Enlevé ! (traduction Varlet)/Chapitre XXIV

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Traduction par Théo Varlet.
Albin Michel (p. 510-517).

XXIV. La fuite dans la bruyère : la dispute

Nous passâmes le loch Errocht sous le couvert de la nuit, et gagnâmes, le long de sa rive orientale, non loin de l’embouchure du loch Rannech, une autre cachette, où nous conduisit un des clients de la Cage. Ce garçon portait notre bagage, avec par-dessus le marché le grand surtout d’Alan, et trottait allègrement sous ce faix, dont la moitié m’écrasait à l’ordinaire, comme un robuste poney de montagne porte sa plume à l’oreille ; c’était pourtant un homme que j’aurais, en combat loyal, cassé en deux sur mon genou.

L’allégement était grand, certes, de marcher les mains libres ; et sans cela, peut-être, et la sensation résultante de liberté et d’alacrité, je n’aurais pas marché du tout. Je ne faisais que relever de maladie, et rien dans l’état de mes affaires n’était bien propre à me donner du cœur à la fatigue ; nous voyagions, comme je l’ai dit, parmi les plus lugubres déserts de l’Écosse, sous un ciel chargé de nuages, et la division couvait aux cœurs des voyageurs.

Nous fûmes longtemps sans rien dire, marchant côte à côte ou l’un derrière l’autre, tous les deux d’un air rogue ; moi irrité et blessé dans mon amour-propre, et tirant mon peu de forces de ces deux sentiments violents et coupables ; Alan irrité et honteux, honteux d’avoir perdu mon argent, irrité de ce que j’avais si mal pris la chose.

Le désir de la séparation ne m’en trottait que plus dans la cervelle ; et plus je l’approuvais, plus je rougissais de mon approbation. C’eût été une belle action, et généreuse certes, pour Alan, de se tourner vers moi et de me dire : « Allez-vous-en, je suis dans le plus extrême danger, et ma compagnie ne fait rien qu’augmenter le vôtre. » Mais que moi j’allasse me tourner vers cet ami qui à coup sûr me chérissait, et lui dire : « Vous courez un grand danger, le mien est beaucoup plus faible, votre amitié m’est un fardeau ; allez-vous-en, supportez tout seul vos risques et vos malheurs… » Non, c’était impossible ; et j’avais les joues brûlantes, de l’imaginer seulement dans mon for intérieur.

Et pourtant, Alan s’était conduit comme un enfant, et voire pis ; comme un enfant perfide. M’avoir soutiré mon argent alors que j’étais presque inconscient ressemblait fort à un vol ; et pourtant il était ici, faisant route avec moi, sans un sou vaillant, et, à ce que je pouvais voir, tout disposé à vivre sur l’argent qu’il m’avait contraint de mendier. Au vrai, j’étais prêt à le partager avec lui, mais j’enrageais de le voir ainsi escompter ma bonne volonté.

Je ne sortais pas de ces deux considérations ; et je n’aurais pu ouvrir la bouche sur l’une ou l’autre sans faire preuve de la plus noire ingratitude. Je fis donc ce qui était presque aussi mal : je ne disais mot, et ne jetais même pas un regard sur mon compagnon, si ce n’est du coin de l’œil.

À la fin, comme nous avions traversé le loch Errocht et cheminions en terrain uni, où la marche était aisée, il ne put supporter plus longtemps mon silence, et se rapprocha de moi.

– David, dit-il, cette façon de prendre un petit incident n’est guère amicale. J’ai à vous exprimer mes regrets, et voilà tout. Et maintenant, si vous avez quelque chose à dire, allez-y.

– Oh ! répliquai-je, je n’ai rien à dire.

Il parut déconcerté, ce qui m’enchanta bassement.

– Non ? reprit-il, d’une voix un tant soit peu tremblante, même quand j’avoue que j’ai eu tort ?

– Évidemment, vous avez eu tort, dis-je, d’un ton glacé ; et vous reconnaîtrez que je ne vous ai fait aucun reproche.

