Ennéades (trad. Bouillet)/II/Livre 4

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade II, livre iv :
De la Matière | Notes



LIVRE QUATRIÈME.

DE LA MATIÈRE[1].

I. La Matière est un sujet[2] et un réceptacle de formes (ὑποκείμενόν τι καὶ ὑποδοχὴ εἰδῶν) : telle est l’assertion commune de tous les auteurs qui ont traité de la Matière, et qui sont arrivés à se faire une idée de cette nature d’être ; mais là s’arrête l’accord. Quant à savoir quelle est cette substance (ὑποκειμένη φύσις)[3] ; quelles essences elle reçoit et comment elle les reçoit, ce sont là des questions sur lesquelles les opinions diffèrent.

Les uns[4], n’admettant pas d’autres êtres que les corps, ne reconnaissant pas d’autre essence que celle que les corps contiennent, prétendent qu’il n’y a qu’une seule espèce de matière, qu’elle sert de sujet aux éléments, qu’elle est l’essence même ; que toutes les autres choses ne sont que des passions (πάθη) de la matière, que la matière modifiée (ὕλη πως ἔχουσα) : tels sont les éléments (στοιχεῖα). Les partisans de cette doctrine n’hésitent pas à introduire cette matière dans l’essence des dieux mêmes, en sorte que leur Dieu suprême n’est que la matière modifiée[5]. En outre, ils font de la matière un corps, et disent qu’elle est un corps sans qualité (ἄποιον σῶμα) ; ils lui attribuent aussi la grandeur (μέγεθος)[6].

D’autres[7] admettent que la matière est incorporelle. Quelques-uns de ces derniers en distinguent de deux espèces : l’une est la substance des corps, cette substance dont parlent les premiers [les Stoïciens] ; l’autre, d’une nature supérieure, est le sujet des formes et des essences incorporelles.

II. Examinons d’abord si cette matière [des essences intelligibles] existe, comment elle existe et ce qu’elle est.

Si l’essence de la matière est quelque chose d’indéterminé (ἀόριστον), d’informe (ἄμορφον), et si dans les êtres intelligibles, qui sont parfaits, il ne doit y avoir rien d’indéterminé ni d’informe, il semble qu’il ne saurait y avoir de matière dans le monde intelligible. Chaque essence, y étant simple, ne saurait avoir besoin de la matière, qui, en s’unissant avec une autre chose, constitue un composé. La matière est nécessaire dans les êtres qui sont engendrés, qui font naître une chose d’une autre : car ce sont de tels êtres qui ont conduit à la conception de la matière[8]. — Mais, dira-t-on, dans les êtres qui ne sont pas engendrés, la matière semble inutile. D’où aurait-elle pu venir et passer dans les essences intelligibles ? Si elle a été engendrée, elle l’a été par un principe ; si elle est éternelle, il y aura plusieurs principes ; alors les êtres qui occupent le premier rang seront contingents. Enfin si [dans ces êtres] la forme vient se joindre à la matière, leur union constituera un corps, en sorte que les intelligibles seront corporels.

III. Nous répondrons d’abord qu’il ne faut pas mépriser partout l’indéterminé ni ce que l’on conçoit comme informe, si cela même est le sujet de choses supérieures et excellentes : ainsi, l’âme est indéterminée par rapport à l’intelligence et à la raison, qui lui donnent une forme et une nature meilleure. Ensuite, si l’on dit que les choses intelligibles sont composées [de matière et de forme], ce n’est pas dans le sens où on le dit des corps : les raisons sont composées et produisent par leur acte un autre composé, la nature, qui aspire à la forme[9]. Si, dans le monde intelligible, le composé tend vers un autre principe, ou en dépend, la différence qu’il y a entre ce composé et les corps est encore mieux marquée. En outre, la matière des choses engendrées change sans cesse de forme ; la matière des intelligibles est toujours identique. Enfin, la matière est ici-bas soumise à d’autres conditions [que dans le monde intelligible]. Ici-bas, en effet, la matière n’est toutes choses que par parties, n’est chaque chose que successivement : aussi rien n’est permanent au milieu de ces changements perpétuels, rien n’est jamais identique. Là haut, au contraire, la matière est toutes choses simultanément, et, possédant toutes choses, elle ne saurait se transformer ; donc, la matière n’est jamais informe là-haut : car elle n’est pas informe même ici-bas. Seulement l’une [la matière intelligible] est placée dans d’autres conditions que l’autre [la matière sensible]. Mais la première est-elle engendrée ou éternelle ? C’est une question que nous ne pourrons décider qu’après avoir déterminé ce qu’est cette matière.

IV. Admettons maintenant l’existence des idées (εἴδη) dont nous avons ailleurs[10] démontré la réalité, et tirons-en les conséquences qui en découlent. Les idées ont nécessairement quelque chose de commun, puisqu’elles sont multiples ; et quelque chose de propre, puisqu’elles différent les unes des autres. Or, le propre de chaque idée, la différence qui la sépare des autres, c’est sa forme particulière (μορφή). Mais la forme suppose un sujet qui la reçoive et qui soit déterminé par la différence. Il y a donc toujours une matière qui reçoit la forme, il y a toujours un sujet[11].

D’ailleurs, notre monde est l’image du monde intelligible ; or, il est composé de matière et de forme ; donc il doit y avoir aussi là-haut de la matière[12]. Autrement, comment appellera-t-on le monde intelligible du nom de κόσμος [c’est-à-dire, de tout plein d’ordre et de beauté][13], si l’on n’y voit la matière recevoir la forme[14] ? Comment y verra t-on la forme, si l’on n’y considère pas ce qui la reçoit ? Ce monde est indivisible absolument, divisible relativement. Or si ses parties sont distinctes les unes des autres, leur division, leur distinction est une modification passive de la matière : car c’est elle qui est divisée. Si la multitude des idées constitue un être indivisible, cette multitude, qui réside dans un être un, a cet être un pour sujet, pour matière, et en est les formes. Ce sujet un et varié se conçoit comme varié et revêtu de formes multiples ; il se conçoit donc comme informe avant de se concevoir comme varié. Ôtez-lui par la pensée la variété, les formes, les raisons, les caractères intelligibles, ce qui est antérieur est indéterminé et informe ; il ne reste plus dans ce sujet aucune des choses qui se trouvent en lui et avec lui.

V. Si, de ce que les intelligibles sont immuables et qu’en eux la matière est toujours unie à la forme, on en concluait qu’ils ne contiennent pas de matière, on serait conduit à prétendre qu’il n’y a pas de matière dans les corps : car toujours la matière des corps a une forme, toujours chaque corps est complet [contient une forme et une matière]. Chaque corps n’en est pas moins composé, et l’intelligence reconnaît qu’il est double : car elle divise jusqu’à ce qu’elle arrive au simple, à ce qui ne peut plus se décomposer ; elle ne s’arrête que lorsqu’elle trouve le fond des choses. Or, le fond de chaque chose (βάθος), c’est la matière. Toute matière est ténébreuse, parce que la raison [la forme] est la

lumière, et que l’intelligence est la raison[15]. Quand l’intelligence considère la raison dans un objet, elle regarde comme ténébreux ce qui est au-dessous de la raison (τὸ ϰάτω), ce qui est au-dessous de la lumière. De même l’œil, étant lumineux[16] et portant son regard sur la lumière et sur les couleurs qui sont des espèces de lumière, considère comme ténébreux et matériel ce qui est au-dessous, ce que cachent les couleurs.

