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Ennéades (trad. Bouillet)/V/Livre 3

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade V, livre iii :
Des Hypostases qui connaissent et du Principe supérieur | Notes



LIVRE TROISIÈME.
DES HYPOSTASES QUI CONNAISSENT ET DU PRINCIPE SUPÉRIEUR[1].

I. Pour se penser ou se connaître soi-même, faut-il être composé de diverses parties et contempler l’une par l’autre ? Doit-on admettre que ce qui est absolument simple ne peut se tourner vers soi-même pour se connaître ? Ne doit-on pas admettre au contraire que même ce qui n’est point composé peut se connaître soi-même ? — Si l’on dit qu’une chose peut se connaître elle-même parce qu’elle est composée, et que par une de ses parties elle saisit les autres (comme par la sensation, par exemple, nous percevons la forme de notre corps et sa nature), il n’est pas évident qu’il y ait alors connaissance de soi-même. Dans ce cas, le tout ne sera point connu, à moins que la partie qui connaît les autres auxquelles elle est unie ne se connaisse aussi elle-même ; sinon, il y aura là connaissance d’une chose par une autre chose, au lieu de la connaissance d’une chose par elle-même.

Il faut donc admettre qu’un principe simple se connaît lui-même, et chercher comment cela est possible[2] ; sinon, il faut renoncer à la véritable connaissance de soi-même. Mais on ne saurait y renoncer sans tomber dans une foule d’absurdités : car, s’il est absurde de refuser à l’âme la connaissance de soi-même, c’est le comble de l’absurdité de la refuser à l’intelligence. Comment aurait-elle la connaissance des autres êtres, si elle ne possédait la connaissance et la science d’elle-même ? En effet, les choses extérieures sont perçues par la sensation, et, si l’on veut, par la raison discursive et l’opinion, mais non par l’intelligence. L’intelligence a-t-elle ou non la connaissance de ces choses, c’est un point à examiner. Pour les choses intelligibles, l’intelligence en a évidemment la connaissance. Se borne-t-elle à les connaître, ou bien se connaît-elle aussi elle-même, elle qui connaît les choses intelligibles ? Dans ce cas, connaît-elle qu’elle connaît seulement les choses intelligibles, sans pouvoir connaître ce qu’elle est ? Tout en connaissant qu’elle connaît ce qui lui appartient, ne peut-elle connaître ce qu’est elle-même qui connaît ? Ou bien peut-elle tout à la fois et connaître ce qui lui appartient, et se connaître elle-même ? Alors, comment s’opère cette connaissance et jusqu’où va-t-elle ? C’est ce qu’il faut examiner.

II. Commençons par considérer l’âme. Possède-t-elle la connaissance d’elle-même ? Par quelle faculté et comment l’acquiert-elle ?

Il est dans la nature de la puissance sensitive (τὸ αἰσθητιϰὸν (to aisthêtikon)) de ne s’occuper que des objets extérieurs : car, dans le cas même où elle sent ce qui se passe dans le corps, elle perçoit encore des choses qui lui sont extérieures, puisqu’elle perçoit les passions éprouvées par le corps auquel elle préside[3].

L’âme possède en outre la raison discursive (τὸ λογιζόμενον (to logizomenon)) : celle-ci juge les représentations sensibles, les combine et les divise ; elle considère aussi sous forme d’images les conceptions qui lui viennent de l’intelligence, et opère sur ces images comme sur les images fournies par la sensation ; enfin, elle est encore la puissance de comprendre, puisqu’elle discerne les nouvelles images des anciennes, et qu’elle les accorde entre elles en les rapprochant, d’où dérivent nos réminiscences[4].

Voilà jusqu’où va la puissance intellectuelle de l’âme. Est-elle capable en outre de se tourner vers elle-même et de se connaître, ou faut-il s’élever jusqu’à l’intelligence pour trouver cette connaissance ? Si nous accordons cette connaissance à la partie intellectuelle de l’âme, nous en ferons une intelligence, et nous aurons alors à chercher en quoi elle diffère de l’intelligence supérieure. Si nous refusons cette connaissance à cette partie de l’âme, nous nous élèverons par la raison à l’intelligence, et nous examinerons en quoi consiste la connaissance de soi-même. Enfin, si nous attribuons cette connaissance à la fois à l’intelligence inférieure et à l’intelligence supérieure, nous aurons à établir les différences qu’offre la connaissance de soi-même selon qu’elle appartient à l’une ou à l’autre : car, s’il n’y avait pas de différence entre ces deux espèces d’intelligence, la raison discursive serait identique à l’intelligence pure. La raison discursive se tourne-t-elle donc vers elle-même ? ou bien se borne-t-elle à avoir la compréhension des formes qu’elle reçoit des sens et de l’intelligence, et dans ce second cas, comment en a-t-elle la compréhension ? C’est ce dernier point que nous allons commencer par examiner.

III. Le sens a vu un homme et en a fourni l’image à la raison discursive. Que dit celle-ci ? Il peut se faire qu’elle ne prononce rien et qu’elle se borne à en prendre connaissance. Il peut arriver aussi qu’elle se demande quel est cet homme, et que, l’ayant déjà rencontré, elle prononce, avec le secours de la mémoire, que c’est Socrate. Si elle développe l’image de Socrate, alors elle divise ce que lui fournit l’imagination. Si elle ajoute que Socrate est bon, elle parle encore des choses connues par les sens, mais ce qu’elle en affirme, savoir la bonté, elle le tire d’elle-même, parce qu’elle a en elle-même la règle du bien. Mais comment a-t-elle en elle-même le bien ? C’est qu’elle est conforme au bien, et qu’elle en reçoit la notion de l’intelligence qui l’illumine : car cette partie de l’âme [la raison discursive] est pure et reçoit des impressions de l’intelligence[5].

