût levé.

C’était un bourg régulièrement bâti, avec des maisons en bonne pierre, un bon nombre avec des toits d’ardoises.

L’hôtel de ville n’était pas aussi beau que celui de Peebles, à ce qu’il me parut, et la rue n’avait pas aussi grand air, mais tels quels, ils me firent rougir de mes hideuses guenilles.

Dès que vint le matin, que les foyers commencèrent à s’allumer, les fenêtres à s’ouvrir, les gens à sortir des maisons, l’embarras et le découragement m’enveloppèrent comme d’un nuage noir.

Je vis alors que je n’avais aucune preuve à donner, qu’il m’était impossible de démontrer mes droits, et même mon identité.

Si tout cela n’était qu’une bulle de savon, j’étais vraiment bien dépouillé, et je restais dans une piteuse situation.

Et même si les choses étaient telles que je les concevais, il faudrait évidemment du temps pour établir mes revendications, et avais-je si peu de temps que ce fût, avec moins de trois shellings en poche, et l’obligation de faire embarquer un homme condamné et traqué ?

Vraiment, si mon espérance se brisait sous moi, il pouvait s’agir de la potence pour nous deux.

Et je continuai à aller et venir ; je voyais les gens me regarder de travers dans la rue ou aux fenêtres, se faire des signes ou se dire quelques mots en souriant.

J’eus dès lors de nouvelles appréhensions ; ne serait-ce pas déjà chose malaisée que d’obtenir une entrevue avec l’homme de loi, et plus malaisée encore de le convaincre de la vérité de mon histoire ?

Si nécessaire que cela fût, je ne pus prendre sur moi de m’adresser à un de ces respectables bourgeois.

Je trouvais même honteux de leur parler dans ce costume fait de guenilles boueuses, et si je leur avais demandé où demeurait un personnage tel que M. Rankeillor, je supposais qu’ils m’auraient éclaté de rire au nez.

J’allai de-ci, de-là. Je traversai la rue. Je descendis jusqu’au port, comme un chien qui a perdu son maître, éprouvant au dedans de moi je ne sais quelle douleur rongeante et de temps à autre un accès de désespoir.

Enfin, il était déjà grand jour, peut-être neuf heures du matin. J’étais las de cette marche sans but. Le hasard me fit arrêter devant une très belle maison, tournée vers la campagne.

Cette maison avait de belles fenêtres claires, garnies de caisses contenant des pots de fleurs ; les murs avaient été recrépis à neuf, et un chien de chasse s’étirait en bâillant sur le seuil, en chien qui se sent chez lui.

Eh bien ! j’enviais même le sort de cette bête dépourvue de la parole, quand la porte s’ouvrit, et j’en vis sortir un homme à la physionomie fine, hâlée, bienveillante, à l’air important, en perruque bien poudrée, et portant des lunettes.

J’étais dans un tel état que personne jusqu’alors n’avait arrêté son regard sur moi ; mais lui, il me regarda une seconde fois, et ce gentleman, à ce qu’il parut, fut si frappé de ma pauvre mine, qu’il vint droit à moi, et me demanda ce que je faisais.

Je lui dis que je m’étais rendu à Queensferry pour affaires, et prenant mon courage à deux mains, je le priai de m’indiquer où demeurait Rankeillor.

— Ah ! dit-il, cette maison est celle dont je sors à l’instant, et par une chance assez singulière, je suis M. Rankeillor en personne.

— Eh bien, monsieur, dis-je, je vous demanderai de vouloir bien m’accorder un entretien.

— Je ne sais pas votre nom, dit-il, et votre figure m’est inconnue.

— Je me nomme David Balfour, lui répondis-je.

— David Balfour ! répéta-t-il, en élevant beaucoup la voix. Et d’où venez-vous, monsieur David Balfour, demanda-t-il en me regardant bien en face, d’un air froid.

— J’ai passé par bien des endroits étranges, monsieur, dis-je, mais je crois qu’il serait préférable de vous dire où et comment, dans un lieu moins public.

Il parut réfléchir un moment en appuyant la main sur ses lèvres, et me regardant de temps à autre, sur la chaussée de la rue.

— Oui, en effet, cela vaudra mieux, dit-il.

Et il me fit entrer chez lui, cria à une personne, que je ne voyais pas, qu’il serait occupé toute la matinée, et me conduisit dans une petite chambre poudreuse, pleine de livres et de dossiers.