Il y a d’ailleurs une grande différence entre le fond ténébreux des choses intelligibles et celui des choses sensibles : il y a autant de différence entre la matière des premières et celle des secondes qu’il y en a entre la forme des unes et celle des autres. La matière divine, en recevant la forme qui la détermine, possède une vie intellectuelle et déterminée. Au contraire, lors même que la matière des corps devient une chose déterminée, elle n’est ni vivante, ni pensante ; elle est morte malgré sa beauté empruntée[17]. La forme des objets sensibles n’étant qu’une image, leur matière n’est également qu’une image (εἴδωλον). La forme des intelligibles possédant une véritable réalité, leur substance a le même caractère. On a donc raison d’appeler essence la matière, quand on parle de la matière intelligible : car la substance des intelligibles est véritablement une essence, surtout si on la conçoit avec la forme qui est en elle ; alors l’essence est l’ensemble lumineux [de la matière et de la forme]. Demander si la matière intelligible est éternelle, c’est demander si les idées le sont : en effet, les intelligibles sont engendrés en ce sens qu’ils ont un principe ; ils sont non-engendrés en ce sens qu’ils n’ont pas commencé d’exister, que, de toute éternité, ils tiennent leur existence de leur principe ; ils ne ressemblent pas aux choses qui deviennent toujours, comme notre monde ; mais ils existent toujours, comme le monde intelligible.

La Différence qui est dans le monde intelligible (ἡ ἑτερότης ἡ ἐκεῖ) y produit toujours la matière : car, dans ce monde, c’est la Différence qui est le principe de la matière, ainsi que le Mouvement premier (ἡ ϰίνησις ἡ πρώτη) ; aussi ce dernier est-il également appelé Différence parce que la Différence et le Mouvement premier sont nés ensemble[18]. Le Mouvement et la Différence, qui procèdent du Premier [du Bien], sont indéterminés et ont besoin de lui pour être déterminés. Or ils se déterminent quand ils se tournent vers lui. Auparavant, la matière est indéterminée ainsi que la Différence ; elle n’est pas bonne parce qu’elle n’est pas encore éclairée par la lumière du Premier. Puisque le Premier est la source de toute lumière, l’objet qui reçoit de lui sa lumière ne la possède pas toujours ; cet objet diffère de la lumière et il la possède comme une chose étrangère puisqu’il la tient d’autrui.

Voilà quelle est la nature de la matière contenue dans les essences intelligibles. Nous l’avons expliquée plus longuement peut-être qu’il n’était nécessaire.

VI. Parlons maintenant du sujet des corps. La transformation des éléments les uns dans les autres démontre qu’ils doivent avoir un sujet. Leur transformation n’est pas une destruction complète ; sinon il y aurait une essence[19] qui irait se perdre dans le non-être. D’un autre côté, ce qui est engendré ne passe pas du non-être absolu à l’être : tout changement n’est que le passage d’une forme à une autre[20]. Il suppose un sujet permanent qui reçoive la forme de la chose engendrée et perde la forme antérieure. C’est ce que démontre la destruction : en effet, elle n’atteint que le composé ; donc chaque objet dissous est composé d’une forme et d’une matière. L’induction prouve encore que l’objet détruit est composé. La dissolution le montre également : un vase en se dissolvant donne de l’or ; l’or, de l’eau ; et l’eau, quelque autre chose analogue à sa nature. Enfin, les éléments sont nécessairement ou la forme, ou la matière première, ou le composé de la forme et de la matière : ils ne peuvent être la forme parce qu’ils ne sauraient, sans la matière, avoir ni masse ni étendue ; ils ne peuvent être non plus la matière première puisqu’ils sont soumis à la destruction. Ils sont donc composés de forme et de matière : la forme constitue l’essence et la qualité ; la matière, le sujet qui est indéterminé, parce qu’il n’est pas une forme.

VII. Empédocle fait consister la matière dans les éléments (στοιχεῖα)[21] : la corruption à laquelle ils sont exposés réfute cette opinion.

Anaxagore suppose que la matière[22] est un mélange (μίγμα), et, au lieu de dire que celle-ci est la capacité de devenir toutes choses, il affirme qu’elle contient toutes choses en acte[23] ; il anéantit ainsi l’Intelligence qu’il avait introduite dans le monde : car, selon lui, l’Intelligence ne donne pas au reste la forme et la figure : elle est contemporaine de la matière, au lieu de lui être antérieure[24]. Or, il est impossible que l’' Intelligence soit contemporaine de la matière : car si le mélange participe à l’être, l’être est antérieur ; si l’être lui-même est le mélange, il leur faudra un troisième principe. Donc si le Démiurge est nécessairement antérieur, quel besoin y avait-il que les formes fussent en petit dans la matière, qu’ensuite l’Intelligence en démêlât l’inextricable confusion, quand il est possible de donner des qualités à la matière (puisqu’elle n’en possède aucune] et de la soumettre tout entière à la forme ? Enfin, comment tout peut-il être dans tout[25] ?

Quant à celui qui admet que la matière est l’infini (τὸ ἄπειρον)[26], qu’il explique en quoi consiste cet infini. Par infini entend-il l’immensité ? Rien de tel ne saurait exister dans la réalité : l’infini n’existe ni par soi, ni dans une autre nature, par exemple, comme accident d’un corps. L’infini n’existe pas par soi, parce que chacune de ses parties serait nécessairement infinie. L’infini n’existe pas non plus comme accident, parce que ce dont il serait l’accident ne serait par lui-même ni infini ni simple, et, par conséquent, ne serait pas la matière.

Les atomes [de Démocrite][27] ne sauraient non plus remplir le rôle de matière parce qu’ils ne sont rien[28] : car tout corps est divisible à l’infini. On pourrait alléguer encore [contre le système des atomes] la continuité des corps et leur humidité. D’ailleurs il est impossible qu’il existe quelque chose sans l’intelligence et l’âme, qui ne sauraient être composées d’atomes ; il est impossible qu’une autre nature que les atomes produise quelque chose avec les atomes, parce que nul Démiurge ne saurait produire quelque chose avec une matière sans continuité. On pourrait faire et on a fait mille autres objections contre ce système. Mais il est superflu de prolonger cette discussion.

VIII. Quelle est donc cette matière une, continue, sans qualité ? Évidemment elle ne saurait être un corps, puisqu’elle n’a pas de qualité ; si elle était un corps, elle aurait une qualité. Nous disons qu’elle est la matière de tous les objets sensibles, et non la matière des uns, la forme des autres, comme l’argile est la matière relativement au potier sans être la matière absolument[29]. Puisque nous ne considérons pas la matière de tel ou tel objet, mais la matière de toutes choses, nous n’attribuerons à sa nature rien de ce qui tombe sous les sens, aucune qualité, ni couleur, ni chaleur, ni froid, ni légèreté, ni pesanteur, ni densité, ni rareté, ni figure, ni grandeur par conséquent : car autre chose est la grandeur, autre chose être grand ; autre chose est la figure, autre chose être figuré. La matière n’est donc pas une chose composée, mais simple, une par sa nature[30]. À cette condition seule elle sera privée de toutes propriétés.

Le principe qui donne la forme à la matière lui donnera la forme comme une chose étrangère à sa nature ; il y introduira également la grandeur et toutes les propriétés qui sont réelles. Sinon, il sera esclave de la grandeur de la matière, il n’en déterminera pas la grandeur d’après sa volonté, mais d’après la disposition de la matière. Supposer que sa volonté se concerte avec la grandeur de la matière, c’est faire une fiction absurde. Au contraire, si la cause efficiente précède la matière, la matière sera absolument telle que le voudra la cause efficiente, capable de recevoir docilement toute espèce de forme, par conséquent, la grandeur. Si la matière avait la grandeur, elle aurait aussi la figure ; elle serait ainsi plus difficile à façonner. La forme entre donc dans la matière en lui apportant tout [ce qui constitue l’essence corporelle] ; or toute forme contient une grandeur et une quantité qui sont déterminées par la raison [l’essence] et avec elle. C’est pourquoi dans toutes les espèces d’êtres, la quantité n’est déterminée qu’avec la forme : car la quantité [la grandeur] de l’homme n’est pas la quantité de l’oiseau. Il serait absurde de prétendre que donner à la matière la quantité d’un oiseau et lui en imprimer la qualité sont deux choses différentes, que la qualité (τὸ ποιόν) est une raison, et que la quantité (τὸ ποσόν) n’est pas une forme : car la quantité est mesure et nombre.

