Enlevé ! (traduction Savine)/28

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 295-306).


CHAPITRE XXVIII

JE PARS À LA RECHERCHE DE MON HÉRITAGE


Je m’arrangeai de mon mieux pour me donner bonne apparence, et je fus enchanté lorsque, me contemplant dans la glace, j’y vis David Balfour, en personne, et non plus cet individu qui avait l’air d’un mendiant.

Et cependant, j’éprouvai encore quelque honte, surtout dans ces habits qui n’étaient pas à moi.

Quand j’eus fini, je retrouvai sur l’escalier M. Rankeillor qui me complimenta et me ramena dans le cabinet.

— Asseyez-vous, monsieur David, dit-il, et maintenant que vous avez un peu mieux l’air de ce que vous êtes, voyons si je puis vous donner quelques nouvelles.

Vous vous demandez sans doute avec étonnement ce qu’étaient votre père et votre oncle.

Assurément, c’est là une singulière histoire, et j’éprouve quelque embarras à vous en donner l’explication. Car, ajouta-t-il avec une hésitation visible, il y a au fond de cela une question d’amour.

— Vraiment, dis-je, j’ai bien de la peine à voir un rapport entre cette idée et mon oncle.

— Mais votre oncle, monsieur David, n’a pas toujours été vieux, répliqua le légiste, et ce qui vous surprendra peut-être davantage, il n’a pas toujours été laid. Il avait belle et galante tournure. Les gens se mettaient sur le seuil de leur porte pour le regarder, quand il passait sur un cheval plein de feu.

Je l’ai vu de mes propres yeux, et je l’avoue sans détour, je l’ai vu avec quelque envie, car j’étais moi-même un jeune homme d’une figure très commune, et mon père était comme moi.

À cette époque-là, on pouvait appliquer la phrase : Odi te, qui bellus es, Sabelle[1].

— Cela m’a tout l’air d’un rêve.

— Oui, oui, reprit le légiste. C’est bien l’effet que produit la vieillesse sur la jeunesse. Mais ce n’est pas tout.

Il avait un entrain à lui qui semblait promettre de grandes choses pour l’avenir.

En 1715, ne s’avisa-t-il pas de s’enfuir pour rejoindre les rebelles ? Ce fut votre père qui le poursuivit, le retrouva dans un fossé et le ramena multum gementem[2] au grand divertissement de tout le pays. Mais majora canamus[3]. Les deux jeunes gens tombèrent amoureux, et de la même jeune fille. M. Ebenezer, qui était l’admiré, le préféré, l’enfant gâté, comptait évidemment sur le succès, et quand il dut reconnaître son erreur, il poussa des cris de paon. Tout le monde l’entendit.

Le voilà qui tombe malade, et sa sotte famille s’empressa toute éplorée autour de son lit.

Puis, il chevauche d’une auberge à l’autre, versant le récit de ses déboires dans le gilet de Tom, de Dick, de Harry.

Votre père, monsieur David, était un gentleman plein de bonté, mais d’une faiblesse… d’une faiblesse pitoyable.

Sa figure s’allongeait désespérément à toutes ces frasques, et un beau jour — permettez-moi de le dire, — il renonça à la dame. Elle n’était pas sotte à ce point, cependant ; c’est d’elle que vous devez tenir votre grand bon sens. Elle refusa de se laisser transférer de l’un à l’autre. Tous deux se jetèrent à genoux devant elle, et pour cette fois, le seul résultat qu’ils obtinrent fut qu’elle les mit tous deux à la porte. Cela se passait au mois d’août, mon Dieu ! l’année même où je quittai le collège.

Cette scène dut être d’un haut comique. Je me disais à part moi que c’était là une bien sotte affaire, mais je ne pouvais oublier que mon père y jouait un rôle.

— Assurément, monsieur, dis-je, il y avait là quelque chose qui tient de la tragédie.

— Mais non, monsieur, pas du tout, repartit le légiste, car la tragédie exige qu’on se chamaille pour quelque chose de pondérable, pour un dignus vindice nodus[4], et tout cet imbroglio avait pour origine l’étourderie d’un petit âne qui avait été gâté, et le seul traitement qui lui convînt était d’être attaché et dûment corrigé.

Pourtant, ce ne fut pas ainsi que votre père envisageât la chose.

Bref, votre père, de concession en concession, et votre oncle, à force d’égoïsme de plus en plus braillard et sentimental, en vinrent à conclure une sorte de marché, dont les résultats ont été des plus douloureux pour vous jusqu’en ces derniers temps. L’un d’eux prit la dame, l’autre eut le domaine.