Mais pourquoi nommer âme plutôt qu’intelligence toute cette partie qui est supérieure à la sensation ? C’est que la puissance de l’âme consiste à raisonner et que toutes ces opérations appartiennent à la raison discursive. Mais pourquoi ne lui attribuons-nous pas la connaissance de soi-même, ce qui mettrait fin à nos recherches ? C’est que nous faisons consister la fonction de la raison discursive à considérer les choses extérieures et à en parcourir la diversité, tandis que nous attribuons à l’intelligence le privilége de se contempler elle-même et de contempler ce qu’elle a en elle-même. — Qui empêche, dira-t-on, que la raison discursive ne puisse, par une autre faculté de l’âme, considérer ce qui lui appartient ? — C’est qu’alors, au lieu de la raison discursive et du raisonnement, on aurait l’intelligence pure. — Qui empêche donc que l’intelligence pure ne soit dans l’âme ? — Rien, assurément. — Dirons-nous donc que l’intelligence pure est une partie l’âme ? — Non : nous dirons cependant qu’elle est nôtre. Elle est autre que la raison discursive ; elle est élevée au-dessus d’elle, et, d’un autre côté, elle est nôtre, quoique nous ne la comptions pas au nombre des parties de l’âme. Elle est nôtre d’une certaine manière, et elle n’est pas nôtre d’une autre manière : c’est que tantôt nous nous en servons, tantôt nous ne nous en servons pas, tandis que nous nous servons toujours de la raison discursive ; par conséquent, l’intelligence est nôtre quand nous nous en servons, et elle n’est pas nôtre quand nous ne nous en servons pas. Mais qu’est-ce que se servir de l’intelligence ? Est-ce devenir intelligence et parler en cette qualité, ou parler conformément à l’intelligence ? Nous ne sommes pas l’intelligence : nous parlons conformément à l’intelligence par la première partie de la raison discursive, partie qui reçoit des impressions de l’intelligence. Nous sentons par la sensation et c’est nous qui sentons. Est-ce aussi nous qui concevons et qui sommes conçus à la fois ? ou bien est-ce nous qui raisonnons et qui concevons les notions intellectuelles qui éclairent la raison discursive ? C’est en effet la raison discursive qui nous constitue essentiellement. Les actes de l’intelligence nous sont supérieurs ; ceux de la sensibilité, inférieurs : pour nous, nous sommes la partie principale de l’âme, la partie qui forme une puissance moyenne entre ces deux extrêmes, tantôt s’abaissant vers la sensibilité, tantôt s’élevant vers l’intelligence[6]. On reconnaît que la sensibilité est nôtre parce que nous sentons à chaque instant. Il ne paraît pas aussi évident que l’intelligence soit nôtre, parce que nous ne nous en servons pas toujours, et qu’elle est séparée en ce sens qu’elle n’incline pas vers nous, que c’est nous plutôt qui élevons nos regards vers elle. La sensation est notre messager, et l’intelligence notre roi[7].

IV. Nous sommes nous-mêmes rois quand nous pensons conformément à l’intelligence. Or cela peut avoir lieu de deux manières : ou bien nous avons reçu de l’intelligence des impressions et des règles qui sont pour ainsi dire gravées en nous, nous sommes remplis en quelque sorte par l’intelligence ; ou bien nous pouvons en avoir la perception et l’intuition par ce qu’elle nous est présente[8]. En la voyant, nous connaissons que par sa contemplation nous saisissons nous-mêmes les autres choses intelligibles, soit parce que nous saisissons la puissance qui connaît les intelligibles, à l’aide de cette puissance même, soit parce que nous devenons intelligence. L’homme qui se connaît lui-même de cette manière est double : ou bien il connaît la raison discursive, qui est propre à l’âme ; ou bien, s’élevant à un état supérieur, il se connaît lui-même et il est uni à l’intelligence ; alors il se pense par elle, non plus comme étant homme, mais comme devenu supérieur à l’homme, comme transporté dans la région intelligible et y attirant avec lui la partie la meilleure de l’âme, celle qui seule est capable de prendre son essor vers la pensée et de recevoir le dépôt des connaissances que donne son intuition[9]. Mais la raison discursive ne sait-elle pas qu’elle est la raison discursive et qu’elle a la compréhension des objets extérieurs ? Ne sait-elle pas qu’elle juge quand elle juge ? Ne sait-elle pas qu’elle juge au moyen des règles qu’elle a en elle-même et qu’elle tient de l’intelligence ? Ne sait-elle pas qu’il y a au-dessus d’elle un principe qui possède les choses intelligibles au lieu de chercher à les connaître ? Mais que serait cette faculté, si elle ignorait ce qu’elle est et quelles sont ses fonctions ? Elle sait donc qu’elle dépend de l’intelligence, qu’elle lui est inférieure et qu’elle en offre l’image, qu’elle a ses règles en quelque sorte gravées en elle-même, telles que l’intelligence les grave, ou plutôt les a gravées en elle[10].

Celui qui se connaît ainsi lui-même s’arrêtera-t-il là ? Non, sans doute. Faisant usage d’une autre faculté, nous aurons l’intuition de l’intelligence qui se connaît elle-même ; ou bien, nous emparant d’elle, puisqu’elle est nôtre et que nous sommes siens, nous connaîtrons ainsi l’intelligence et nous nous connaîtrons nous-mêmes. Cela est nécessaire pour que nous connaissions ce qu’est dans l’intelligence la connaissance de soi-même. L’homme devient intelligence, quand, abandonnant ses autres facultés, il voit l’intelligence par l’intelligence, et il se voit lui-même de la même manière que l’intelligence se voit elle-même.

V. Est-ce en contemplant une de ses parties par une autre partie que l’intelligence pure se connaît elle-même ? Alors, une partie sera le sujet, une autre partie sera l’objet de la contemplation ; l’intelligence ne se connaîtra pas elle-même. — Mais quoi, dira-t-on, si l’intelligence est un tout composé de parties absolument semblables, en sorte que le sujet et l’objet de la contemplation ne diffèrent pas l’un de l’autre ; alors, en vertu de cette similitude, en voyant une de ses parties à laquelle elle est identique, l’intelligence ne se verra-t-elle pas elle-même ? car, dans ce cas, le sujet ne diffère pas de l’objet. — D’abord, il est absurde de supposer l’intelligence divisée en plusieurs parties. Comment, en effet, opérera-t-on cette division ? Ce ne peut être au hasard. Qui l’opérera ? Sera-ce le sujet ou l’objet ? Ensuite, comment le sujet se connaîtra-t-il lui-même si, dans la contemplation, il se place dans l’objet, puisque la contemplation n’appartient pas à ce qui est l’objet ? Se connaîtra-t-il comme objet plutôt que comme sujet ? Alors, il ne se connaîtra pas complètement et dans sa totalité [comme sujet et comme objet] : car ce qu’il voit, c’est l’objet et non le sujet de la contemplation ; c’est un autre qu’il voit, et non lui-même. Il faudra donc que, pour avoir une connaissance complète de lui-même, il se voie en outre comme sujet ; or, s’il se voit comme sujet, il faudra qu’il voie en même temps les choses contemplées. Mais sont-ce les empreintes[11] des choses ou les choses elles-mêmes qui sont contenues dans l’acte de la contemplation ? Si ce sont les empreintes, on ne possède pas les choses elles-mêmes. Si on possède ces choses, ce n’est pas parce qu’on se partage [en sujet et en objet]. Avant de se partager ainsi, on voyait ces choses, on les avait. Par conséquent, la contemplation doit être identique à ce qui est contemplé, l’intelligence à l’intelligible ; sans cette identité, on ne possédera pas la vérité : car, au lieu de posséder les réalités, on n’aura d’elles qu’une empreinte, qui sera différente des réalités, qui, par conséquent, ne sera pas la vérité. La vérité doit donc ne pas différer de son objet ; elle doit être ce qu’elle énonce.