IX. Mais, nous dira-t-on, comment concevoir une chose sans grandeur ? C’est que toute chose n’est pas identique à la quantité. L’être est distinct de la quantité : car il existe beaucoup d’autres choses qu’elle. Il faut admettre que toute nature incorporelle n’a point de quantité. La matière est

donc incorporelle[31]. D’ailleurs la quantité n’est pas un quantum (ποσόν) ; un quantum est une chose qui participe à la quantité : nouvelle preuve que la quantité est une forme. De même qu’un objet devient blanc par la présence de la blancheur, et que ce qui produit dans l’animal la blancheur et les diverses couleurs n’est pas une couleur variée, mais une raison variée : de même ce qui produit un quantum n’est pas un quantum, mais le quantum même, ou la quantité même ou la raison. En entrant dans la matière, la quantité l’étend-elle pour lui donner la grandeur ? Nullement : la matière n’avait pas été resserrée. La forme donne à la matière la grandeur qu’elle n’avait pas, comme elle lui imprime la qualité dont elle manquait[32].

X. Comment donc [me direz-vous] concevoir la matière sans quantité ? — Comment [répondrai-je] la concevez-vous sans qualité ? — Mais par quelle conception, par quelle intuition peut-on l’atteindre ? — Par l’indétermination même de l’âme. Puisque ce qui connaît doit être semblable à ce qui est connu[33], l’indéterminé doit être saisi par l’indéterminé. La raison peut être déterminée par rapport à l’indéterminé ; mais le regard qu’elle jette sur lui est indéterminé. Si chaque chose est connue par la raison et par l’intelligence, la raison ici nous dit de la matière ce qu’elle doit nous en dire ; en voulant concevoir la matière d’une manière intellectuelle, l’intelligence arrive à un état qui est l’absence d’intelligence (ἄνοια), ou plutôt elle se forme de la matière une image bâtarde, illégitime, provenant de l’autre, qui n’est pas vrai, et composée avec l’autre raison[34]. Voilà pourquoi Platon a dit que la matière est perçue par un raisonnement bâtard (λογισμῷ νόθῳ)[35]. En quoi consiste l’indétermination de l’âme ? Est-ce dans une ignorance absolue, une absence complète de toute connaissance ? Non : l’indéterminé de l’âme implique quelque chose de positif [outre quelque chose de négatif]. Comme l’obscurité est pour l’œil la matière de toute couleur invisible, l’âme, en faisant abstraction dans les objets sensibles de toutes les choses qui en sont en quelque sorte la lumière, ne peut déterminer ce qui reste alors, et, de même que l’œil dans les ténèbres [devient semblable aux ténèbres], l’âme devient semblable à ce qu’elle voit. Voit-elle donc alors quelque chose ? Oui, sans doute : elle voit quelque chose qui n’a ni figure, ni couleur, ni lumière, ni grandeur même[36]. Si cette chose avait une grandeur, l’âme lui prêterait une forme.

Quand l’âme ne pense rien, n’est-elle pas dans un état identique à ce qu’elle éprouve quand elle pense à la matière ? Non : quand l’âme ne pense rien, elle n’affirme rien, elle n’éprouve rien. Quand elle pense à la matière, elle éprouve quelque chose, elle reçoit l’impression de l’informe (τύπος τοῦ ἀμόρφου). Quand elle se représente les objets qui ont une forme et une grandeur, elle les conçoit comme composés ; car elle les voit distingués[37] et déterminés par les qualités qu’ils contiennent. Elle conçoit donc le tout et les deux éléments qui le forment. Elle a ainsi une perception claire, une sensation vive des propriétés inhérentes [à la matière]. Au contraire elle n’a qu’une perception obscure du sujet informe, parce que là il n’y a pas de forme[38]. Donc, quand l’âme considère la matière dans le tout, dans le composé, avec les qualités inhérentes à ce composé, elle les sépare, les analyse, et ce que la raison laisse [après cette analyse], l’âme le perçoit vaguement, obscurément, parce que c’est une chose vague, obscure ; elle le pense sans le penser réellement. D’un autre côté, comme la matière ne reste pas informe, qu’elle a toujours une forme dans les objets, l’âme lui impose toujours la forme des choses, parce qu’elle supporte avec peine l’indéterminé, parce qu’elle semble craindre de sortir de l’ordre des êtres et de s’arrêter longtemps au non-être.

XI. Pour composer les corps, nous dira-t-on, faut-il autre chose que l’étendue et toutes les qualités[39] ? — Oui : il faut un sujet qui les reçoive. Ce sujet n’est pas une masse : car si c’était une masse, ce serait une étendue. — Si ce sujet n’a pas d’étendue [objectera-t-on encore], comment est-il un réceptacle ? Sans étendue, à quoi sert-il, s’il ne contribue ni à la forme et aux qualités, ni à la grandeur et à l’étendue ? Il semble que l’étendue, quelque part qu’elle soit, est donnée aux corps par la matière. De même que les actions, les effets, les temps, les mouvements, quoiqu’ils n’impliquent aucune matière, sont cependant des êtres, il semble que les corps élémentaires n’impliquent pas nécessairement une matière [sans étendue], mais qu’ils sont des êtres individuels, dont la substance diverse est constituée par le mélange de plusieurs formes. Cette matière sans étendue paraît donc n’être qu’un mot vide de sens.

[Voici la réponse que nous ferons à cette objection] :

D’abord tout réceptacle n’est pas de toute nécessité une masse, à moins qu’il n’ait déjà reçu l’étendue. L’âme, qui possède toutes choses, les contient toutes à la fois. Si elle était étendue, elle posséderait toutes choses dans l’étendue. Aussi la matière reçoit-elle dans l’étendue tout ce qu’elle contient, parce qu’elle est susceptible d’étendue. De même, dans les animaux et les végétaux, à l’accroissement et à la diminution de la grandeur correspondent un accroissement et une diminution de la qualité. On aurait tort de prétendre que la grandeur est nécessaire à la matière parce que, dans les objets sensibles, il existe préalablement une grandeur sur laquelle s’exerce l’action du principe qui les forme : car la matière de ces objets n’est pas la matière pure, mais telle ou telle matière[40]. La matière pure et simple doit recevoir d’un autre principe son étendue. Donc le réceptacle de la forme ne saurait être une masse ; en recevant l’étendue, il reçoit encore les autres qualités. La matière est l’image de l’étendue, parce qu’étant matière première elle possède l’aptitude à devenir étendue. On se représente la matière comme une étendue vide ; aussi quelques philosophes ont-ils avancé que la matière est la même chose que le vide. Je le répète donc : la matière est l’image de l’étendue, parce que l’âme, ne pouvant rien déterminer quand elle considère la matière, se répand dans l’indétermination, sans pouvoir rien circonscrire, ni rien marquer ; sinon, elle déterminerait quelque chose. Ce sujet ne saurait être appelé exclusivement grand ou petit ; il est à la fois grand et petit[41]. Il est à la fois étendu et inétendu parce qu’il est la matière de l’étendue. S’il est agrandi et rapetissé, il parcourt en quelque sorte l’étendue. Son indétermination est une étendue qui consiste à être le réceptacle même de l’étendue, mais à n’être véritablement que l’étendue imaginaire, comme nous l’avons expliqué plus haut. Les autres êtres, qui n’ont pas d’étendue, mais qui sont des formes, sont chacun déterminés, et, par conséquent, n’impliquent aucune idée d’étendue. La matière au contraire, étant indéterminée, incapable de rester en elle-même, étant portée à recevoir partout toutes les formes, étant toujours docile, devient multiple par sa docilité et par la génération [à laquelle elle se prête]. C’est de cette manière qu’elle paraît avoir pour nature l’étendue.