Or, monsieur David, on parle beaucoup de charité, de générosité mais dans cette existence si sujette à des disputes, j’estime qu’un gentleman obtient les meilleurs résultats possible, quand il consulte son homme d’affaires et qu’il prend tout ce que la loi lui donne.

En tout cas, ce déploiement de don-quichottisme de la part de votre père, outre qu’il était injuste en soi, a engendré toute une famille de monstrueuses injustices.

Votre père et votre mère ont vécu et sont morts dans la pauvreté. Vous avez été pauvrement élevé, et pendant tout ce temps, comment ont été traités les fermiers du domaine ? Et je pourrais ajouter, si c’était un sujet qui me tînt au cœur, quelle existence a été celle de M. Ebenezer !

— Et pourtant, la chose la plus étrange de toutes, dis-je, c’est que le caractère d’un homme puisse changer à ce point-là.

— C’est vrai, dit M. Rankeillor, et cependant, je m’imagine que cela était assez naturel.

Il ne pouvait se figurer qu’il avait joué un beau rôle.

Ceux qui connaissaient l’histoire lui faisaient froide mine. Ceux qui ne la connaissaient pas, et qui avaient vu l’un des frères disparaître, l’autre le remplacer dans le domaine, crièrent à l’assassinat, de sorte qu’il vit qu’on l’évitait de tous côtés.

Tout ce que ce marché lui avait rapporté, c’était de l’argent.

Jeune, il était égoïste, il l’est maintenant qu’il a vieilli, et vous avez vu par vous-même où ont abouti ces belles manières, ces beaux sentiments.

— Très bien, monsieur, dis-je, et dans tout cela, quelle est ma situation ?

— Le domaine vous appartient ; cela ne fait pas de doute, répondit l’homme de loi. Quoi que votre père ait signé, peu importe : vous êtes héritier privilégié. Mais votre oncle est homme à défendre jusqu’au bout ce qui est indéfendable, et il est très probable qu’il mettrait en question votre identité.

Un procès est toujours chose coûteuse, et un procès entre parents donne toujours lieu à des scandales.

De plus, si l’on venait à connaître vos relations avec votre ami, M. Johnson, nous pourrions bien nous brûler les doigts.

L’enlèvement, certes, serait un bel atout dans votre jeu, si nous pouvions seulement en faire la preuve. Mais il est bien difficile de la fournir, cette preuve, et tout bien considéré, mon avis serait de conclure un arrangement avec votre oncle, peut-être même de lui laisser les Shaws, où il a pris racine depuis un quart de siècle et de vous contenter provisoirement d’une bonne pension.

Je lui dis que je ne demandais pas mieux que de me montrer conciliant, et qu’étaler publiquement nos affaires de famille me répugnait naturellement beaucoup.

En même temps, à part moi, je commençais à distinguer les grandes lignes du plan que nous mîmes ensuite à exécution.

— La grande affaire, demandai-je, n’est-elle pas de lui mettre l’enlèvement devant le nez ?

— Assurément, dit M. Rankeillor, et il faut faire cela extra-judiciairement. Car, remarquez-le bien, monsieur David, nous arriverions sans doute à découvrir quelques hommes de l’équipage du Covenant, qui déposeraient sous serment que vous avez été enfermé, mais une fois qu’ils seraient à la barre des témoins, nous ne pourrions plus limiter leur déposition, et il pourrait bien en résulter quelque allusion à votre ami M. Thomson. Et, d’après ce qu’il vous est échappé à ce sujet, je ne puis croire que cela soit avantageux.

— Parfaitement, monsieur, dis-je, c’est aussi ma manière de voir.

Et je lui développai ma combinaison.

— Mais, cela implique que j’aurai à me rencontrer avec M. Thomson, dit-il, quand j’eus fini.

— Je le crois, en effet, monsieur, répondis-je.

— Cher docteur ! s’écria-t-il en se grattant le front, cher docteur ! Non, monsieur David, je crains que votre projet ne soit inexécutable.

Je ne dis rien contre votre ami, M. Thomson, je ne sais rien contre lui, et si je savais quelque chose, remarquez-le bien, monsieur David, mon devoir serait de l’arrêter.

Mais je vous soumets, le cas : est-il prudent de se rencontrer avec lui ? Il se peut qu’il y ait des charges contre lui ? Il peut ne vous avoir pas tout dit.

Il est même possible qu’il ne se nomme pas Thomson, s’écria le légiste en clignant de l’œil, car il y a de ces gens qui ramassent des noms le long des routes, comme un autre cueillerait des noisettes.

