Ennéades (trad. Bouillet)/II/Livre 4/Notes

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade II, livre iv :
De la Matière | Notes



LIVRE QUATRIÈME.

DE LA MATIÈRE.

Ce livre est le douzième dans l’ordre chronologique. Dans la Vie de Plotin (§ 4, p. 6), il est intitulé par Porphyre : Des deux Matières [sensible et intelligible].

Il a été traduit en anglais par Taylor, Select Works of Plotinus, p. 29.

Pour avoir la doctrine complète de Plotin sur la matière, il faut rapprocher de ce livre, non-seulement les livres v, vi, vii de cette même Ennéade et le livre vi de l’Ennéade III , mais encore le livre viii de l’Ennéade I, où est démontrée la nécessité de l’existence de la matière (p. 129).

Les sources auxquelles Plotin a puisé sont le Philèbe et le Timée de Platon, et surtout la Métaphysique d’Aristote, comme nous l’avons indiqué dans les notes, p. 196, 202-222.

La théorie développée par Plotin dans ce livre iv réunit et concilie le Platonisme et le Péripatétisme dans une doctrine plus compréhensive, comme M. Ravaisson l’a fort bien expliqué dans le passage suivant :

« Platon avait représenté la matière première comme quelque chose d’indéfini et d’indéfinissable, tout voisin du néant, mais pourtant agité d’un mouvement propre sans mesure et sans règle, mouvement qui semblait ne pouvoir provenir que des désirs aveugles d’une âme irraisonnable ou mauvaise[1]. C’était à ce premier élément, doué d’une existence et comme d’une vie propres, que les idées donnaient l’ordre qui en faisait le monde. La même conception subsiste sans changement considérable chez les nouveaux Platoniciens jusqu’au temps de Plotin ou de son maître Ammonius Saccas.

Selon quelques-uns, tels que Plutarque et Atticus, Platon a cru que le monde tel que nous le voyons a eu un commencement, et qu’à l’ordre a préexisté le désordre ou le chaos[2] ; selon d’autres, tels qu’Alcinoüs, Platon a cru, ainsi qu’Aristote lui-même, à l’éternité du monde. Mais selon les uns et les autres, les choses n’ont reçu de Dieu soit depuis un temps quelconque, soit de toute éternité, que l’ordre et la beauté, non pas l’être[3]. Dans leur croyance unanime, il y a en dehors et indépendamment de la nature divine, non-seulement, comme Aristote et les Stoïciens l’avaient pensé, quelque chose d’indéterminé, matière première sans forme, qui ne possède pas à elle seule une véritable existence, mais une substance complète, composée de la matière et d’une âme qui l’agite et la meut. Suivant les uns, plus fidèles à la pensée de Platon, l’âme dont la matière est douée est un principe presque entièrement passif, incapable de se suffire véritablement à lui-même, et que Dieu a de toute éternité assujetti à sa loi. Selon les autres, tels que Plutarque, Atticus, Numénius, plus rapprochés de la croyance religieuse de la Perse et d’une partie de l’Orient, l’existence du mal démontre celle d’un principe véritablement actif, qui s’oppose, soit dans le monde, soit dans chaque homme, à l’action bienfaisante du principe divin. Mais c’est leur commune doctrine que, pour expliquer le monde tel qu’il est, il faut reconnaître, outre le principe éternel qui le régit, un autre principe, éternel aussi, et qui possède par lui-même l’existence et le mouvement. C’est le principe matériel, d’où le mal tire son origine...

Plotin ne considère plus la matière, ainsi que le faisaient les Atticus et les Plutarque, comme une substance indépendante pour son existence de la nature divine[4], et livrée, sous l’influence d’une âme naturellement mauvaise, à un mouvement aveugle et irrégulier. Pour lui, la matière première n’est que le dernier sujet qu’on est obligé de supposer permanent sous la variation des phénomènes[5]. C’est ce qui reçoit toute forme et toute détermination, et qui, par conséquent, est en soi-même tout à fait informe et indéterminé[6]. Ce n’est donc pas le corps[7] ; ce n’est pas même la simple quantité[8] (ainsi que Modératus l’avait dit[9]) : c’est l’infini, le non-être, comme Platon la nommait[10] ; ou plutôt, pour la distinguer de la simple absence d’être, qui en est la privation, Plotin en fait avec Aristote, l’être en puissance, ce qui n’est rien par soi-même et qui peut tout devenir. C’est ce dont on ne doit jamais dire qu’il est, mais seulement qu’il sera[11]. Tout ce qui est actuel dans les choses sensibles, tout ce qui est réel, ce sont donc les qualités par lesquelles est déterminée l’indétermination de la matière. Les qualités apparaissent, il est vrai, comme des accidents passagers dans tel ou tel sujet. Mais les qualités accidentelles et passagères ne sont que des images et des ombres, et elles ont pour archétypes des actes qui émanent de puissances substantielles[12]. Ces puissances sont les raisons séminales des Stoïciens[13] ; et les raisons séminales remontent elles-mêmes, en dernière analyse, à des âmes. » (Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 328-331, 383-384.)