Là, il s’assit, et me fit asseoir, tout en jetant des regards inquiets qui allaient de sa belle chaise à mes haillons boueux.

— Et maintenant, dit-il, si vous avez quelque affaire, soyez bref, et arrivez promptement au fait : Nec gemino bellum Trojanum orditur ab ovo[1].

— Je me conformerai au conseil d’Horace, monsieur, dis-je en souriant, et j’entrerai de plain-pied in medias res.

Il hocha la tête, comme s’il était satisfait, et en effet, le bout de latin qu’il m’avait cité avait pour but de m’éprouver.

Néanmoins, et malgré ce petit encouragement, le sang me monta à la figure quand j’ajoutai :

— Je crois avoir quelque motif de réclamer la possession du domaine de Shaws.

Il prit dans un tiroir un dossier et l’ouvrit devant lui.

— Bon ! fit-il.

Mais j’avais tiré mon coup de feu, et je restai muet.

— Allons, allons, monsieur Balfour, dit-il, continuez…

Où êtes-vous né ?

— À Essendean, monsieur, l’an 1734, le 22 mars.

Il me sembla qu’il vérifiait cette indication dans son dossier, mais je ne savais pas où il voulait en venir.

— Votre père ? Votre mère ?

— Mon père était Alexandre Balfour, maître d’école de cette localité ; ma mère se nommait Grace Pitarrow ; je crois que sa famille était d’Angus.

— Avez-vous des papiers qui établissent votre identité ? demanda M. Rankeillor.

— Non, monsieur, répondis-je. Ils sont entre les mains du ministre, M. Campbell, et il serait aisé de les avoir. M. Campbell répondrait aussi pour moi, et sur ce point, je ne crois pas que mon oncle oppose de dénégation.

— Vous voulez parler de M. Ebenezer Balfour ? demanda-t-il.

— Lui-même.

— Vous l’avez vu ? dit-il.

— J’ai été reçu par lui-même dans sa propre maison.

— Avez-vous jamais rencontré un homme qui porte le nom de Hoseason ? demanda M. Rankeillor.

— Je l’ai rencontré, pour mes péchés, monsieur, répondis-je, car ce fut par son ordre, et par suite de son entente avec mon oncle, que j’ai été enlevé de force en vue de cette ville, emmené en mer, que j’ai souffert un naufrage et cent autres malheurs, et que me voici devant vous dans ce misérable accoutrement.

— Vous dites que vous avez été victime d’un naufrage ? dit Rankeillor. Où cela s’est-il passé ?

— Au large, vers le sud de l’île de Mull. L’île sur laquelle j’ai été jeté se nomme l’île Earraid.

— Ah ! fit-il, en souriant, vous êtes plus fort que moi en géographie. Mais jusqu’à présent, je puis vous le dire, tout cela concorde parfaitement avec d’autres informations que je possède… Vous dites donc que vous avez été enlevé ? Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends enlevé dans le sens propre de ce mot, monsieur, dis-je. Je me rendais chez vous, quand j’ai été attiré perfidement à bord du brick, cruellement frappé, jeté à fond de cale, et je n’ai rien pu savoir jusqu’au moment où nous avons été en pleine mer. J’étais destiné aux plantations, et la bonté de Dieu m’a fait échapper à un tel sort.

— Le brick s’est perdu le 27 juin, dit-il, en regardant son dossier, et nous sommes le 24 août. Il y a là une lacune considérable, monsieur Balfour, près de deux mois. Cela a déjà causé bien des ennuis à vos amis, et j’avoue que je ne serai pas très content, tant qu’elle ne sera pas expliquée entièrement.

— Vraiment, monsieur, dis-je, l’emploi de ces mois sera aisé à indiquer, mais avant de raconter mon histoire, je serais heureux de savoir que je parle à un ami.

— C’est tourner dans un cercle vicieux, dit le légiste. Je ne puis être convaincu avant de vous avoir entendu. Je ne puis être votre ami tant que je ne serai pas exactement mis au fait. Un peu de confiance conviendrait mieux à votre âge. Et vous savez, monsieur Balfour, il y a dans notre pays un proverbe selon lequel ceux qui font le mal sont toujours ceux qui le craignent.

— Vous n’oublierez pas, monsieur, que j’ai déjà eu à souffrir de ma confiance, que j’ai été embarqué comme esclave par cet homme même, qui, à ce que je crois, vous charge de ses affaires.