— Vous en jugerez vous-même, monsieur, lui dis-je.

Mais il était clair que mon plan avait pris possession de son imagination, car il continua à rêver jusqu’à ce qu’on nous appelât pour dîner en compagnie de mistress Rankeillor.

Et à peine cette dame nous avait-elle quittés, nous laissant en tête-à-tête avec une bouteille de vin, qu’il se remit à exécuter des variations sur ma proposition :

— Quand et où retrouverais-je mon ami, M. Thomson ? Étais-je assuré de la discrétion de M. Thomson ?

En supposant que nous trouvions le vieux renard en excursion hors du gîte, consentirais-je à telle ou telle condition d’arrangement ?

Ces questions-là et quelques autres, il me les fit à de longs intervalles, tout en dégustant son vin et faisant claquer sa langue d’un air pensif. Quand j’eus répondu à toutes, et à son gré, semblait-il, il retomba dans des réflexions plus profondes, au point d’en oublier son vin.

Alors il prit du papier et un crayon, se mit à écrire en pesant chaque mot, enfin il appuya sur un timbre et fit venir son clerc dans la pièce.

— Torrance, lui dit-il, il faudra m’avoir recopié cela convenablement avant ce soir. Cela fait, vous aurez l’obligeance de prendre votre chapeau et de vous tenir prêt à partir avec ce gentilhomme et moi, car on aura sans doute besoin de vous comme témoin.

— Comment, monsieur, m’écriai-je, dès que le clerc fut sorti, allez-vous risquer la chose ?

— Oui, on le dirait, répondit-il en remplissant son verre. Mais ne parlons plus d’affaires.

La seule vue de Torrance me remet en mémoire une singulière petite affaire.

C’est, il y a quelques années, quand j’eus un rendez-vous avec ce nigaud à la croix d’Édimbourg.

Chacun était allé à ses propres affaires, et quand quatre heures sonnèrent, Torrance avait bu un verre et ne reconnaissait plus son maître.

De mon côté, j’avais oublié mes lunettes, et sans elles, j’y voyais si peu que, je vous donne ma parole, je ne reconnaissais pas mon propre clerc.

Et sur ces mots, il se mit à rire avec bonhomie.

Je lui dis que c’était là un singulier hasard, et je souris par politesse, mais ce qui m’étonna le plus, ce fut que pendant toute l’après-midi, il revint avec insistance sur cette histoire.

Il la conta avec de nouveaux détails et en riant toujours, si bien qu’à la fin, je perdis tout à fait contenance, et me sentis tout confus de la manie de mon ami.

Vers le moment dont j’étais convenu avec Alan, nous sortîmes de la maison, M. Rankeillor et moi, bras dessus, bras dessous, suivis de Torrance qui portait l’acte dans sa poche, et au bras un panier fermé.

Pendant tout le trajet dans la ville, le légiste ne cessa de rendre des saluts à droite et à gauche, et il fut maintes fois arrêté par des gentilshommes qui voulaient le consulter sur des affaires municipales ou personnelles, et je pus voir qu’il jouissait d’une grande considération dans le comté.

Enfin, nous arrivâmes hors des maisons, pour suivre les bords du port ; et nous parvînmes ainsi à l’auberge de Hawes, au quai du lac, où avait eu lieu ma mésaventure.

Je ne pus regarder sans émotion cet endroit en me souvenant combien de gens avaient passé de vie à trépas depuis cette époque : Rançon enlevé, du moins je l’espérais, à un avenir de souffrance, Shuan parti pour un endroit où ma pensée n’osait le suivre, et les pauvres diables qui avaient péri quand le brick fit le suprême plongeon.

À tout cela, à la perte même du brick, j’avais survécu. J’avais traversé sans une égratignure ces privations et ces terribles dangers.

Ma seule pensée eut dû être une pensée de reconnaissance, et cependant je ne pouvais contempler cet endroit sans m’apitoyer sur autrui et éprouver un frisson au ressouvenir de mon effroi.

J’étais tout occupé par ces réflexions quand, soudain, M. Rankeillor poussa un cri, fourra brusquement ses mains dans ses poches, et se mit à rire.

— Ah ! bien, s’écria-t-il, voilà qui est une vraie farce. Après vous en avoir tant dit, j’ai oublié mes lunettes.

À ces mots, tout naturellement, je compris où il voulait en venir avec son histoire.

Je devinai que, s’il avait laissé ses lunettes chez lui, c’était à dessein, pour profiter de l’aide qu’Alan pourrait lui donner sans se trouver dans une fausse position, et obligé de le reconnaître.