XII. Les étendues concourent donc à la constitution des corps : car les formes des corps sont dans des étendues. Ces formes se produisent non dans l’étendue[42] [qui est une forme], mais dans le sujet qui a reçu l’étendue. Si elles se produisaient dans l’étendue au lieu de se produire dans la matière, elles n’auraient ni étendue ni substance : car elles ne seraient que des raisons. Or, comme les raisons résident dans l’âme, il n’y aurait pas de corps. Donc, dans le monde sensible, la multiplicité des formes doit avoir un sujet un, qui ait reçu l’étendue, et qui, par conséquent, soit autre que l’étendue. Toutes les choses qui se mélangent forment un mixte, parce qu’elles contiennent de la matière ; elles n’ont pas besoin d’un autre sujet, parce que chacune d’elles apporte avec elle sa matière. Mais il faut [pour les formes] un réceptacle, un vase, ou un lieu[43]. Or le lieu est postérieur à la matière et aux corps. Les corps présupposent donc la matière. Si les actions et les opérations sont immatérielles, il n’en résulte pas que les corps le soient aussi. Les corps sont composés ; les actions ne le sont pas. Quand une action se produit, la matière sert de sujet à l’agent ; elle reste en lui sans entrer par elle-même en action : car ce n’est pas là ce que cherche l’agent. Une action ne se change pas en une autre action, par conséquent n’a pas besoin de contenir de la matière ; c’est l’agent qui passe d’une action à une autre, et qui, par conséquent, sert de matière aux actions[44].

La matière est donc nécessaire à la qualité aussi bien qu’à la quantité, par conséquent, aux corps. Elle n’est pas un mot vide de sens, mais un sujet, quoiqu’elle ne soit ni visible ni étendue ; sinon, nous serions obligés, par la même raison, de nier aussi les qualités et l’étendue : car on pourrait dire que chacune de ces choses, prise en elle-même, n’est rien de réel. Si ces choses possèdent l’existence, quoique leur existence soit obscure, la matière doit à plus forte raison posséder l’existence, quoique son existence ne soit pas claire ni saisissable par les sens. En effet, la matière ne peut pas être perçue par la vue, puisqu’elle est incolore ; ni par l’ouïe, puisqu’elle ne rend pas de son ; ni par l’odorat ou par le goût, puisqu’elle n’est ni volatile ni humide. Est-elle perçue au moins par le tact ? non, parce qu’elle n’est pas un corps. Le tact ne touche que le corps, reconnaît qu’il est dense ou rare, dur ou mou, humide ou sec ; or nul de ces attributs n’est propre à la matière. Celle-ci ne peut donc être conçue que par un raisonnement qui n’implique pas la présence de l’intelligence, qui en suppose au contraire l’absence complète, et qui mérite ainsi le nom de raisonnement bâtard[45]. La corporéité[46] même n’est pas propre à la matière. Si la corporéité est une raison [une forme], elle diffère certainement de la matière ; ce sont deux choses distinctes. Si la corporéité est considérée quand elle a déjà modifié la matière et qu’elle s’y est mêlée, elle est un corps ; elle n’est plus la matière pure et simple.

XIII. Si l’on veut que le sujet des choses soit une qualité commune à tous les éléments, il faut expliquer d’abord quelle est cette qualité, puis comment une qualité sert de sujet, comment une qualité inétendue, immatérielle[47] est perçue dans une chose inétendue ; enfin comment, si cette qualité est déterminée, elle est la matière : car si elle est quelque chose d’indéterminé, elle n’est plus une qualité, elle est la matière même que nous cherchons.

Mais, pourra-t-on dire, si la matière n’a aucune qualité, parce qu’en vertu de sa nature elle ne participe à aucune qualité des autres choses, qui empêche que cette propriété de ne participer à aucune qualité ne soit elle-même dans la matière une qualification, un caractère particulier et distinctif, qui consiste dans la privation de toutes les autres choses[48] ? Dans l’homme, la privation de quelque chose est une qualité : la privation de la vue, par exemple, est la cécité. S’il y a dans la matière la privation de certaines choses, cette privation est aussi pour elle une qualification. S’il y a dans la matière une privation absolue de toutes choses, notre assertion est encore mieux fondée : car la privation est une qualification. — Élever une pareille objection, c’est faire de tout des qualités et des choses qualifiées. Dans ce cas, la quantité est une qualité aussi bien que l’essence. Chaque chose qualifiée doit posséder une qualité. Il est ridicule de prétendre qu’une chose qualifiée est qualifiée par ce qui n’a pas de qualité soi-même, par ce qui est autre que la qualité.

Dira-t-on que cela est possible parce que être autre est une qualité ? Nous demanderons alors si la chose qui est autre est l’altérité même (αὐτοετερότης)[49]. Si elle est l’altérité même, ce n’est pas comme chose qualifiée, parce que la qualité n’est pas une chose qualifiée. Si cette chose est autre seulement, elle ne l’est point par elle-même, elle ne l’est que par l’altérité, comme une chose est identique par l’identité. La privation n’est donc pas une qualité, ni une chose qualifiée, mais l’absence de qualité ou d’autre chose, comme le silence est l’absence du son. La privation est une chose négative ; la qualification est une chose positive. La propriété de la matière n’est pas une forme : car sa propriété consiste précisément à n’avoir point de qualification ni de forme. Il est absurde de prétendre qu’elle est qualifiée parce qu’elle n’a point de qualité ; c’est comme si l’on avançait qu’elle est étendue par cela même qu’elle n’a pas d’étendue. La propriété (ἰδιότης) de la matière n’est donc pas autre chose que d’être ce qu’elle est. Sa propriété n’est pas un attribut : elle consiste dans une disposition à devenir les autres choses (ἐν σχέσει τῇ πρὸς τὰ ἄλλα), parce qu’elle est autre qu’elles. Non seulement ces autres choses sont autres que la matière, mais encore chacune d’elles a une forme individuelle. Le seul nom qui convienne à la matière, c’est autre, ἄλλο, ou plutôt autres, ἄλλα, parce que le singulier est encore trop déterminatif, et que le pluriel exprime mieux l’indétermination.

XIV. Examinons si la matière est la privation, ou si la privation est un attribut de la matière. Si l’on prétend que la privation et la matière sont une seule chose substantiellement, et deux choses logiquement, on doit expliquer la nature de ces deux choses, définir la matière, par exemple, sans définir la privation, et réciproquement. Ou aucune de ces deux choses n’implique l’autre, ou elles s’impliquent réciproquement, ou l’une des deux seulement implique l’autre. Si l’on peut les définir chacune séparément, et que nulle des deux n’implique l’autre, toutes deux formeront deux choses, et la matière sera autre que la privation, quoique la privation soit un accident de la matière. Mais il faut que nulle des deux ne se trouve même en puissance dans la définition de l’autre. Sont-elles dans le même rapport que le nez camus et le camus[50] ? Alors chacune de ces choses est double et il y a deux choses. Sont-elles dans le même rapport que le feu et la chaleur ? La chaleur se trouve dans le feu, mais le feu ne se trouve pas nécessairement compris dans la chaleur ; ainsi, la matière ayant [pour qualité] la privation, comme le feu a [pour qualité] la chaleur, la privation est une forme de la matière, et a un sujet différent d’elle-même, lequel est la matière[51]. Il n’y a donc pas unité en ce sens.

La matière et la privation sont-elles une seule chose substantiellement, et deux choses logiquement, en ce sens que la privation ne désigne pas la présence d’une chose, mais plutôt son absence, qu’elle est la négation des êtres, comme si l’on disait le non-être ? La négation n’ajoute aucun attribut ; elle se borne à affirmer qu’une chose n’est pas. La privation est donc en quelque sorte le non-être[52].