Pendant tout cela, j’avais fait du progrès dans la bienveillance de M. Rankeillor, et j’avais gagné en hardiesse à mesure que sa bienveillance devenait plus marquée.

Mais à cette saillie, que je fis avec une sorte de sourire, il éclata franchement de rire.

— Non, non, la chose n’est pas aussi mauvaise que cela, dit-il, Fui, non sum[2]. J’ai été effectivement l’homme d’affaire de votre oncle, mais pendant que vous, imberbis juvenis custode remoto[3], vous vagabondiez dans l’Ouest, il a coulé pas mal d’eau sous les ponts, et si les oreilles ne vous ont pas tinté, ce n’est pas faute d’avoir parlé de vous ? Le jour même de votre désastre en mer, M. Campbell s’est présenté dans mon étude. Il vous demandait à tous les vents. Je n’avais jamais entendu parler de votre existence, mais j’avais connu votre père, et d’après les informations qui dépendent de ma compétence, j’étais porté à tout craindre, même le pire.

M. Ebenezer reconnaissait vous avoir vu, déclarait, chose improbable, qu’il vous avait remis de grosses sommes, et que vous étiez parti pour le continent européen, afin de compléter votre éducation, ce qui était probable et digne d’éloge.

Quand on lui demanda pourquoi vous n’aviez pas écrit un mot à M. Campbell, il déposa que vous aviez exprimé vivement le désir d’en finir avec votre vie antérieure.

Interrogé où vous étiez alors, il répondit qu’il l’ignorait, mais qu’il vous croyait à Leyde.

Voilà le résumé exact de ses réponses.

Je ne suis pas absolument sûr que personne l’ait cru, reprit M. Rankeillor, en souriant, et en particulier, il prit si mal certaines expressions dont je me servis, que, je dois le dire, il me mit à la porte.

Là, nous étions invinciblement arrêtés.

Quelques soupçons que nous eussions, nous n’avions pas l’ombre d’une preuve.

À ce moment même, arrive le capitaine Hoseason, avec l’histoire de votre noyade, ce qui fit tomber toute l’affaire.

Elle aboutit tout simplement à du chagrin pour M. Campbell, à des dépenses pour moi, à une tache nouvelle sur la réputation de votre oncle, qui n’en avait certes pas besoin.

Et, maintenant, monsieur Balfour, conclut-il, vous voilà au courant de tout ce qui s’est passé, et vous êtes en état de juger du degré de confiance que vous pouvez m’accorder.

En réalité, il fut plus pédant que je ne l’ai représenté, et il cita plus souvent des bouts de latin, mais tout cela était débité avec tant de vivacité dans le regard, et tant de bonhomie qu’il eût bientôt triomphé de ma défiance.

De plus, il m’était facile de voir qu’il me traitait comme s’il admettait la certitude de mon identité, de sorte que ce premier point me parut tout à fait établi.

— Monsieur, dis-je, si je vous raconte mon histoire, je dois confier à votre discrétion la vie d’un ami. Donnez-moi votre parole qu’elle vous sera sacrée, et quant à ce qui me regarde, je ne demanderai pas d’autre garantie que votre physionomie.

Il me donna sa parole d’un air très sérieux.

— Mais, dit-il, ce sont là des préliminaires assez inquiétants, et s’il y a dans votre histoire quelques détails qui impliquent le fait de jongler avec la loi, je vous prie de vous souvenir que je suis un légiste, et de ne pas trop appuyer.

Alors, je lui racontai mon histoire depuis le commencement.

Il m’écouta en relevant ses lunettes et fermant les yeux, si bien que, parfois, je craignais qu’il ne se fût endormi.

Mais non, pas le moins du monde. Il ne perdait pas un mot, et comme je le vis plus tard, il avait tout écouté avec une telle justesse d’ouïe et avait gardé de tout un souvenir si précis, que j’en étais souvent surpris.

Même ces étranges noms gaéliques à physionomie si barbare, et qu’il entendait pour la première fois, il les avait retenus et me les répétait des années plus tard.

Cependant, quand je nommai Alan Breck en toutes lettres, nous eûmes une singulière scène.

Le nom d’Alan avait, comme on le pense bien, fait le tour de l’Écosse, avec la nouvelle du meurtre commis à Appin et l’offre de la récompense, et à peine ce nom m’était-il échappé, que le légiste s’agita sur son siège et ouvrit les yeux.

— Je ne prononcerais pas de noms qui ne sont pas nécessaires, monsieur Balfour, dit-il, surtout s’il s’agit d’Highlanders, dont un grand nombre sont sous le coup de quelque mesure légale.