– Aucun, dit-il ; mais vous savez fort bien, que vous avez fait pis. Faut-il nous séparer ? Vous l’avez déjà proposé une fois. Allez-vous le répéter une seconde ? Il y a suffisamment de montagnes et de bruyère d’ici aux deux mers, David ; et j’avoue que je n’ai pas grand désir de rester où l’on ne tient pas à m’avoir.

Cette phrase me perça comme un glaive, et me sembla mettre à nu ma déloyauté.

– Alan Breck ! m’écriai-je ; puis : – Me croyez-vous capable de vous tourner le dos dans votre urgente nécessité ? Vous n’oseriez pas me le dire en face. Toute ma conduite serait là pour vous démentir. Il est vrai que je me suis endormi dans le marais ; mais c’était de fatigue ; et il est mal à vous de me le reprocher…

– C’est ce que je n’ai pas fait, interrompit Alan.

– Mais à part cela, continuai-je, qu’ai-je fait pour que vous m’égaliez à un chien par une telle supposition ? Je n’ai jamais manqué à un ami, jusqu’à cette heure, et il n’y a pas de raison pour que je commence par vous. Il y a entre nous des choses que je ne puis oublier, même si vous le pouviez.

– Je ne vous dirai qu’un mot, David, dit Alan, avec beaucoup de calme, c’est que je vous ai longtemps dû la vie, et qu’à présent je vous dois de l’argent. Vous devriez tâcher de me rendre ce fardeau léger.

Cette parole était bien faite pour me toucher, et elle le fit d’une certaine manière, mais qui n’était pas la bonne. Je sentis que ma conduite était mauvaise ; et je devins non seulement irrité contre lui, mais irrité contre moi par-dessus le marché. J’en fus d’autant plus cruel.

– Vous voulez que je parle, dis-je. Eh bien donc, je parlerai. Vous reconnaissez vous-même que vous m’avez rendu un mauvais service ; j’ai maintenant un affront à avaler ; je ne vous l’avais jamais reproché, je ne vous en avais jamais rien dit ; c’est vous qui commencez. Et voilà que vous me blâmez de n’être pas disposé à rire et à chanter, comme si je devais être heureux de cet affront. Ne faudra-t-il pas tout à l’heure que je vous en remercie à genoux ! Vous devriez songer un peu plus à autrui, Alan Breck. Si vous songiez davantage à autrui, vous parleriez sans doute moins de vous ; et quand un ami qui vous chérit a laissé, sans un mot, passer une offense, vous devriez bien n’y plus faire allusion, au lieu de la transformer en une arme pour lui briser le cœur. De votre propre aveu, c’est vous qui étiez à blâmer ; ce n’est donc pas à vous de me chercher noise.

– Cela va bien, dit Alan ; plus un mot.

Et, retombés dans notre silence antérieur, nous arrivâmes au bout de notre étape, mangeâmes et nous couchâmes, sans avoir prononcé une parole.

Le lendemain à l’aube, le client de Cluny nous passa de l’autre côté du loch Rannoch, et nous donna son avis sur le chemin qu’il croyait le meilleur pour nous : – gagner aussitôt les hautes régions des montagnes ; faire un crochet par les sources des glens[32] Lyon, Lochay et Dorchart, et descendre vers les Basses-Terres par Kippen et la rive méridionale du Forth[33]. Alan n’aimait guère cet itinéraire qui traversait le pays de ses ennemis jurés, les Campbells Glenorchy. Il objecta qu’en appuyant vers l’est, nous serions tout de suite chez les Athole Stewarts, une race de ses nom et parenté, quoique soumise à un autre chef, et que nous arriverions ainsi par un chemin beaucoup plus direct et facile au but de notre course. Mais le client, qui était aussi le principal éclaireur de Cluny, trouva réponse à tout, dénombrant les corps de troupes cantonnées dans chaque district, et alléguant, pour finir (à ce que je crus comprendre) que nous ne serions nulle part aussi peu inquiétés que dans un pays de Campbells.

Alan céda enfin, quoique à regret.