Donc, d’un côté, l’Intelligence, de l’autre l’Intelligible et l’Être ne font qu’une seule et même chose, savoir, l’Être premier et l’Intelligence première, qui possède les réalités ou plutôt qui leur est identique. — Mais, si l’objet pensé et la pensée ne font qu’une seule chose, comment le sujet pensant pourra-t-il de cette manière se penser lui-même ? On voit bien que la pensée embrassera l’intelligible, ou qu’elle lui sera identique ; mais on ne voit pas comment l’intelligence se pensera elle-même. — Le voici : la pensée (νόησις (noêsis)) et l’intelligible (τὸ νοητὸν (to noêton)) ne font qu’un, parce que l’intelligible est un acte et non une simple puissance, que la vie ne lui est ni étrangère ni adventice, que la pensée n’est pas un accident pour lui comme elle le serait pour un corps brut, pour une pierre, par exemple, qu’enfin l’intelligible est l’essence première. Or, si l’intelligible est un acte, c’est l’acte premier, la pensée la plus parfaite, la pensée substantielle (οὐσιώδης νόησις). Et, comme cette pensée est souverainement vraie, qu’elle est la pensée première, qu’elle possède l’existence au plus haut degré, elle est l’Intelligence première. Elle n’est donc pas l’Intelligence en puissance ; il n’y a pas à distinguer en elle la puissance et l’acte de la pensée ; sinon, son essence ne serait qu’une simple puissance. Or, puisque l’intelligence est un acte, et que son essence est un acte, elle doit ne faire qu’une seule et même chose avec son acte. Mais l’être et l’intelligible ne font aussi qu’une seule et même chose avec leur acte. Donc l’intelligence, l’intelligible et la pensée ne feront ensemble qu’une seule chose. Puisque la pensée de l’intelligible est l’intelligible, et que l’intelligible est l’intelligence, l’intelligence se pensera ainsi elle-même. L’intelligence pensera, par l’acte de la pensée à laquelle elle est identique, l’intelligible auquel elle est également identique. Elle se pensera elle-même, en tant qu’elle est la pensée, et en tant qu’elle est l’intelligible qu’elle pense par la pensée à laquelle elle est identique[12].

VI. La raison démontre donc qu’il y a un principe qui doit se connaître lui-même essentiellement. Mais cette connaissance de soi-même est plus parfaite dans l’intelligence que dans l’âme. L’âme ne se connaît elle-même qu’en tant qu’elle sait qu’elle dépend d’une autre puissance ; l’intelligence, en se tournant vers elle-même, connaît naturellement son existence et son essence[13]. En contemplant les réalités, elle se contemple elle-même ; cette contemplation est un acte, et cet acte est l’intelligence : car l’intelligence et la pensée ne font qu’une seule chose ; l’intelligence tout entière se voit elle-même tout entière, au lieu de voir une de ses parties par une autre partie. Est-il dans la nature de l’intelligence, telle que la conçoit la raison, de produire en nous une simple persuasion ? Non. L’intelligence implique nécessité [certitude] et non simple persuasion : car la nécessité est propre à l’intelligence ; la persuasion à l’âme. Ici-bas, il est vrai, nous cherchons plutôt à être persuadés qu’à voir la vérité par l’intelligence pure. Quand nous étions dans la région supérieure, satisfaits de l’intelligence, nous pensions et nous contemplions l’intelligible en ramenant toutes choses à l’unité. C’était l’intelligence qui pensait et qui parlait sur elle-même ; l’âme se reposait, et laissait agir l’intelligence. Mais, depuis que nous sommes descendus ici-bas, nous cherchons à produire dans l’âme la persuasion, parce que nous voulons contempler l’exemplaire dans son image.

Il faut donc enseigner à notre âme comment l’intelligence se contemple elle-même ; il faut l’enseigner, dis-je, à cette partie de notre âme que, vu son caractère intellectuel (νοερόν πως (noeron pôs), nous nommons raison ou intelligence discursive (διανοητιϰόν (dianoêtikon)), pour indiquer que c’est une espèce d’intelligence (νοῦν τίνα (noun tina)), qu’elle possède sa puissance par l’intelligence (διὰ νοῦ (dia nou)), qu’elle la tient de l’intelligence (παρὰ νοῦ (para nou)). Cette partie de l’âme doit donc connaître qu’elle connaît ce qu’elle voit, qu’elle sait ce qu’elle énonce, et que, si elle était identique aux choses qu’elle énonce, elle se connaîtrait par là elle-même. Mais, puisque les choses intelligibles lui viennent du même principe dont elle vient elle-même, puisqu’elle est une raison (λόγος (logos)), et qu’elle reçoit de l’intelligence des choses congénères, en les rapprochant des vestiges de l’intelligence qu’elle a en elle, elle doit se connaître elle-même. Qu’elle transporte donc cette image qu’elle a en elle à l’Intelligence véritable, qui est identique aux vrais intelligibles, c’est-à-dire aux êtres premiers et vraiment réels : car il est impossible que cette Intelligence sorte d’elle-même ? Si donc l’Intelligence reste en elle-même et avec elle-même, si elle est ce qu’il est dans son essence d’être, c’est-à-dire intelligence (car l’intelligence ne peut jamais être inintelligente), elle doit renfermer en elle la connaissance d’elle-même, puisqu’elle ne sort pas d’elle-même, que sa fonction et son essence consistent à être seulement intelligence[14]. Ce n’est pas une intelligence qui se livre à l’action (une intelligence pratique, πραϰτιϰός (praktikos)), obligée de regarder ce qui est hors d’elle et de sortir d’elle-même pour prendre connaissance des choses extérieures : car il n’est pas nécessaire qu’une intelligence qui se livre à l’action se connaisse elle-même. Ne se livrant pas à l’action (car, étant pure, elle n’a rien à désirer), elle opère une conversion vers elle-même, en vertu de laquelle il est non-seulement probable, mais encore nécessaire qu’elle se connaisse elle-même. Sinon, en quoi consisterait sa vie, puisqu’elle ne se livre pas à l’action et qu’elle demeure en elle-même ?