— Sans doute, dis-je, il eût été préférable de taire ce nom, mais puisque je l’ai laissé échapper, je puis bien continuer.

— Pas du tout, fit M. Rankeillor. J’ai l’oreille un peu dure, comme vous avez pu le remarquer, et je suis loin d’être sûr que j’ai saisi ce nom exactement. Si vous le voulez bien, vous appellerez votre ami, M. Thomson, cela supprimera toute observation. Et désormais je vous prierai d’en agir de même pour tout Highlander que vous aurez à mentionner, qu’il soit mort ou vivant.

Je vis par là qu’il avait parfaitement entendu, qu’il avait deviné que j’allais lui parler du meurtre.

S’il lui plaisait de jouer l’ignorant, cela ne me regardait pas.

Je souris donc, je dis que Thomson était un nom à consonnance très highlander et je fis comme il le demandait.

Pendant tout le reste de mon histoire, Alan Breck devint M. Thomson.

C’était d’autant plus divertissant, que c’était une précaution inventée par lui.

Dans le même ordre d’idées, James Stewart fut indiqué comme le parent de M. Thomson ; Colin Campbell devint M. Vallon ; pour Cluny, lorsque je fus arrivé à cet endroit de mon récit, je lui donnai le nom de M. Jameson, un chef highlander.

C’était vraiment une farce à ne tromper personne, et je m’étonnais que le légiste tînt autant à la continuer, mais après tout, elle était tout à fait en rapport avec l’esprit de l’époque, alors que l’État était divisé entre deux partis, et que les gens paisibles, qui n’étaient pas engagés à fond dans le leur, recouraient à toutes sortes de moyens pour éviter de choquer le parti opposé.

— Bien, très bien ! dit le légiste, quand je fus arrivé au bout. C’est tout un poème épique, une véritable odyssée que vos aventures.

Vous devriez la conter, monsieur, en bon latin quand vos études seront plus avancées, ou en anglais, si vous le préférez, car pour mon compte, je préfère la langue plus énergique.

Vous avez beaucoup roulé. Quæ regio in terris, quelle paroisse de l’Écosse, pour traduire ces mots en un langage familier, n’a pas été le théâtre de vos pérégrinations ?

Vous avez, en outre, fait preuve d’une singulière aptitude à vous mettre dans de fausses positions, et je dois le dire, pour vous y bien conduire.

Ce M. Thomson me fait l’effet d’un gentilhomme doué de quelques hautes qualités, bien qu’il soit un peu buveur de sang.

Il ne me plairait pas moins, si avec tous ses mérites, il avait fait le plongeon dans la mer du Nord, car cet homme, je dois vous le dire, va nous embarrasser terriblement. Mais vous êtes évidemment libre de lui rester attaché, comme il vous est resté attaché.

It comes, pourrions-nous dire, il a été votre vrai compagnon, rien de moins, et je pense que chacun de vous a, de temps à autre, eu l’idée qu’il serait pendu.

Bien, bien, heureusement ces temps-là sont passés, et je crois (humainement parlant) que vous êtes bien près de la fin de vos ennuis.

Tout en moralisant sur mes aventures, il me considérait d’un air si plaisant et si bonhomme, que je pouvais à peine contenir ma satisfaction.

Pendant mes pérégrinations, il m’avait fallu subir si longtemps la compagnie de gens sans aveu, me faire une couchette sur les collines, à la belle étoile, que le fait d’être assis dans une chambre propre, sous un bon toit, et de causer amicalement avec un gentleman habillé de bon drap, me faisait l’effet d’une immense amélioration.

Au moment même où j’y pensai, mes yeux tombèrent sur mes haillons peu décents, et je me sentis de nouveau tout confus.

Mais le légiste me vit et me comprit.

Il se leva, appela par-dessus l’escalier, donna l’ordre de mettre un couvert de plus, attendu que M. Balfour resterait à dîner.

Puis il me conduisit dans une chambre à coucher, en haut de la maison.

Là, il m’apporta de l’eau, du savon et un peigne, ainsi que quelques vêtements qui appartenaient à son fils, puis me donnant une tape significative sur l’épaule, il me laissa procéder à ma toilette.



  1. Et ne débutez point dans le récit de la guerre de Troie par l’œuf des Jumeaux.
  2. Je le fus, je ne le suis plus.
  3. Jeune homme imberbe qui n’a plus son gardien.