– C’est l’une des contrées les plus arides de l’Écosse, dit-il. Il n’y a rien par là que je sache, si ce n’est de la bruyère, des corbeaux et des Campbells. Mais je vois que vous êtes un homme de sens ; qu’il en soit fait selon votre désir !

Nous suivîmes donc cet itinéraire ; et durant la plus grande partie des trois nuits, nous voyageâmes parmi des cimes de montagnes et des sources de rivières torrentueuses, ensevelis fréquemment dans le brouillard, battus par un vent et une pluie presque continuels, et pas un seul instant réjouis par un rayon de soleil.

Le jour, nous nous couchions pour dormir dans la bruyère ruisselante ; la nuit, nous escaladions sans trêve des pentes à nous casser le cou, au long d’affreux précipices. Nous nous trompions quelquefois de chemin ; nous étions quelquefois enveloppés dans un brouillard si dense qu’il nous fallait attendre qu’il s’éclaircît. Du feu, on n’y pouvait songer. Notre seule nourriture était le drammach et un morceau de viande froide que nous avions emporté de la Cage ; mais quant à la boisson, Dieu sait que l’eau ne nous manquait pas.

Ce furent des heures abominables, rendues plus odieuses encore par le caractère sinistre du temps et du pays. Je ne cessais d’avoir froid ; je claquais des dents ; j’avais un fort mal de gorge, comme sur mon île ; un point de côté, qui ne me quittait pas, me lancinait ; et quand je m’endormais sur ma couche humide, c’était pour revivre en imagination les pires de mes aventures, – pour voir la tour de Shaws dans la lueur de l’éclair, Ransome emporté à dos d’homme, Shuan agonisant sur le plancher de la dunette, ou Colin Campbell s’efforçant de déboutonner son habit. Après ces cauchemars, je me réveillais au crépuscule, pour m’asseoir dans le même trou d’eau où j’avais dormi, et manger le drammach froid ; la pluie me chassait au visage ou me dégoulinait le long du dos en ruisselets de glace ; le brouillard nous enveloppait sinistrement de ses plis, – ou bien, si le vent soufflait, il s’entr’ouvrait soudain et nous découvrait l’abîme de quelque val ténébreux où des torrents se précipitaient à grand bruit.

La rumeur d’une infinité de cours d’eau s’élevait de toutes parts. Cette pluie incessante avait débondé les sources de la montagne ; chaque ravine se dégorgeait comme une citerne ; chaque torrent était en pleine crue et son lit débordé. Durant nos courses nocturnes, leurs voix solennelles emplissaient les vallées, tantôt de roulements de tonnerre, tantôt de rugissements furieux. Je comprenais alors l’histoire du Kelpie des Eaux, ce démon des rivières, que la légende a enchaîné au torrent, où il gémit et hurle, en l’attente de l’infortuné voyageur. Alan et moi finissions par y croire, ou tout comme ; et quand le fracas du torrent s’élevait au-dessus de son diapason ordinaire, je ne m’étonnais plus (j’étais toutefois encore un peu scandalisé) de voir mon ami faire le signe de croix à la façon des catholiques.

C’est à peine, au cours de ces errances affreuses, si nous eûmes la moindre communication, même en paroles. Il est vrai que je n’aspirais plus qu’au tombeau, et c’est là ma meilleure excuse. Mais en outre j’ai toujours été d’un naturel rancunier, lent à m’offenser, plus lent à oublier l’offense, et j’étais alors exaspéré autant contre moi que contre mon compagnon. Durant presque deux jours, il se montra d’une inlassable complaisance ; muet, mais toujours prêt à me venir en aide, et toujours espérant (je le voyais très bien) que ma lubie se dissiperait. Durant ce même temps, je me renfermai en moi-même, à ruminer ma colère, repoussant avec rudesse ses offres de service, et n’arrêtant pas plus mes yeux sur lui que s’il eût été un buisson ou une pierre.

La deuxième nuit, ou plutôt l’aube du troisième jour, nous trouva sur une hauteur des plus pelées, en sorte qu’il nous fut impossible de suivre notre programme habituel et de nous coucher aussitôt pour manger et dormir. Avant que nous eussions atteint un abri, le ciel, de gris était devenu très clair, car malgré la pluie persistante, les nuages passaient plus haut ; et Alan me regarda en face, avec quelques signes d’inquiétude.