VII. Mais, dira-t-on, l’intelligence pourrait contempler Dieu. — Si l’on admet que l’intelligence connaît Dieu, on est forcé par là d’admettre aussi qu’elle se connaît elle-même : car elle saura ce qu’elle tient de Dieu, ce qu’elle en a reçu, ce qu’elle en peut recevoir. Si elle le sait, elle se connaîtra par là elle-même, puisqu’elle est une des choses ou plutôt qu’elle est toutes les choses données par Dieu. Si donc elle connaît Dieu, elle connaît aussi les puissances de Dieu, elle connaît qu’elle en procède, qu’elle en tient sa puissance. Si elle ne peut avoir de Dieu une intuition claire, parce que le sujet et l’objet de l’intuition doivent être identiques, par cette raison même l’intelligence se connaîtra, se verra elle-même, puisque voir c’est être ce qui est vu. Quelle autre chose en effet pourrions-nous accorder à l’intelligence ? Le repos ? Le repos, pour l’intelligence, ne consiste pas à être enlevée à elle-même, mais à agir sans être troublée par rien d’étranger. Les choses qui ne sont troublées par rien d’étranger n’ont qu’à produire leur acte propre, surtout quand elles sont en acte, et non simplement en puissance. Ce qui est en acte, et qui ne peut être en acte pour rien d’étranger, doit être en acte pour soi-même. En se pensant, l’intelligence reste tournée vers elle-même, rapporte son acte à elle-même. Si quelque chose procède d’elle, c’est précisément parce qu’elle reste tournée vers elle-même, qu’elle reste en elle-même. Il fallait en effet qu’elle s’appliquât à elle-même, avant de s’appliquer à autre chose ou de produire une autre chose qui lui ressemblât : ainsi, le feu doit d’abord être feu en lui-même, être le feu en acte, pour donner ensuite à d’autres choses des vestiges de son essence. L’intelligence est donc en elle-même un acte. L’âme, en se tournant vers l’intelligence, habite en son propre sein ; en sortant de l’intelligence, elle se porte aux choses extérieures. En se tournant vers l’intelligence, elle devient semblable à la puissance dont elle procède ; en sortant de l’intelligence, elle devient différente d’elle ; cependant, elle garde encore quelque ressemblance avec elle, soit qu’elle agisse, soit qu’elle produise. En agissant, elle contemple encore ; en produisant, elle produit des formes, qui sont comme des pensées éloignées, des vestiges de la Pensée et de l’Intelligence, vestiges qui sont conformes à l’archétype, et qui en offrent une imitation fidèle, ou qui du moins en conservent encore une image affaiblie, s’ils n’occupent que le dernier rang des êtres.

VIII. Quelle nature l’intelligence découvre-t-elle dans l’intelligible ? Quelle nature découvre-t-elle en elle-même par la contemplation ? — D’abord, pour l’intelligible, il ne faut pas se le représenter avec une figure ni avec des couleurs comme les corps. Il existe avant eux. Les raisons séminales (ὁ λόγος ὁ ἐν τοῖς σπέρμασι (ho logos en tois spermasi)) qui produisent la figure et la couleur ne leur sont pas identiques : car elles sont invisibles. Les choses intelligibles le sont à plus forte raison : leur nature est identique à celle des principes en qui elles résident, comme les raisons séminales sont identiques à l’âme qui les contient. Mais l’âme ne voit pas les choses qu’elle possède, parce qu’elle ne les a pas engendrées ; elle n’est, ainsi que les raisons, qu’une image [de l’intelligence]. Le principe dont elle vient a une existence évidente, véritable, première : aussi existe-t-il de lui-même et en lui-même. Mais cette image [qui est dans l’âme] n’est même pas permanente si elle n’appartient à une autre chose et qu’elle y demeure. En effet, le propre d’une image est d’être en autrui, puisqu’elle appartient à autrui, à moins qu’elle ne reste attachée à son principe. Aussi ne contemple-t-elle pas, parce qu’elle n’a pas une lumière suffisante, et, contemplât-elle, comme c’est en autrui qu’elle trouve sa perfection, c’est autrui qu’elle contemplerait au lieu de se contempler elle-même. Il n’en est pas de même dans l’intelligence : la chose contemplée et la contemplation y coexistent et y sont identiques[15]. Qui affirme donc ce qu’est l’intelligible ? La puissance qui le contemple, l’intelligence. Ici-bas, la vue voit la lumière parce qu’elle est elle-même lumière, ou plutôt parce qu’elle est unie à la lumière : car ce sont les couleurs qu’elle voit. Au contraire, l’intelligence ne voit pas par autrui, mais par elle-même, parce que ce qu’elle voit n’est pas hors d’elle. Elle voit une lumière avec une autre lumière, mais non par une autre lumière ; elle est donc une lumière qui en voit une autre ; par conséquent, elle se voit elle-même. Cette lumière, en brillant dans l’âme, l’illumine, c’est-à-dire, la rend intellectuelle, la rend semblable à la lumière supérieure [savoir à l’intelligence]. Si, par le rayon dont cette lumière éclaire l’âme, on juge de sa nature et qu’on la conçoive encore plus grande, plus belle, plus brillante, on s’approchera bien de l’intelligence et de l’intelligible : car, en illuminant l’âme, l’intelligence lui donne une vie plus claire, une vie qui n’est pas la vie générative (parce que l’intelligence convertit l’âme vers elle, et, au lieu de la laisser se diviser, lui fait aimer l’éclat dont elle brille) ; une vie qui n’est pas non plus la vie sensitive (car les sens s’appliquent à ce qui est extérieur et n’en connaissent pas mieux cependant, tandis que celui qui voit cette lumière supérieure des vérités voit beaucoup mieux les choses qui sont visibles, mais d’une façon différente). Reste donc que l’intelligence donne à l’âme la vie intellectuelle, qui est un vestige de sa propre vie : car elle possède les réalités. C’est dans la vie et l’acte qui sont propres à l’intelligence que consiste ici la lumière première qui s’illumine elle-même primitivement, qui se reflète sur elle-même, parce qu’elle y est tout à la fois la chose illuminante et la chose illuminée ; elle est aussi le véritable intelligible, parce qu’elle est à la fois la chose pensante et la chose pensée. Elle se voit elle-même par elle-même, sans avoir besoin d’autrui ; elle se voit donc d’une manière absolue, parce qu’en elle ce qui connaît est identique à ce qui est connu. Il en est de même en nous : c’est par l’intelligence que nous connaissons l’intelligence. Sans cela, comment en parlerions-nous ? Comment dirions-nous qu’elle est capable de se saisir clairement elle-même, et que par elle nous nous saisissons nous-mêmes ? Comment pourrions-nous, par ces raisonnements, ramener à l’intelligence notre âme qui s’en reconnaît l’image, qui regarde sa vie comme une imitation fidèle de celle de l’intelligence, qui croit que, lorsqu’elle pense, elle prend une forme intellectuelle et divine ? Si l’on veut savoir quelle est cette Intelligence parfaite, universelle, première, qui se connaît elle-même essentiellement, il faut que l’âme soit ramenée à l’intelligence, ou du moins qu’elle lui rapporte l’acte par lequel elle conçoit les choses dont elle a la réminiscence. C’est en se plaçant dans cet état que l’âme devient capable de démontrer qu’étant l’image de l’intelligence elle peut la voir par elle-même, c’est-à-dire par celle de ses puissances qui ressemble le plus exactement à l’intelligence [à savoir par la pensée pure], qui lui ressemble autant qu’une partie de l’âme peut approcher d’elle.