En rejetant le dualisme de Platon, en enseignant que la matière est une substance dépendante pour son existence de la nature divine, Plotin s’est rapproché de la doctrine chrétienne sur la création de la matière. Sous ce rapport on peut comparer un passage de ce livre iv de Plotin avec un fragment où Origène combat en ces termes le dualisme de Platon :

« D’où vint à Dieu le secret de mesurer la quantité de cette substance incréée pour qu’elle suffit à l’hypostase du monde tel qu’il est ? Il existait donc précédemment à Dieu une Providence quelconque qui devait nécessairement prévoir la quantité de matière à lui fournir, pour ne pas rendre stérile le talent inné avec lequel il devait orner l’univers de tant de beautés, ce qu’il n’aurait pu exécuter sans elle. Comment cette matière serait-elle devenue apte à recevoir toutes les qualités que Dieu voulait lui faire prendre y s’il ne l’avait faite lui-même en étendue et en qualité telle qu’il la voulait ? Mais admettons la supposition que la matière soit incréée : nous demanderons à ceux qui veulent qu’il en soit ainsi, si la matière, sous la main de Dieu, est devenue telle que nous la voyons sans que la Providence l’ait suggérée, en quoi le concours de cette même Providence l’aurait-elle rendue plus parfaite que lorsque le hasard y a présidé ? Si Dieu, dépourvu de matière, eût voulu la mettre en œuvre, qu’est-ce que sa sagesse et sa divinité auraient pu concevoir de meilleur que ce qui est résulté d’une matière incréée ? Si l’on trouve qu’elle eut été sans la Providence telle qu’elle a été sous elle, pourquoi n’effacerions-nous pas de la création du monde l’ordonnateur et l’architecte ? Car, de même qu’il serait déraisonnable de dire que le monde a pu être disposé d’une manière si habile sans un artisan plein de génie, de même il est contre la droite raison de supposer qu’une matière telle en quantité et en qualité, si docile à se conformer à la parole toute-puissante de Dieu, eût pu exister sans une cause. » (Eusèbe, Préparation évangélique, VII, 20 ; t. I, p. 358 de la trad. de M. Séguier de Saint-Brisson.)

Voici maintenant le passage de Plotin qu’on peut rapprocher de ce morceau d’Origène :

« Le principe qui donne la forme à la matière lui donnera la forme comme une chose étrangère à sa nature ; il y introduira également la grandeur et toutes les propriétés qui sont réelles. Sinon, il sera esclave de la grandeur de la matière, il n’en déterminera pas la grandeur d’après sa volonté, mais d’après la disposition de la matière. Supposer que sa volonté se concerte avec la grandeur de la matière, c’est faire une fiction absurde. Au contraire, si la cause efficiente précède la matière, la matière sera absolument telle que le voudra la caisse efficiente, capable de recevoir docilement toute espèce de forme, par conséquent, la grandeur. » (§ 8, p. 207.)

Proclus parait s’être borné à reproduire dans ses écrits la théorie de Plotin sur la matière, comme on peut en juger par le résumé suivant que nous empruntons à M. Berger :

« Nous n’espérons pas expliquer clairement ce qu’est la matière : la matière en elle-même est ténèbres, indétermination, vrai mensonge ; elle est le contraire de la raison, de la mesure[14]. Essaierons-nous de la définir ? Elle est essentiellement indéfinie, inconnaissable ; car nous ne pouvons définir que ce dont nous concevons l’idée ; or il n’y a point d’idée de la matière[15]. Dieu n’a point d’idée, parce qu’il est supérieur à tout paradigme ; la matière n’en a point, parce qu’elle est trop au-dessous[16]. Tâcherons-nous de la faire connaître par ses produits ? La matière peut bien recevoir d’ailleurs une certaine forme ; elle-même ne saurait rien produire. Elle est impuissante, infertile. Elle n’a pas même d’actes : tout acte est mouvement, et la matière n’est que torpeur[17]. Dépeindrons-nous sa configuration ? La matière n’en a pas : son abaissement en est la cause. C’est au contraire à cause de son excellence que Dieu n’a pas de figure. Aussi Dieu, qui n’est pas figuré, est-il la Beauté même ; tandis que la matière, parce qu’elle n’a pas de forme, est le contraire de la beauté, la véritable laideur[18]. Dirons-nous à quoi elle ressemble ? Elle est le principe de toute dissimilitude. L’ombre d’unité qu’elle possède ne nous apparaît que déjà multipliée[19]. C’est à peine si elle a une sorte d’essence ; elle ne compte pas parmi les êtres ; elle n’est pas non plus un phénomène ; mais elle est la base nécessaire de tout phénomène, le réceptacle de toute génération, le sujet universel (ὑποϰείμενον)[20]. D’un corps bien ordonné, supprimez l’ordre, il vous restera la matière[21].