– Vous devriez me laisser porter votre paquet, dit-il, pour la neuvième fois peut-être depuis que nous avions quitté l’éclaireur au bord du loch Rannoch.

– Je le porte très bien, je vous remercie, dis-je, froid comme glace.

Alan rougit fortement :

– Je ne vous l’offrirai plus, dit-il. Je ne suis pas un homme patient, David.

– Je n’ai jamais dit que vous l’étiez, répondis-je, tout juste comme l’eût fait ridiculement un gamin de dix ans.

Alan ne me répliqua rien, mais sa conduite répondit pour lui. Il y a tout lieu de croire que, dorénavant, il s’accordait l’absolution plénière pour l’aventure de chez Cluny ; et, remettant son chapeau de côté, il marcha d’un air crâne, sifflant des airs, et me lançant des sourires obliques et provocateurs.

Nous devions, la troisième nuit, traverser l’extrême ouest du pays de Balquhidder. Il faisait pur et froid, il y avait de la gelée dans l’air, et un vent du nord qui dispersait les nuages et faisait briller les étoiles. Les torrents étaient gros, bien entendu, et emplissaient toujours les ravins de leur tumulte ; mais je notai qu’Alan ne songeait plus au Kelpie, et qu’il était d’excellente humeur. Quant à moi, le beau temps arrivait trop tard ; j’avais couché dans la boue si longtemps que (selon le mot de la Bible) mes habits mêmes « avaient horreur de moi » ; j’étais rompu de fatigue, affreusement mal à l’aise et cousu de douleurs et de frissons ; le froid du vent me transperçait, et son bruit m’emplissait les oreilles. Ce fut dans ce triste état que j’eus à supporter de la part de mon compagnon quelque chose qui ressemblait fort à une persécution. Il parlait beaucoup, et jamais sans allusion piquante. « Whig » était le meilleur qualificatif qu’il trouvât à me donner. « Voici, disait-il, voici un fossé à sauter pour vous, mon petit whig ! Vous êtes un si fier sauteur ! » Et ainsi de suite, tout le temps avec une voix railleuse et perfide.

C’était bien ma faute, à moi et à personne d’autre, je le savais ; mais j’étais trop misérable pour me repentir. Je me sentais incapable de me traîner beaucoup plus loin ; avant peu, il me faudrait me coucher pour mourir sur ces montagnes détrempées, comme un mouton ou un renard, et mes os blanchiraient là comme ceux d’un animal. Ma tête se perdait, sans doute ; mais peu à peu je prenais goût à cette idée, je trouvais enviable de mourir ainsi, seul dans le désert, où les aigles farouches environneraient mes derniers moments. Alan regretterait alors sa conduite, me disais-je ; il se souviendrait, après ma mort, de tout ce qu’il me devait, et ce souvenir lui serait une torture. Je continuai donc de la sorte, comme un petit sot et un mauvais cœur d’écolier malade, à nourrir ma vengeance contre un frère humain, alors que j’aurais dû plutôt me mettre à genoux et demander pardon à Dieu. Et au contraire, à chacune des attaques d’Alan, je m’applaudissais. « Ah ! me disais-je, je vous apprête mieux que cela ; quand je me coucherai pour mourir, vous croirez recevoir un soufflet au visage. Ah ! quelle revanche, alors ! ah ! comme vous regretterez votre ingratitude et votre cruauté ! »

Cependant, mon état empirait toujours. Une fois déjà, j’étais tombé : mes jambes s’étaient dérobées subitement sous moi, et la chose avait frappé Alan sur le coup ; mais je fus si vite relevé, et me remis en marche d’un air si naturel, qu’il eut bientôt oublié l’incident. Des bouffées de chaleur me parcouraient, avec de soudains frissons. Mon point de côté devenait intolérable. Enfin, je sentis que je ne pouvais me traîner plus loin ; et là-dessus, le souhait me vint tout à coup d’en finir avec Alan, de donner libre cours à ma colère, et de terminer ma vie d’une façon plus rapide. Il venait justement de m’appeler « whig ». Je fis halte.