IX. Il faut donc contempler l’âme et sa partie la plus divine afin de savoir ce qu’est l’Intelligence. Pour y arriver, voici ce que tu dois faire : sépare de l’homme, c’est-à-dire de toi-même, d’abord le corps, puis la puissance de l’âme qui le façonne (πλάττουσα ψυχὴ (plattousa psuchê)), ensuite la sensation, la concupiscence, la colère, toutes les passions basses qui t’inclinent vers la terre. Ce qui reste alors de l’âme, c’est ce que nous nommons l’image de l’Intelligence, image qui rayonne d’elle, comme du globe immense du soleil rayonne la sphère de lumière qui l’entoure[16]. On ne saurait accorder que toute la lumière qui rayonne du soleil demeure en elle-même autour de lui : une partie seulement de cette lumière reste autour du soleil dont elle émane ; une autre, se propageant de proche en proche, descend jusqu’à nous sur la terre. Mais on regarde la lumière, même celle qui entoure le soleil, comme placée dans une autre chose, pour ne pas être obligé de concevoir comme vide de tout corps l’espace qui s’étend entre le soleil et nous. L’âme au contraire est une lumière qui reste attachée à l’Intelligence dont elle rayonne ; elle n’est pas placée dans une autre chose, mais demeure suspendue à l’Intelligence, et elle n’est pas dans un lieu, parce que l’intelligence n’est point dans un lieu. Tandis que la lumière du soleil est dans l’air, l’âme, au contraire, dans l’état où nous la considérons ici, est si pure qu’elle peut être vue en elle-même par elle-même et par toute autre âme qui est dans le même état. Elle a besoin de raisonner pour concevoir d’après elle-même ce qu’est l’Intelligence ; mais l’Intelligence se conçoit elle-même sans raisonner parce qu’elle est toujours présente à elle-même. Quant à nous, nous sommes présents à nous-mêmes et à l’Intelligence quand nous nous tournons vers elle, parce que notre vie est divisée en plusieurs vies[17]. L’Intelligence, au contraire, n’a pas besoin d’une autre vie, ni des autres choses ; ce qu’elle donne, ce n’est pas à elle-même qu’elle le donne, c’est aux autres choses : elle n’a pas en effet besoin de ce qui est inférieur ; elle ne saurait se donner à elle-même rien d’inférieur, puisqu’elle possède toutes choses ; au lieu d’avoir en elle-même les premières images des choses [comme l’âme], l’Intelligence est ces choses mêmes.

Si l’on ne peut s’élever immédiatement à la pensée pure, qui est la première partie de l’âme, qu’on prenne l’opinion et qu’on passe d’elle à l’intelligence. Si l’on ne peut encore s’élever à l’opinion, qu’on prenne alors la sensation qui nous représente déjà des formes générales, la sensation, dis-je, qui contient en puissance les formes, qui les possède même en acte. Si l’on veut descendre, qu’on s’abaisse à la puissance générative et aux choses qu’elle produit ; et qu’ensuite, des dernières formes on remonte aux formes qui sont placées à l’autre extrémité, aux formes premières.

X. En voici assez sur ce sujet. Si les formes que contient l’Intelligence ne sont pas des formes créées (sinon, les formes qui se trouvent en nous n’occuperaient plus le dernier rang, comme elles le doivent), si ce sont des formes créatrices et vraiment premières, ou bien ces formes créatrices et le principe créateur ne font qu’une seule chose, ou bien l’Intelligence a besoin d’un autre principe. — Mais quoi ? Le principe qui est supérieur à l’Intelligence [l’Un] n’aura-t-il pas besoin lui-même d’un autre principe ? — Non : car c’est l’Intelligence qui a besoin d’un autre principe. — Quoi donc ? Le principe qui est supérieur à l’Intelligence ne se voit-il pas ? — Non : il n’a pas besoin de se voir. Mais nous traiterons cela plus loin.

Revenons maintenant à notre question qui est de la plus grande importance. Nous le répétons : l’Intelligence a besoin de se contempler elle-même, ou plutôt elle possède continuellement cette contemplation ; elle voit d’abord qu’elle est multiple, ensuite qu’elle implique une différence, enfin qu’elle a besoin de contempler, de contempler l’intelligible, et qu’elle a pour essence de contempler. En effet, toute contemplation suppose un objet ; sinon, elle est vide. Il faut donc qu’il y ait plus qu’une unité pour que la contemplation soit possible ; il faut que la contemplation s’applique à un objet, et que cet objet soit multiple : car ce qui est simple n’a pas d’objet sur lequel il puisse diriger son action, mais reste silencieux dans sa solitude. Dès qu’il y a action, il y a différence. Sans cela, à quoi s’appliquerait l’action ? Quel serait son but ? Il faut donc que le principe qui agit dirige son action sur une chose autre que lui-même, ou soit lui-même multiple pour diriger son action sur lui-même. En effet, s’il ne dirige son action sur rien, il se reposera, et s’il se repose, il ne pensera pas. Il faut donc que le principe pensant, quand il pense, soit dualité. Que les deux termes soient extérieurs l’un à l’autre, ou qu’ils soient unis, la pensée implique toujours identité et différence[18]. En général, les intelligibles doivent être à la fois identiques à l’Intelligence et différents d’elle. En outre, chacun d’eux doit renfermer aussi en lui-même identité et différence. Sans cela, quel sera l’objet de la pensée, si l’intelligible ne renferme aucune diversité ? Si l’on admet que chaque intelligible ressemble à une raison [séminale], il est multitude. Chaque intelligible se connaît donc lui-même comme étant un œil varié, ou bien un objet qui a plusieurs couleurs. Si l’intelligence s’appliquait à une chose une et absolument simple, elle ne saurait penser. Que dirait-elle ? Que comprendrait-elle ? Si l’indivisible s’affirmait lui-même, il devrait d’abord affirmer ce qu’il n’est pas ; il devrait ainsi être multiple pour être un. S’il disait : je suis ceci, et qu’il n’affirmât pas ceci comme différent de lui-même, il mentirait. S’il l’affirmait comme un accident de lui-même, il affirmerait de lui-même une multitude. Dira-t-il : Je suis, je suis ; moi, moi ? Mais, ou ces deux choses seront simples, et chacune pourra dire : moi ; ou bien, il y aura multitude, par conséquent différence, par conséquent nombre et diversité. Il faut donc que le sujet pensant renferme en lui une différence, et que l’objet pensé offre une diversité, parce qu’il est divisé par la pensée. Sans cela, il n’y aura plus de pensée de l’intelligible, mais une espèce de toucher, de contact ineffable et inconcevable, antérieur à l’intelligence, puisqu’on suppose que l’intelligence n’existe pas encore et que celui qui possède ce tact ne pense pas. Le sujet pensant ne doit donc pas demeurer simple, surtout quand il se pense lui-même ; il faut qu’il se scinde, lors même que la compréhension qu’il a de lui-même serait silencieuse. Enfin, ce qui est simple [l’Un] n’a pas besoin de s’occuper de soi-même. Qu’apprendrait-il en se pensant ? Avant de se penser, n’est-il pas ce qu’il est ? En outre, la connaissance implique qu’on désire, qu’on cherche et qu’on trouve. Celui qui ne renferme en lui aucune différence se repose tourné vers lui-même, sans rien chercher en lui-même ; mais celui qui se développe est multitude.