Et en effet, c’était là une bonne idée, car en mettant les choses au pire, qui pouvait obliger M. Rankeillor à indiquer, sous la foi du serment, l’identité de mon ami, et qui pouvait le contraindre à porter un témoignage qui me fût désavantageux ?

Et pourtant, il avait mis bien du temps à s’apercevoir de ce qui lui manquait. Il avait parlé à un bon nombre de gens qu’il avait reconnus pendant que nous traversions la ville, et j’avais quelque raison de croire qu’il y voyait assez bien.

Dès que nous eûmes dépassé l’auberge de Hawes, où j’aperçus le patron fumant sa pipe sur la porte, et qui à ma grande surprise n’avait pas vieilli depuis notre dernière rencontre, M. Rankeillor changea l’ordre de marche ; il alla derrière Torrance, et m’envoya en avant pour jouer le rôle d’éclaireur.

Je montai sur la hauteur et me mis à siffler de temps à autre mon air gaélique, jusqu’à ce que j’eus enfin le plaisir d’entendre une réponse et de voir Alan surgir derrière un buisson.

Il avait un peu perdu de son entrain, après toute une journée passée à marcher dans les endroits les plus déserts du comté, et un très mauvais repas pris dans une auberge près de Dundas.

Mais la seule vue de mes habits lui rendit toute sa vivacité et dès que je lui eus appris que nos affaires étaient en très bonne voie, et qu’il sut quel rôle je lui destinais dans le reste, il fut un tout autre homme.

— Ah ! c’est une fameuse idée que vous avez eue là, dit-il, et j’ose affirmer que vous ne pouviez trouver personne de mieux pour la mener à bien qu’Alan Breck.

Remarquez-le bien, c’est une affaire qui ne peut se confier qu’à un gentilhomme doué de perspicacité. Mais j’ai quelque idée que votre homme de loi grille d’envie de me voir.

Aussitôt je m’empressai d’appeler par la voix et le geste M. Rankeillor, qui s’avança seul et que je présentai à mon ami, M. Thomson.

— Monsieur Thomson, dit-il, je suis enchanté de vous rencontrer, mais j’ai oublié mes lunettes, et notre ami, M. David que voici (et il me frappa sur l’épaule), vous dira que je n’y vois guère plus qu’un aveugle. Vous ne serez donc pas surpris si demain je passe à côté de vous sans vous reconnaître.

Il croyait être agréable à Alan, en lui parlant ainsi, mais la vanité de l’homme des Hautes-Terres était prête à faire explosion pour moins que cela.

— Monsieur, lui dit-il avec raideur, cela importe d’autant moins que nous nous rencontrons ici pour atteindre un certain but, qui est de faire rendre à M. Balfour ce qui lui appartient, et d’après ce que je vois, il est peu probable que nous ayons par la suite quelque autre chose de commun.

— Et c’est plus que je ne devais attendre, monsieur Thomson, répondit Rankeillor d’un ton cordial.

Or, maintenant que vous et moi nous jouerons les rôles essentiels dans cette entreprise, je crois que nous ferons bien de nous entendre sur tous les points.

Pour cela, je vous demanderai de m’offrir votre bras.

Comme il fait sombre et que je n’ai pas mes lunettes, je ne distingue pas très bien la route.

Pour vous, monsieur David, vous trouverez certainement la conversation de Torrance fort amusante.

Permettez-moi seulement de vous rappeler qu’il est absolument inutile de lui en dire davantage sur vos aventures avec monsieur........ Ahem !..... Thomson.

Ils prirent donc les devants, en causant avec beaucoup d’animation.

Torrance et moi, nous formions l’arrière-garde.

Il faisait tout à fait nuit quand nous arrivâmes en vue de la maison de Shaws.

Il était alors plus de dix heures.

La nuit était sombre et douce, et un agréable vent du sud-ouest fit bruire les feuilles et couvrit le bruit de notre approche.

Quand nous fûmes tout près, nous n’aperçûmes pas le moindre filet de lumière dans toute la maison.

Selon toute vraisemblance, mon oncle était déjà couché, et c’était ce qui favorisait le plus notre projet.

Nous échangeâmes à voix basse nos derniers accords à une cinquantaine de yards de là.

Puis le légiste, Torrance et moi, nous nous glissâmes avec précaution dans l’angle de la maison.

Dès que nous fûmes à nos places, Alan s’avança d’un pas délibéré vers la porte et se mit à frapper.



  1. Je te hais, Sabellus, toi qui es un bel homme.
  2. Geignant à fendre l’âme.
  3. Chantons de plus grands sujets.
  4. Pour un dénoûment digne du vengeur.