– Monsieur Stewart, dis-je, d’une voix qui vibrait comme une corde de violon, vous êtes plus âgé que moi, et devriez savoir vous tenir. Croyez-vous qu’il soit bien sage ou spirituel de me jeter au nez mes opinions politiques ? Je m’imaginais que, lorsqu’ils différaient sur ce point, c’était le propre des gentlemen de différer avec politesse ; et par ailleurs je puis vous le dire, je suis capable de trouver une ironie meilleure que certaines des vôtres.

Alan s’était arrêté me faisant face, le chapeau de côté, les mains dans les poches de sa culotte, la tête un peu sur l’épaule. Il m’écouta, avec un sourire mauvais que je distinguais au clair d’étoiles ; et quand j’eus fini de parler, il se mit à siffler un air jacobite. C’était l’air composé en dérision de la défaite du général Cope à Preston-pans :

Hohé, Johnnie Cope, marchez-vous toujours ?

Est-ce que vos tambours sont toujours battants ?

Et il me revint à l’esprit que, le jour de cette bataille, Alan faisait partie de l’armée royale.

– Pourquoi choisissez-vous cet air, monsieur Stewart ? dis-je. Est-ce pour me faire souvenir que vous avez été battu des deux côtés.

L’air s’arrêta sur les lèvres d’Alan.

– David ! dit-il.

– Mais il est temps que ces manières cessent, continuai-je ; et je tiens à ce que vous parliez désormais civilement de mon roi et de mes bons amis les Campbells.

– Je suis un Stewart… reprit Alan.

– Oh ! dis-je, je sais que vous portez un nom royal. Mais il faut vous rappeler que, depuis que j’ai été dans les Highlands, j’ai vu pas mal de gens dans le même cas ; et le moins que je puisse dire de ces gens-là, c’est qu’ils ne feraient pas mal de se débarbouiller.

– Savez-vous bien que vous m’insultez ? dit Alan d’une voix très grave.

– Je le regrette, dis-je, car je n’ai pas fini, et si l’exorde de mon sermon vous déplaît, je crains fort que sa péroraison ne vous plaise guère non plus. Vous avez été poursuivi sur le champ de bataille par les hommes de mon parti ; le divertissement n’est pas du meilleur goût, de venir braver un garçon de mon âge. Whigs et Campbells, les uns et les autres vous ont battu ; vous avez fui comme un lièvre devant eux. Il vous convient de ne parler d’eux qu’avec respect.

Alan demeurait parfaitement immobile, et les pans de son surtout claquaient au vent derrière lui.

– C’est un malheur, dit-il. Voilà des choses qu’on ne peut laisser passer.

– Je ne vous demande rien de tel. Je suis prêt tout comme vous.

– Prêt ?

– Prêt, répétai-je. Je ne suis ni vantard ni fanfaron comme certains que je pourrais nommer. Allons !

Et, tirant mon épée, je tombai en garde ainsi qu’Alan lui-même me l’avait enseigné.

– David ! s’écria-t-il. Êtes-vous fou ? Je ne puis tirer l’épée contre vous, David. Ce serait un véritable meurtre.

– Vous l’aviez prévu quand vous m’insultiez, dis-je.

– C’est vrai ! s’écria Alan.

Et il resta une minute, la main à son menton, qu’il tourmentait, comme examinant un problème insoluble.

– C’est la pure vérité, dit-il, en tirant son épée.

Mais je n’avais pas encore engagé ma lame, qu’il rejeta la sienne loin de lui et se laissa tomber à terre.

– Non, non, répétait-il, non, non… je ne peux pas, je ne peux pas.