XI. L’Intelligence devient donc multiple quand elle veut penser le principe qui lui est supérieur. En voulant le saisir dans sa simplicité, elle s’écarte de cette simplicité, parce qu’elle reçoit toujours en elle cette nature différenciée et multipliée. En sortant de l’Un, elle n’était pas encore l’Intelligence ; elle se trouvait dans l’état de la vue qui n’est pas encore en acte. En émanant de l’Un, elle avait en elle ce qu’elle a rendu multiple. Elle aspirait vaguement à un objet autre qu’elle-même, et en même temps elle avait en elle une sorte de représentation de cet objet ; elle possédait ainsi en elle une autre chose qu’elle a rendue multiple : car elle avait en elle une espèce d’empreinte produite par la contemplation [de l’Un] ; sinon, elle ne recevrait pas l’Un en elle. C’est ainsi que l’Intelligence, en naissant de l’Un, est devenue multiple, et, possédant la connaissance, s’est contemplée elle-même ; elle est devenue alors la vue en acte. L’Intelligence n’est vraiment intelligence que lorsqu’elle possède son objet, et qu’elle le possède comme intelligence. Auparavant, elle n’est qu’une aspiration, qu’une vue informe : en s’appliquant à l’Un et en le saisissant, elle devient intelligence. Or, toujours elle reçoit l’Un, toujours elle est intelligence, essence, pensée, du moment qu’elle pense. Antérieurement, elle n’est pas encore la pensée puisqu’elle ne possède pas l’intelligible, elle n’est pas encore l’intelligence puisqu’elle ne pense pas.

Ce qui est au-dessus de ces choses est leur principe sans leur être inhérent. Le principe d’où les choses procèdent (τὸ ἀφ’ οὖ (to aph’ ou)) ne peut leur être inhérent ; cela n’est vrai que des éléments qui les constituent (ἐξ ὦν (ex ôn)). Le principe dont procèdent toutes choses [l’Un] n’est aucune d’elles ; il diffère de toutes. L’Un n’est donc aucune des choses de l’univers ; il est antérieur à toutes choses, par conséquent, il est antérieur à l’Intelligence, puisque celle-ci embrasse toutes choses dans son universalité. D’un autre côté, comme les choses qui sont postérieures à l’Un sont universelles et qu’il est ainsi antérieur aux choses universelles, il ne doit pas être l’une d’elles. Ne l’appelle donc ni Intelligence ni Bien, si par Bien tu désignes quelque objet compris dans l’univers ; ce nom ne lui convient que s’il indique qu’il est antérieur à tout. Si l’Intelligence n’est intelligence que parce qu’elle est multiple ; si la pensée, quoique l’Intelligence la trouve en soi, est également multiple, le Premier, le principe absolument simple, est au-dessus de l’Intelligence : car s’il pense, il est intelligence, et, s’il est intelligence, il est multiple.