Si la matière est appelée non-être en ce sens qu’elle n’est pas l’être, mais quelque autre chose que l’être, y a-t-il là encore lieu de faire deux définitions, dont l’une s’applique à la substance, et l’autre s’applique à la privation, pour expliquer qu’elle est une disposition à devenir les autres choses ? Il vaut mieux admettre que la matière doit se définir, ainsi que la substance, une disposition à devenir les autres choses. Si la définition de la privation montre l’indétermination de la matière, elle en peut indiquer la nature. Mais nous ne saurions admettre que la matière et la privation soient une seule chose substantiellement et deux choses logiquement : si dès qu’une chose est indéterminée, indéfinie, sans qualité, elle est identique à la matière, comment peut-il y avoir encore là deux choses logiquement ?

XV. Examinons encore si l’indéterminé, l’infini, est un accident, un attribut de quelque autre nature, comment il est accident, et si la privation peut être un accident. Les choses qui sont des nombres et des raisons sont exemptes de toute indétermination (car ce sont des déterminations, des ordres, des principes d’ordre pour le reste ; or ces principes n’ordonnent pas des objets déjà ordonnés ni des ordres ; la chose qui reçoit l’ordre est autre que celle qui le donne, et les principes dont l’ordre dérive sont la détermination, la limitation, la raison). S’il en est ainsi, ce qui reçoit l’ordre et la détermination est nécessairement l’infini (τὸ ἄπειρον)[53]. Or ce qui reçoit l’ordre, c’est la matière avec toutes les choses qui, sans être la matière, y participent et en jouent le rôle. Donc la matière est l’infini même[54]. Elle n’est pas l’infini par accident ; l’infini n’est pas pour elle un accident. En effet, tout accident doit être une raison ; or l’infini n’est pas une raison ; ensuite de quel être l’infini peut-il être un accident ? Est-ce de la détermination et du déterminé ? La matière n’est ni la détermination, ni le déterminé. Enfin l’infini ne saurait s’unir au déterminé sans en détruire la nature. L’infini n’est donc pas un accident de la matière [il en est l’essence]. La matière est l’infini lui-même. Dans le monde intelligible même, elle est l’infini.

L’infini semble né de l’infinité de l’Un (τοῦ ἑνὸς ἀπειρία), soit de sa puissance, soit de son éternité : il n’y a pas infinité dans l’Un, mais l’Un est le créateur de l’infinité[55]. Comment peut-il y avoir infinité à la fois là-haut et ici-bas [dans l’Un et dans la matière] ? C’est qu’il y a deux infinis[56] : il y a entre eux la même différence qu’entre l’archétype et l’image[57]. L’infini d’ici-bas est-il moins infini ? Au contraire, il l’est plus. Par cela même que l’image est éloignée de l’être véritable, elle est plus infinie. L’infinité est plus grande dans ce qui est moins déterminé[58]. Or ce qui est plus éloigné du bien est plus dans le mal. Donc là-haut l’infini, possédant plus l’être, est l’infini idéal (εἴδωλον ὡς ἄπειρον) ; ici-bas, l’infini possédant moins l’être, parce qu’il est éloigné de l’être et de la vérité, qu’il dégénère en image [de l’être véritable], est l’infini réel (ἀληθέστερον ἄπειρον).

Y a-t-il identité entre l’infini et l’essence de l’infini ? Quand l’infini est raison et matière, l’infini et l’essence de l’infini sont deux choses différentes. Quand l’infini n’est que la matière, l’infini et l’essence de l’infini sont identiques. Disons mieux : ici-bas, l’infini n’a pas d’essence ; sinon, il serait une raison, ce qui est contraire à la nature de l’infini. Donc la matière est en elle-même l’infini par opposition à la raison. De même que la raison, considérée en elle-même, est appelée raison, de même la matière, qui est opposée à la raison par son infinité et qui n’est nulle autre chose [que matière], doit être appelée infini.

XVI. Y a-t-il identité entre la matière et l’altérité (ἑτερότης)[59] ? La matière n’est pas identique à l’altérité même, mais à une partie de l’altérité, à celle qui est opposée aux êtres véritables et aux raisons. C’est en ce sens qu’on peut dire du non-être qu’il est quelque chose, qu’il est identique à la privation, pourvu que la privation soit l’opposition aux choses qui existent dans la raison. La privation sera-t-elle détruite par son union avec la chose dont elle est un attribut ? Nullement. Le réceptacle de l’habitude (ὑποδοχὴ ἕξεως)[60] n’est pas lui-même une habitude, mais une privation. Le réceptacle de la détermination n’est pas la détermination ni le déterminé, mais l’infini, en tant qu’il est infini. Comment la détermination peut-elle, s’unir à l’infini sans en détruire la nature, puisque cet infini n’est pas tel par accident ? Elle détruirait cet infini s’il était infini en quantité ; mais cela n’a pas lieu. Elle lui conserve au contraire son essence, elle réalise et complète sa nature ; comme la terre qui ne contenait pas de semences [conserve sa nature] quand elle en reçoit, ou la femelle quand elle est fécondée par le mâle ; alors la femelle ne cesse pas d’être femelle ; elle l’est au contraire à un plus haut degré, elle réalise son essence.

La matière continue-t-elle à être le mal quand elle vient à participer du bien ? Oui, parce qu’antérieurement elle était privée du bien, qu’elle ne le possédait point[61]. Ce qui manque d’une chose et qui l’obtient, tient le milieu entre le bien et le mal, pourvu qu’il se trouve à une égale distance des deux. Mais ce qui ne possède rien, ce qui est dans l’indigence, ou plutôt ce qui est l’indigence même (πενία)[62], est nécessairement le mal : car ce n’est pas l’indigence des richesses, ni de la force, mais l’indigence de la sagesse, de la vertu, de la beauté, de la vigueur, de la figure, de la forme, de la qualité. Comment, en effet, cette chose ne serait-elle pas difforme, absolument laide, absolument mauvaise ?

Dans le monde intelligible, la matière est l’être : car ce qui est au-dessus d’elle [l’Un] est regardé comme supérieur à l’être. Dans le monde sensible au contraire, ce qui est au-dessus de la matière est l’être ; donc la matière est le non-être, et par là même elle est étrangère à la beauté de l’être.