On le voit : à titre de nécessaire, la matière procède encore du Bien ; elle a donc une certaine essence ; elle peut donc aspirer aux dons du Démiurge, recevoir l’impression des idées intellectuelles, mais sans qu’elle puisse la transmettre, sans même qu’il en résulte pour elle aucune modification. Elle n’est donc pas le mal en soi ; d’abord, parce que le mal en soi n’existe pas[22] ; ensuite, parce que la matière, entrant pour quelque chose dans la composition du monde, ne peut être essentiellement mauvaise, et parce que, ne pouvant agir, ne pouvant même être modifiée par les impressions qu’elle reçoit, on n’imagine pas comment elle pourrait lutter contre le Bien. On peut dire seulement qu’elle devient pour les âmes l’occasion du désordre et de la chute[23]. Elle n’est pas un mouvement désordonné : un tel mouvement serait encore une force, et la matière n’en possède même pas l’apparence. Elle n’est pas non plus la nécessité : elle est seulement quelque chose de nécessaire. Elle est, en un mot, ce qui n’est réellement pas, un mensonge vrai[24]. »

Pour l’appréciation de la doctrine exposée par Plotin, on peut encore consulter :

Brucker, Historia critica philosophiœ, t. II, p. 426-431 ;
Tiedemann, Geist der speculativen Philosophie, t. III, p. 284 ;
Tennemann, Geschichte der philosophie, t. VI, p. 119 ;
M. Vacherot, Histoire critique de l’École d’Alexandrie, t. I, p. 445-458 ; t. III, p. 307-312.


  1. Voy. plus haut, p. 432.
  2. Voy. Plutarque, De Animœ procr. in Tim., 4 ; Atticus, dans Eusèbe, Préparation évangélique, XV, 6.
  3. Voy. Alcinoüs, Introd. in Platonis dogmata, 14.
  4. Voy. Enn. II, liv. iv, § 15, p. 220 : « L’infini de la matière semble né de l’infinité de l’Un.
  5. Ibid., § 6, p. 201-203.
  6. Ibid., § 10, p. 208-211.
  7. Ibid., § 8, p. 205-207.
  8. Ibid., § 11, 12, p. 211-214.
  9. Ibid., p. 214, note 1.
  10. Ibid., p. 213, note 1.
  11. Voy. Enn. II, liv. v, § 4, 5, p. 231-234.
  12. Voy. Enn. II, liv. vi, § 2, p. 240.
  13. Ibid., p. 240, note 2.
  14. Comm. du Tim., p. 54, 274 ; Du Mal, c. 3 ; Comm. du Parm., t. IV, p. 14 ; Comm. sur la Républ., p. 381.
  15. Comm. du Parm., t. IV, p. 14 ; t. V, p. 279.
  16. Comm. de l’Alcib., t. III, p. 32.
  17. Comm. du Tim., p. 23 ; Comm. de l’Alcib., t. II, p. 219, 266, 331 ; Comm. du Parm., t. VI, p. 143.
  18. Comm. de l’Alcib., t. III, p. 212 ; Comm. du Tim., p. 274 ; Comm. du Parm., t. V. p. 92.
  19. Comm. du Tim., p. 54.
  20. Comm. du Parm., t. V, p. 120 ; Comm. du Tim., p. 69, 142.
  21. Comm. du Parm., t. V, p. 72, 142 ; t. VI, p. 22 ; Comm. du Tim., p. 117.
  22. Du Mal, c. 1, 2, 3, 4 ; Comm. du Tim., p. 332.
  23. Comm. sur la Républ., p. 358 ; Comm. de l’Alcib., t. III, p. 87.
  24. Comm. de l’Alcib., t. II, p. 219, 251 ; Théol. selon Platon, liv. v, c. 31.