XII. Qu’est-ce qui empêche, objectera-t-on, que dans le Premier l’acte soit multiple, pourvu que l’essence soit une et simple ? La multitude des actes ne saurait rendre ce principe composé. — Ou bien ces actes sont distincts de l’essence, et le Premier passe de la puissance à l’acte : alors il n’est plus multiple, sans doute, mais son essence ne devient parfaite que par l’acte ; ou bien l’essence est en lui identique à l’acte : alors, l’acte étant multiple, l’essence doit être elle-même multiple. Or, nous accordons bien que l’Intelligence est multiple, puisqu’elle se pense elle-même, mais nous ne saurions admettre que le principe de toutes choses soit également multiple. Il faut que l’Un préexiste au multiple qui a en lui la raison de son existence : car l’unité est antérieure à tout nombre. — Cette proposition, dira-t-on, est vraie pour les nombres qui suivent l’unité, parce qu’ils sont composés ; mais, pour les êtres, quelle nécessité y a-t-il qu’il y ait un principe un d’où provienne le multiple ? — C’est que, sans l’Un, toutes choses seront dispersées, et leurs combinaisons ne formeront qu’un chaos. — Mais, ajoutera-t-on, d’une intelligence qui est simple peuvent provenir des actes multiples. — On admet alors qu’il y a quelque chose de simple avant les actes. Ensuite, étant permanents, ces actes seront des hypostases ; étant hypostases, ils devront différer du principe dont ils procèdent, puisque le principe demeure simple, et que ce qui en naît est multiple par soi-même et en dépend. Si ces actes existent parce que le principe a une fois agi, il y a encore là multiplicité. Si ces actes, bien qu’étant les premiers actes, constituent ce qui est au second rang, le premier rang appartient au principe qui est antérieur à ces actes ; ce principe demeure en lui-même, tandis que ces actes forment ce qui tient le second rang et qui est composé d’actes. Le Premier diffère des actes qu’il engendre, parce qu’il les engendre sans agir ; autrement, l’Intelligence ne serait pas le premier acte. Il ne faut pas croire en effet que l’Un ait désiré d’abord engendrer l’Intelligence, et l’ait engendrée ensuite, de telle sorte que ce désir ait été un intermédiaire entre le principe générateur et la chose engendrée. L’Un n’a pu rien désirer ; s’il eût désiré, il eût été imparfait, puisqu’il n’eût pas possédé encore ce qu’il désirait. On ne saurait d’ailleurs supposer qu’il manquât quelque chose à l’Un : car il n’y avait aucune chose vers laquelle il pût se porter. Il est donc évident que l’hypostase qui lui est inférieure a reçu de lui l’existence sans qu’il ait cessé de demeurer dans son état propre. Donc, pour qu’il y ait une hypostase inférieure à l’Un, il faut qu’il demeure parfaitement tranquille en lui-même ; autrement, il entrera en mouvement ; on imaginera en lui un mouvement avant le premier mouvement, une pensée avant la première pensée, son premier acte sera imparfait, ne consistera que dans une simple tendance. Mais à quoi peut tendre et que peut atteindre le premier acte de l’Un, si, ainsi que l’exige la raison, nous admettons que cet acte s’écoule de lui, comme la lumière émane du soleil ? Nous regarderons donc cet acte comme une lumière qui embrasse tout le monde intelligible ; nous placerons au sommet de ce monde et nous ferons régner sur lui l’Un immobile, sans le séparer de la lumière qui rayonne de lui. Ou bien, nous admettrons qu’il y a au-dessus de cette lumière une autre lumière, qui, tout en restant immobile, illumine l’intelligible. En effet, l’acte qui émane de l’Un, sans être séparé de lui, diffère de lui cependant. Il n’est pas d’ailleurs de nature à n’être pas une essence, ou à être aveugle ; il se contemple donc et se connaît lui-même ; il est par conséquent le premier principe connaissant (πρῶτον γιγνῶσϰον (prôton gignôskon)). Quant à l’Un, étant au-dessus de l’Intelligence, il est aussi au-dessus de la connaissance ; n’ayant besoin de rien, il n’a pas non plus besoin de connaître. Connaître n’appartient ainsi qu’à la nature qui occupe le second rang. La connaissance n’est qu’une Unité particulière, tandis que l’Un est l’unité absolue : en effet, ce qui est une Unité particulière n’est pas l’unité absolue, parce que l’absolu est au-dessus du particulier (τὸ αὐτὸ πρὸ τοῦ τι (to auto pro tou ti)).

XIII. Ce principe est par conséquent véritablement ineffable. Quelque chose qu’on en affirme, on le particularise. Or ce qui est au-dessus de tout, même au-dessus de l’auguste Intelligence, n’a véritablement pas de nom, et tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il n’est aucune chose. On ne peut lui donner aucun nom, puisqu’on ne peut rien affirmer de lui. Nous parlons de lui seulement comme nous pouvons[19]. Dans notre incertitude, nous disons : « Quoi ? ne se sent-il pas, n’a-t-il pas conscience de lui-même, ne se connaît-il point ? » Nous devons alors réfléchir qu’en parlant ainsi nous pensons aux choses qui sont opposées à Celui que nous considérons maintenant. Nous le rendons multiple en supposant qu’il peut être connu et posséder la connaissance. Si nous lui accordons la pensée, il semble qu’il en ait besoin. Si nous supposons qu’elle se trouve en lui, elle est superflue. Car en quoi consiste la pensée ? dans la conscience qu’ont du tout qu’ils forment les deux termes qui concourent à l’acte de la pensée et qui s’y identifient ; c’est à se penser soi-même, et se penser soi-même c’est penser véritablement : car chacun des deux éléments de la pensée est lui-même une unité à laquelle il ne manque rien. Au contraire, la pensée des objets extérieurs [à l’Intelligence] n’est pas parfaite, n’est pas la véritable pensée. Ce qui est souverainement simple et souverainement absolu n’a besoin de rien. L’absolu qui n’occupe que le second rang a besoin de soi-même, a par conséquent besoin de se penser soi-même : en effet, puisque l’Intelligence a besoin de quelque chose relativement à elle-même, elle n’arrive à satisfaire ce besoin, par conséquent, à être absolue, qu’en se possédant tout entière ; elle ne se suffit à elle-même qu’en unissant tous les éléments dont son essence est constituée, qu’en habitant en elle-même, qu’en restant tournée vers elle-même pendant qu’elle pense : car la conscience (συναίσθησις (sunaisthêsis)) est la science de quelque chose de multiple (πολλοῦ τινος αἴσθησις (pollou tinos aisthêsis)), comme l’indique l’étymologie du mot même (συν-αίσθησις (sun-aisthêsis), con-science). Si la pensée suprême a lieu par la conversion de l’Intelligence vers elle-même, c’est évidemment qu’elle est multiple. Ne dirait-elle que ceci : je suis être ὄν εἰμί (on eimi)), elle le dirait comme si elle faisait une découverte, et elle aurait raison, parce que l’être est multiple. Quand même elle s’appliquerait à ce qui est simple et dirait : je suis être, il n’en résulterait pas qu’elle se saisit elle-même ni qu’elle saisit l’être. En effet, quand elle parle de l’être conformément à la réalité, elle n’en parle pas comme d’une pierre, mais elle énonce en un seul mot une chose multiple. L’être qui mérite vraiment et essentiellement le nom d’être, au lieu de n’en avoir qu’un vestige qui ne serait pas l’être et qui n’en offrirait qu’une image, l’être, dis-je, est une chose multiple. Quoi donc ? chacun des éléments de cette chose multiple ne sera-t-il pas pensé ? Sans doute vous ne pourrez le penser si vous le prenez seul et séparé des autres ; mais l’être même est en lui-même une chose multiple. Quel que soit l’objet que vous nommiez, il possède l’être. Il en résulte que Celui qui est souverainement simple ne peut se penser lui-même ; s’il se pensait, il serait quelque part [ce qui n’est pas]. Donc il ne pense pas et il ne peut être saisi par la pensée.