  1. Pour les Remarques générales, Voy. la Note sur ce livre à la fin du volume.
  2. « Le sujet, c’est ce dont tout le reste est attribut, ce qui n’est attribut de rien. » (Aristote, Métaphysique, VII, 3.)
  3. « Le mot substance désigne le dernier sujet, celui qui n’est plus l’attribut d’aucun autre. » (Aristote, Métaphysique, V, 8.)
  4. Ce sont les Stoïciens : ils ramenaient à quatre les catégories d’Aristote, la substance, τὸ ὑποκειμένον, la qualité, τὸ ποιόν, le mode, τὸ πῶς ἔχον, la relation, τὸ πρὸς τί πως ἔχον. Voy. Diogène Laërce, VII, 61 ; M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. XI, p. 137-142.
  5. Voy. Cicéron, De natura Deorum, I, 15.
  6. Ce passage de Plotin est cité par Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, p. 50.
  7. Les Pythagoriciens, les Platoniciens, les Péripatéticiens.
  8. « Les substances sensibles ont toutes une matière : le sujet est une substance, soit qu’on le considère comme la matière (et par matière j’entends ce qui est en puissance tel être déterminé, mais non pas en acte), soit qu’on le considère comme la forme et la figure de l’être (c’est-à-dire cette essence qui est séparable de l’être, mais séparable seulement par la conception). En troisième lieu vient l’ensemble de la matière et de la forme, qui seul est soumis à la production et à la destruction et qui seul est complètement séparable. Car parmi les substances que nous ne faisons que concevoir, les unes sont séparables, les autres ne le sont pas. Il est donc évident que la matière est une substance : car dans tous les changements du contraire au contraire, il y a un sujet sur lequel s’opère le changement. » (Aristote, Métaphysique, VIII, 1 ; t. II, p. 66 de la trad. de MM. Pierron et Zévort.)
  9. Plotin dit plus loin, § 12 : « Les raisons résident dans l’âme. » Les raisons sont dans l’âme ce que les idées sont dans l’intelligence, des essences et des puissances tout à la fois : « Il n’est point d’essence sans puissance, ni de puissance sans essence. Là-haut [dans les idées] la puissance est substance et essence, ou quelque chose de supérieur à l’essence. Il en émane d’autres puissances qui sont moins énergiques et moins vives [les raisons], comme d’une lumière brillante il en émane une autre qui a moins d’éclat ὡς φῶς ἐϰ φωτὸς, ἀμυδρὸν ἐϰ φανοτέρου ; mais des essences sont inhérentes à ces puissances, parce qu’il ne saurait y avoir de puissance sans essence. » [Enn. VI, liv. iv, § 9.) Considérées comme puissances, « les raisons (que Plotin, dans ce cas, appelle souvent raisons séminales, p. 101, note 1) produisent la nature qui aspire à la forme, » c’est-à-dire le principe actif qui aspire à réaliser l’essence dans la matière (principe qui, dans le § 16, est nommé habitude). Considérées comme essences, « les raisons sont composées, » de la même manière que les idées. Voy. la page suivante, note 2. Voy. aussi p. 240, note 2.
  10. Voy. Enn. VI, liv. vii.
  11. Toute idée est une essence ; toute essence est décomposée par la définition en genre et en différence : le genre est la matière de l’idée ; la différence est sa forme. Voy. M. Ravaisson, t. 1, p. 156-159.
  12. Plotin emploie partout comme équivalents les termes κόσμος νοητός, monde intelligible, et ἐϰεῖ, là haut.
  13. Plotin joue sur le double sens du mot κόσμος qui signifie monde et ordre, beauté.
  14. Μὴ ὔλην εἰς εἶδος ἐδών : pour que ces mots aient un sens, il faut sous-entendre ἰοῦσαν, comme nous l’avons fait, ou retrancher ὔλην et traduire : si l’on n’y voit la forme ?
  15. Voy. p. 123 de ce volume, note 3.
  16. φωτοειδής : allusion à la théorie platonicienne de la vue. Voy. p. 112 de ce volume et la note 2.
  17. Voy. p. 139, fin.
  18. Plotin reconnaît six catégories dans le monde intelligible : l’Identité, la Différence (l’Altérité), l’Essence, la Vie, le Mouvement, le Repos. Voy. Enn. V, liv. i, ii ; Enn. VI, liv. ii.
  19. Le mot οὐσία est employé ici dans son sens le plus général, pour signifier l’existence quelle qu’elle soit. Le plus souvent il signifie l’existence absolue et éternelle. Enfin, dans le livre vi de cette Ennéade, Plotin dit que l’essence d’une chose est l’ensemble de ses qualités constitutives.
  20. Toute cette démonstration est reproduite d’Aristote : « La substance sensible est susceptible de changement. Or si le changement a lieu entre les opposés ou les intermédiaires, non pas entre tous les opposés (car le son est opposé au blanc), mais du contraire au contraire, il y a nécessairement un sujet qui subit le changement du contraire au contraire : car ce ne sont pas les contraires eux-mêmes qui changent. De plus ce sujet persiste après le changement, tandis que le contraire ne persiste pas. Il y a donc, outre les contraires, un troisième terme, la matière. Il y a quatre sortes de changement : changement d’essence, de qualité, de quantité, de lieu. Le changement d’essence, c’est la production et la destruction proprement dites ; le changement de quantité, l’augmentation et la diminution ; le changement de qualité, l’altération ; le changement de lieu, le mouvement. Le changement doit donc se faire entre les contraires de même espèce, et il faut que la matière, pour changer de l’un à l’autre, les ait tous deux en puissance. Il y a deux sortes d’être, l’être en puissance et l’être en acte ; tout changement se fait de l’un à l’autre : ainsi du blanc en puissance au blanc en acte. De même pour l’augmentation et la diminution. Il suit de là que ce n’est pas toujours accidentellement qu’une chose provient du non-être. Tout provient de l’être, mais, sans doute, de l’être en puissance, c’est-à-dire du non-être en acte ; c’est là l’unité d’Anaxagore (car ce terme exprime mieux sa pensée que les mots : « Tout était ensemble ») ; c’est là le mélange (μίγμα) d’Empédocle et d’Anaximandre ; c’est là ce que dit Démocrite : « Tout était à la fois en puissance, mais non pas en acte. » Ces philosophes ont donc quelque idée de ce que c’est que !a matière. » (Métaphysique, XII, 2 ; t. II, p. 206 de la trad. de MM. Pierron et Zévort.) Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. I, p. 388.
  21. Empédocle reconnaît quatre éléments, l’eau, l’air, la terre et le feu. Ces éléments subsistent toujours et ne deviennent pas seulement, tantôt plus, tantôt moins nombreux, ils se mêlent et se démêlent, s’agrégent et se séparent. » (Métaphysique, I, 3 ; t. I, p. 16 de la trad.)
  22. Nous lisons avec M. Dübner : τὸ μίγμα ὕλην ποιῶν, au lieu de : τὸ μίγμα ὕδωρ ποιῶν.
  23. « Anaxagore de Clazomène prétend que le nombre des principes est infini. Presque toutes les choses formées de parties semblables ne sont sujettes (ainsi l’eau, le feu) à d’autre destruction que l’agrégation ou la séparation : en d’autres termes, elles ne naissent ni ne périssent, elles subsistent éternellement... Quand Anaxagore dit que tout est dans tout, il dit que le doux, l’amer, que tous les autres contraires comme ceux-là s’y rencontrent également, puisque tout est dans tout, non pas seulement en puissance, mais en acte et distinctement. » (Aristote, Métaphysique, XI, 6 ; t. II, p. 174 de la trad.)
  24. Voy. Enn. V, liv. i, § 9. Énée de Gaza (Théophraste, p. 67) fait allusion à ce passage : Πλωτῖνος τὸν δημιουργὸν σαφῶς προλέγει, ϰαὶ τὸν Ἀναξαγόραν ϰωμῳδεῖ ὅτι μὲ προλέγει, ἀλλ’ ἄμα τὸν δημιουργὸν ϰαὶ τὴν ὕλην εἰσήγαγεν. Ἀδύνατον δὲ ἅμα· δεῖ γὰρ εῖναι πρεσϐύτερον τὸν ποιητήν. Les objections que Plotin élève ici contre la doctrine d’Anaxagore avaient déjà été faites par Platon et par Aristote. Platon fait dire à Socrate dans le Phédon (p. 98) : « Je vois un homme qui n’emploie l’Intelligence à aucun usage, et qui donne pour causes à l’arrangement de l’univers, non pas des causes véritables, mais des airs, des éthers, des eaux, et toutes sortes de choses aussi étranges. » Aristote dit à son tour dans la Métaphysique (I, 4) : « Anaxagore se sert de l’Intelligence comme d’une machine pour la formation du monde ; et quand il est embarrassé d’expliquer pour quelle cause ceci ou cela est nécessaire, alors il produit l’Intelligence sur la scène ; mais partout ailleurs c’est à toute autre cause plutôt qu’à l’Intelligence qu’il attribue la production des phénomènes. »