À cette vue, le restant de ma colère s’échappa de moi ; et je ne fus plus que malade, triste, hagard, et m’étonnant de moi-même. J’aurais donné tout au monde pour reprendre ce que j’avais dit ; mais, une parole une fois lâchée, qui peut la rattraper ? Je me rappelai toute la bonté et le courage passés d’Alan, comment il m’avait aidé, ranimé et soutenu durant nos mauvais jours ; et puis mes insultes me revinrent, et je vis que j’avais perdu pour jamais cet ami si dévoué. En même temps, le malaise qui pesait sur moi me parut redoubler, et ma douleur au côté devint aiguë comme un glaive. Je pensai m’évanouir sur place.

Alors, il me vint une idée. Nulle excuse ne pouvait effacer ce que j’avais dit ; inutile d’y songer, aucune ne couvrirait l’offense ; mais là où une excuse était vaine, un simple cri d’appel au secours était capable de me ramener Alan. J’abdiquai mon amour-propre :

– Alan ! dis-je ; si vous ne me secourez pas, je vais mourir ici même. Il se dressa d’un bond, et me regarda.

– C’est la vérité, repris-je. J’en suis à ce point. Oh ! être sous un toit… j’y mourrais plus content.

Je n’avais pas à jouer la comédie ; que je le voulusse ou non, je parlais d’une voix larmoyante capable d’attendrir un cœur de pierre.

– Pouvez-vous marcher ? demanda Alan.

– Non, dis-je, pas tout seul. Cette dernière heure, mes jambes faiblissaient sous moi ; j’ai au côté un point pareil à un fer rouge ; je respire à peine. Si je meurs, me pardonnerez-vous, Alan ? Au fond du cœur, je vous aimais toujours… même quand j’étais le plus en colère.

– Chut ! chut ! dit Alan. Ne dites pas cela ! David, mon ami, vous savez bien… (Il ravala un sanglot). – Je vais vous passer mon bras autour de la taille, continua-t-il, oui, c’est cela même qu’il faut faire ! Maintenant, appuyez-vous sur moi, fort. Dieu sait où il y a une habitation ! Nous sommes en Balquhidder, pourtant ; il n’y doit pas manquer de maisons, ni voire de maisons amies… Cela va-t-il mieux comme ça, David ?

– Oui, dis-je, je peux marcher ainsi ; et je pressai son bras de ma main.

Il faillit de nouveau sangloter.

– David, dit-il, je suis un très méchant homme ; je n’ai ni raison ni bonté ; j’avais oublié que vous n’étiez qu’un enfant ; je ne voyais pas que vous alliez mourir tout debout. David, vous tâcherez de me pardonner, n’est-ce pas ?

– Oh ! ami, ne parlons plus de cela ! dis-je. Nous n’avons ni l’un ni l’autre à nous faire de reproches, voilà tout. Il nous faut souffrir et supporter, ami Alan… Oh ! mais que mon point me fait mal ! N’y a-t-il pas de maison quelque part ?

– Je vous trouverai une maison. David, dit-il avec force. Nous allons descendre ce ravin ; il doit à coup sûr s’y trouver des maisons. Mon pauvre petit, ne seriez-vous pas mieux sur mon dos ?

– Oh ! Alan ! dis-je ; avec mes douze bons pouces de plus que vous !

– Pas tant que cela, s’écria-t-il, avec un sursaut. Peut-être l’affaire d’un pouce ou deux… Je ne veux pas dire toutefois que je suis réellement ce qu’on appelle un homme grand… Et après tout, ajouta-t-il, en baissant le ton d’une manière risible, quand j’y réfléchis, je crois que vous pourriez avoir raison… Oui, ce peut être un pied, ou pas loin… ou même davantage, peut-être, qui sait !

Il était délicieusement drôle d’entendre Alan ravaler ses mots par crainte d’une nouvelle dispute. J’aurais ri, si mon point ne m’en eût empêché ; mais si j’avais ri, je pense que j’aurais pleuré en même temps.

– Alan ! m’écriai-je, pourquoi êtes-vous si bon avec moi ? Pourquoi vous souciez-vous d’un si ingrat individu ?

– Ma foi, je ne sais, dit Alan. Car je me figurais précisément vous aimer à cause que vous ne vous disputiez jamais… et voilà qu’à présent je vous en aime davantage !