  25. Voy. page précédente, note 3.
  26. C’est la doctrine d’Anaximandre. Voy. Diogène Laërce, II, 2.
  27. Voici quelle était, selon Aristote, la doctrine de Démocrite : « Pour Démocrite, les grandeurs indivisibles sont les substances... Leucippe et son ami Démocrite admettent pour éléments le plein et le vide, ou, pour parler comme eux, l’être et le non-être. Le plein, le solide, c’est l’être ; le vide, le rare, c’est le non-être. C’est pourquoi le non-étre, suivant eux, existe tout aussi bien que l’être ; car le vide existe autant que le corps... Les différences ne viennent, c’est leur langage, que de la configuration, de l’arrangement, de la tournure. » (Métaphysique, I, 4, et VII, 13).
  28. Les objections que Plotin élève ici contre la doctrine des atomes semblent empruntées à des auteurs antérieurs : car Cicéron fait dire par Cotta à l’Épicurien Velleius : « Abuteris ad omnia atomorum regno et licentia. Quœ primum nullœ sunt. Nihil est enim quod vacet corpore ; corporibus autem omnis absidetur locus : ita nullum inane, nihil esse individuum potest. Hæc ego nunc physicorum oracula fundo. Vera an falsa, nescio : sed veri tamen similiora quam vestra. Ista enim flagitia Democriti, sive etiam Leucippi, esse corpuscula quœdam lœvia, alia aspera, rotunda alla, partim autem angulata, curvata quædam et quasi adunca ; ex his effectum esse cœlum et terram, nulla cogente natura, sed concursu quodam fortuito. » (De natura Deorum, I, 24).
  29. Plotin fait allusion à la distinction établie par Aristote entre la matière propre d’un objet déterminé et la matière première : « Quant à la substance matérielle, il ne faut pas perdre de vue que, si tous les objets viennent d’un ou de plusieurs éléments premiers, et si la matière est le principe de tous les êtres matériels, chacun cependant a une matière propre. Ainsi la matière immédiate de la bile est l’amer ou quelque autre chose de ce genre. » (Métaphysique, VIII, 4 ; t. II, p. 76 de la trad.)
  30. Dans cette théorie de la matière, Plotin s’est inspiré à la fois de Platon et d’Aristote. Platon dit dans le Timée (p. 49-52, p. 133 de la trad. de M. H. Martin) : « Il y a trois choses : l’une servant de modèle, intelligible et toujours la même ; la seconde, imitation du modèle, produite et visible... La troisième est le réceptacle et la nourrice de toute génération... Elle reçoit toujours tous les objets sans jamais prendre aucune des formes de ce qui entre en elle ; car elle est le fond commun (ἐϰμαγεῖον) de toutes les natures différentes, elle n’a point d’autres formes ni d’autres mouvements que ceux des objets qui entrent en elle, et c’est à cause d’eux qu’elle paraît être tantôt d’une manière, tantôt d’une autre... L’image devant offrir toutes les apparences les plus diverses, cette chose même dans laquelle elle est formée d’après le modèle serait mal préparée pour cela, si elle n’était dépourvue de toutes les formes qu’elle doit recevoir d’ailleurs... C’est pourquoi nous ne donnerons à la mère et au réceptacle de toutes les choses produites qui peuvent être vues ou senties d’une manière quelconque, ni le nom de terre, ni celui d’air, ni celui de feu, ni celui d’eau, ni les noms des corps qui sont nés de ceux-là, ou par lesquels ceux-là sont produits eux-mêmes ; mais nous pourrons dire avec vérité que c’est une espèce de nature invisible et sans forme qui reçoit tout (ἀόρατον εἶδός τι ϰαὶ ἄμορφον, πανδεχές), et qui tient en quelque manière à l’être intelligible, mais d’une façon bien douteuse et bien insaisissable. » Pour ce que Plotin a pu emprunter à Aristote, Voy. plus loin, § 11, p. 211, note.
  31. Ce passage semble dirigé contre les Stoïciens qui regardaient la matière comme corporelle.
  32. Voy. Enn. II, liv. vii, § 3.
  33. Plotin a déjà cité ce principe, p. 116 de ce volume. On le trouve mentionné par Aristote, qui s’exprime ainsi dans la Métaphysique (III, 4 ; t. I, p. 91 de la trad.) : « C’est le semblable qui connaît le semblable : « Par la terre, dit Empédocle, nous voyons la terre ; l’eau, par l’eau ; par l’air, l’air divin ; par le feu, le feu dévorant ; l’Amitié par l’Amitié, et la Discorde par la Discorde fatale. » Aristote cite encore ces vers d’Empédocle dans le traité De l’Âme (I, 2, 5, II, 5 ; p. 112, 149, 151, 198, de la trad. de M. Barthélemy-Saint-Hilaire).
  34. Il y a dans le texte : φάντασμα νόθον ϰαὶ οὐ γνήσιον, ἐϰ θατέρου οὐϰ ἀληθοῦς ϰαὶ μετὰ τοῦ ἑτέρου λόγου συγϰείμενον. Ficin traduit : « Imaginatio circa materiam non legitima est, sed spuria, partim ex altera non vera, partim cum altera ratione composita. » C’est peu intelligible. Voici quelle est la pensée de Plotin : la matière est l’être qui n’est pas véritable, l’autre, θάτερον (§ 16), par opposition à l’être véritable qui est le même. Donc l’image que l’intelligence se forme de la matière provient de l’autre qui n’est pas véritable. De plus, l’être véritable étant connu avec la raison, μετὰ λόγου (Timée, p. 51), l’être qui n’est pas véritable doit être conçu avec l’autre raison.
  35. L’expression de raisonnement bâtard est tirée du Timée (p. 52) : « Il y a [outre l’espèce toujours la même et l’espèce sensible] une troisième espèce, celle du lieu éternel, ne pouvant jamais périr, donnant place à toutes les choses qui reçoivent la naissance, et perceptible elle même, indépendamment des sens, par une sorte de raisonnement bâtard : elle est à peine connue d’une manière certaine ; nous ne faisons que l’entrevoir comme dans un songe, alors nous disons qu’il faut bien que tout être soit nécessairement dans un lieu et occupe quelque place, et que ce qui n’est ni sur la terre, ni dans le ciel, n’est rien. » (Trad. de M. H. Martin, p. 341.)
  36. Voy. Enn. I, liv. viii, § 9, et plus loin, p. 215.
  37. Au lieu de ϰεχωρισμένα, séparés, il vaut mieux lire ϰεχρωσμένα, colorés, distingués, comme Ficin paraît l’avoir fait.
  38. « Indéterminée, indéfinie, la matière n’est que la puissance d’où sortent les contraires. Elle n’est donc pas l’être ; il n’y a d’être que dans ce qui a pris forme et qui existe en acte. La forme occupe seule le champ de la réalité, et seule y tombe sous l’intuition. La matière ne se laisse pas connaître en elle-même (ἡ ὕη ἄγνωστος καθ’ ἑαυτήν) ; elle ne se laisse pas voir, mais deviner, comme l’inconnue qu’exige la loi de proportion et par laquelle l’induction complète ses analogies ; à l’induction même elle ne se révèle que dans le mouvement où elle cesse d’être elle-même pour arriver à l’être. » (M. Ravaisson, t. I, p. 389.)
  39. Plotin parait développer dans ce paragraphe et dans les suivants les idées d’Aristote sur la nature de la matière : « Nous avons donné une définition figurée de la substance en disant que c’est ce qui n’est point l’attribut d’un sujet, ce dont tout le reste est attribut. Mais il nous faut mieux que cette définition ; elle est insuffisante et obscure, et de plus, d’après cette définition, la matière devrait être considérée comme substance ; car si elle n’est pas une substance, nous ne voyons pas quelle autre chose aura ce titre : si l’on supprime les attributs, il ne reste rien que la matière. Toutes les autres choses sont, ou bien des modifications, des actions, des puissances des corps, ou bien, comme la longueur, la largeur, la profondeur, des quantités, mais non des substances. Car la quantité n’est pas une substance : ce qui est substance, c’est plutôt le sujet premier dans lequel existe la quantité. Supprimez la longueur, la largeur, la profondeur, il ne reste rien absolument, sinon ce qui était déterminé par ces propriétés. Sous ce point de vue, la matière est nécessairement la seule substance ; et j’appelle matière ce qui n’a, de soi, ni forme, ni quantité, ni aucun des caractères qui déterminent l’être : car il y a quelque chose dont chacun de ces caractères est un attribut, quelque chose qui diffère, dans son existence, de l’être selon toutes les catégories. Tout le reste se rapporte à la substance ; la substance se rapporte à la matière. La matière première est ce qui, en soi, n’a ni forme, ni quantité, ni aucun autre attribut. » (Métaphysique, VII, 3 ; t. II, p. 8 de la trad.) Dans le liv. vi de l’Ennéade III (De l’Impassibilité des choses incorporelles, § 7-19), Plotin revient sur les idées qu’il expose ici, et s’applique spécialement à démontrer que la matière est immuable parce qu’elle n’a ni quantité ni qualité.
  40. C’est la matière propre d’Aristote. Voy. plus haut, p. 206, note 1.
  41. L’expression dont Plotin se sert ici pour désigner la matière, μέγα ϰαὶ σμιϰρόν, rappelle un passage célèbre de la Métaphysique d’Aristote (I, 6) : « Les Idées étant les causes des autres êtres, Platon regarda leurs éléments comme les éléments de tous les êtres : sous le point de vue de la matière, les principes sont le grand et le petit ; sous le point de vue de l’essence, c’est l’unité. Car c’est en tant qu’elles ont le grand et le petit pour substance, et que d’un autre côté elles participent de l’unité, que les idées sont les nombres. Sur ce point que l’unité est l’essence par excellence, et que rien d’autre chose ne peut prétendre à ce titre, Platon est d’accord avec les Pythagoriciens ; que les nombres soient les causes de l’essence des autres êtres, c’est ce qu’il reconnaît encore avec eux. Mais remplacer par une dyade l’infini considéré comme un, constituer l’infini de grand et de petit, voilà ce qui lui est particulier. » Voici le passage de Platon sur lequel cette assertion parait fondée : « Nous parlions tout à l’heure de ce qui est plus chaud et plus froid ; n’est-ce pas ? — Oui. — Ajoutes-y donc ce qui est plus sec et plus humide, plus et moins nombreux, plus vite et plus lent, plus grand et plus petit, et tout ce que nous avons compris ci-dessus dans une seule espèce, savoir, celle qui reçoit le plus ou le moins. — Tu parles de celle de l’infini... Je mets pour la première espèce d’êtres l’infini (ἄπειρον), pour la seconde le fini (πέρας), puis pour la troisième l’essence produite du mélange des deux premières, et pour la quatrième la cause de ce mélange et de cette production. » (Philèbe, p. 25, 27 ; t. II, p. 330, 336 de la trad. de M. Cousin). Plotin développe la même idée, dans l’Ennéade III, liv. vi, § 7, 8.
  42. Ce passage semble dirigé contre le Pythagoricien Modératus de Gadès : « Modératus de Gadès voulut, sans confondre l’élément matériel avec le principe divin, l’y rattacher et l’en faire provenir. Selon lui, lorsque Dieu avait voulu que d’autres êtres prissent naissance, il avait séparé de lui la quantité en s’en retirant, en la privant de toutes les formes dont il est la source. Cette quantité était l’élément sans forme, sans divisions et sans figure, mais capable de figure, de division et de forme, dont Platon avait parlé si souvent. Or c’était là le modèle dont la matière des corps était une imitation et comme une ombre. Et cette matière même, en effet, les Pythagoriciens et les Platoniciens l’avaient appelée souvent la quantité. C’était la quantité, l’étendue, non plus dans son idée incorporelle, mais divisée, dispersée, plus éloignée encore de l’être et du bien, et qui semble devenir ainsi le mal lui-même. » (M. Ravaisson, t. II, p. 332).
  43. Plotin répond ici à l’objection qui commence le § 11.
  44. Voy. Aristote, Métaphysique, VII, 7.
  45. Voy. plus haut, § 10, p. 209, note 2, et p. 210, note 3.
  46. Voy. plus loin, liv. vii, § 3, p. 248.
  47. Nous lisons μὴ ἔχον ὕλην avec Ficin, Creuzer, etc.
  48. La discussion à laquelle Plotin se livre ici, pour déterminer l’essence de la privation, semble avoir pour but d’expliquer le sens de cette phrase d’Aristote : « Il y a trois principes : deux constituent la contrariété, d’un côté la notion substantielle et la forme, de l’autre la privation ; le troisième principe est la matière. » (Métaphysique, XII, 2.) Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. I, p. 388. Plotin a déjà parlé de la privation dans l’Ennéade I, liv. viii, § 11, 12.
  49. Nous traduisons αὐτοετερότης par l’altérité même pour rendre en français le jeu de mots qui disparaîtrait si l’on rendait ce terme par la différence même. La différence et l’identité sont des catégories du monde intelligible. Voy. Enn. VI, liv. ii, § 6.
  50. Cette comparaison est tirée d’Aristote, Métaphysique, VI, 1, et VII, 5.
  51. Plotin cite souvent dans ses comparaisons le rapport du feu avec la chaleur pour marquer la différence qu’il y a entre la cause et l’effet (Voy. p. 53 de ce volume). Cette idée semble d’origine orientale : « Le feu, quoique chaud, ne se brûle pas lui-même, » disaient les philosophes indiens. (Essais sur la Philosophie des Hindoux, par Colebrooke, t. II, p. 289, trad. de M. Pauthier.)
  52. « Il n’est pas vrai, d’une manière absolue, que la matière ne soit rien. Ce qu’elle n’est pas, elle le peut être ; elle est en puissance, sinon en acte. Mais quand une forme s’est réalisée, la forme contraire n’est plus et ne peut plus être. C’est donc la privation qui est le non-être en soi : la matière n’est le non-être, comme aussi elle n’est l’être, que d’une manière relative. » (M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. I, p. 390.)
  53. Dans le Philèbe, Platon appelle la matière l’infini. Voy. plus haut, p. 213, note 1.
  54. Plotin donne ici de la matière la même définition qu’il a donnée du mal, dans le livre viii de l’Ennéade I, p. 120-127, 133-137.
  55. Proclus fait allusion à ce passage de Plotin dans la Théologie selon Platon (III, 19) : « ὅσῳ γάρ έστι τῷ ἑνὶ τὸ ὄν συγγενέστερον, τοσούτῳ μᾶλλον ἀποϰρύπτει τὸ πλῆθος, ϰαὶ ϰατ’αὐτὴν μόνον άφορίζηται τὴν ἕνωσιν. Ταῦτά μοι δοϰοῦσι ϰαὶ οἱ περὶ Πλωτῖνον πολλάϰις ἐνδειϰνύμενοι, τὸ ὄν ἑνὶ τε εἴδους ϰαὶ ὕλης νοητῆς ποιεῖν τὸ πλῆθος τῷ ἑνὶ ϰαὶ ὑπάρξει, τὴν δὴ δύναμιν ἀνάλογον ὑποτάττοντες τῇ ὕλη. »
  56. La distinction des deux espèces d’infinis que reconnaît ici Plotin est fort bien exprimée dans la philosophie moderne par les deux termes d’infini et d’indéfini, dont l’emploi, inconnu aux Grecs, fait disparaître toute équivoque : l’Un est une puissance infinie parce que, de toute éternité, il produit tout ; la matière est une puissance indéfinie, parce qu’elle est toujours apte à devenir toutes choses.
  57. Dans le livre viii de l’Ennéade I (p. 129), Plotin a déjà démontré que la matière, qu’il identifie avec le mal, est, dans la série des émanations, le dernier degré de la puissance divine.
  58. « L’infini n’est point permanent, il devient. » (Aristote, Physique, III, 7.)
  59. Voy. plus haut, § 13.
  60. « Tandis qu’Aristote avait compris sous le nom de nature le principe d’unité des êtres inorganiques avec celui des plantes, les Stoïciens nomment seulement le premier habitude, ἔξις, ce qui possède et contient (terme aussi emprunté, d’ailleurs, à la philosophie péripatéticienne), et c’est à la force qui anime les plantes qu’ils réservent proprement le nom de nature, φύσις, qui implique et qui exprime l’idée de la génération et de la naissance. » (M. Ravaisson, t. II, p. 172.)
  61. Voy. Enn. I, liv. viii.
  62. C’est une allusion au mythe platonicien de Poros et de Penia. Voy. plus haut, p. 137.