XIV. Comment se fait-il alors que nous parlions de lui ? — Nous pouvons énoncer quelque chose de lui, mais non l’énoncer lui-même par la parole. Nous ne saurions le connaître ni le saisir par la pensée. — Comment donc en parlons-nous puisque nous ne le saisissons pas ? — C’est que, s’il échappe à notre connaissance, il ne nous échappe pas complètement. Nous l’embrassons assez pour énoncer quelque chose de lui sans l’énoncer lui-même, pour dire ce qu’il n’est pas, sans dire ce qu’il est ; voilà pourquoi nous employons en parlant de lui des termes qui ne sont propres à désigner que des choses inférieures. Nous pouvons d’ailleurs l’embrasser (ἔχειν (echein)) sans être cependant capables de l’énoncer, semblables aux hommes qui, transportés par un enthousiasme divin, sentent qu’ils ont en eux quelque chose de supérieur sans pouvoir s’en rendre compte. Ils parlent de ce qui les agite, et ils ont ainsi quelque sentiment de celui qui les émeut, quoiqu’ils en diffèrent. Telle est à peu près notre relation avec Lui : quand nous nous élevons à Lui en faisant usage de l’intelligence pure, nous sentons qu’il est le fond de l’intelligence, le principe qui donne l’essence et les autres choses de cet ordre ; nous sentons qu’il est meilleur, plus grand et plus relevé que l’être, parce qu’il est supérieur à la raison, à l’intelligence et aux sens, qu’il donne ces choses sans être ce qu’elles sont.

XV. Comment les donne-t-il ? Est-ce parce qu’il les possède ou parce qu’il ne les possède pas ? Si c’est parce qu’il ne les possède pas, comment donne-t-il ce qu’il n’a pas ? Si c’est parce qu’il les possède, il n’est plus simple. S’il donne ce qu’il n’a pas, comment de lui naît le multiple ? Il semble qu’une seule chose puisse procéder de lui, l’un ; encore se demandera-t-on comment de ce qui est absolument un peut naître quelque chose. — C’est, répondrons-nous, de la même manière que d’une lumière rayonne une sphère lumineuse (περίλαμψις (perilampsis))[20]. Mais comment de l’Un naît le multiple ? C’est que la chose qui procède de lui ne doit pas lui être égale, ni à plus forte raison supérieure : car qu’y a-t-il de supérieur à l’Un, de meilleur que lui ! Elle doit donc lui être inférieure, être par conséquent moins parfaite. Or, elle ne peut être moins parfaite qu’à condition d’être moins une, d’être multiple. Mais elle doit aspirer à l’Un ; elle sera donc l’un-multiple (ἐν πολλά (en polla))). C’est par l’Un que ce qui n’est pas un est conservé, est ce qu’il est : car ce qui n’est pas un, quoique composé, ne peut recevoir le nom d’être. S’il est possible de dire ce qu’est chaque chose, c’est seulement parce qu’elle est une et identique. Ce qui n’est pas multiple n’est pas un par participation, est l’Un absolu ; il ne tient pas son unité d’un autre principe ; il est au contraire le principe auquel les autres choses doivent d’être plus ou moins unes selon qu’elles en sont plus ou moins rapprochées. Puisque ce qui est le plus près de l’Un a pour caractère l’identité et lui est postérieur, évidemment le multiple qui s’y trouve doit être la totalité des choses qui sont unes. Car, puisque le multiple y est uni à l’identité, il n’y a pas en lui de parties séparées les unes des autres, toutes subsistent ensemble. Les choses qui en procèdent sont chacune unité-multiple (ἐν πολλά (en polla)), parce qu’elles ne peuvent être unité-totalité (ἐν παντά (en panta)). Être unité-totalité ne convient qu’à leur principe [l’Être intelligible], parce qu’il procède lui-même d’un grand principe qui est essentiellement et véritablement un. Ce que l’Un engendre par sa fécondité exubérante est tout ; d’un autre côté, comme ce tout participe à l’Un, il est un ; il est par conséquent unité-totalité.

Quelles sont toutes ces choses qu’est l’Être ? — Toutes celles dont l’Un est le principe. — Mais comment l’Un est-il le principe de toutes choses ? — C’est qu’il leur conserve l’existence en faisant que chacune d’elles soit une. — Est-ce aussi parce qu’il leur donne l’existence ? Et alors ; est-ce en les possédant ? — Dans ce cas, il serait multiple. Non, c’est en les renfermant sans qu’aucune distinction se soit encore opérée entre elles. Dans le second principe, au contraire, elles sont distinguées par la raison (elles sont logiquement distinctes, (διεϰέϰριτο τὸ λόγῷ (diekekrito to logô)), parce que ce second principe est un acte (ένέργεια (energeia)), tandis que le Premier est la puissance de toutes choses (δύναμις πάντων (dunamis pantôn)), non dans le sens où l’on dit que la matière est en puissance pour indiquer qu’elle reçoit, qu’elle pâtit, mais dans le sens opposé pour dire que l’Un produit (τῷ ποιεῖν (tô poiein)). Comment l’Un produit-il ce qu’il ne possède pas, puisque ce n’est ni par hasard, ni par réflexion qu’il produit ? Nous avons dit que ce qui procède de l’Un doit en différer, par conséquent n’être pas absolument un, être dualité, par suite multitude, puisqu’il renfermera identité et différence, qualité, etc.[21]. Nous avons démontré que ce qui est né de l’Un n’est pas absolument un. Il nous reste à voir s’il est le multiple, tel qu’on le contemple dans ce qui procède de l’Un. Nous avons à considérer aussi pourquoi il en procède nécessairement.

XVI. Il a été démontré ailleurs qu’il doit y avoir quelque chose après l’Un, que l’Un est une puissance et une puissance inépuisable : ce qui le prouve, c’est que les choses placées même au dernier rang ont la puissance d’engendrer. Pour le moment, remarquons que la génération des choses offre une procession descendante (πρὸς τὸ κάτω χωρεῖν (pros to katô chôrein), que plus on s’avance, plus la multiplicité augmente, que le principe est toujours plus simple que les choses qu’il produit[22]. Donc, ce qui a produit le monde sensible n’est pas le monde sensible, mais l’Intelligence, le monde intelligible ; et ce qui a engendré l’Intelligence et le monde intelligible n’est pas l’Intelligence ni le monde intelligible, mais quelque chose de plus simple qu’eux. Le multiple ne naît pas du multiple, mais de ce qui n’est pas multiple. Si ce qui est supérieur à l’intelligence était multiple, ce ne serait plus le Principe, il faudrait encore remonter plus haut. On doit donc ramener tout à Celui qui est essentiellement un, qui est en dehors de toute multiplicité, dont la simplicité est la plus grande possible.— Mais comment peut naître de l’Un la Raison multiple et universelle, quand évidemment l’Un n’est pas une raison ? S’il n’est pas une raison, comment engendre-t-il la Raison ? Comment encore le Bien engendre-t-il une hypostase dont la bonté soit la forme (ἀγαθοειδὲς (agathoeides)) ? Que possède cette hypostase ? Est-ce l’identité ? Mais quel rapport ce caractère a-t-il avec le Bien ? — C’est que nous cherchons l’identité et la permanence dès que nous possédons le Bien, et qu’il est le principe dont il ne faut pas se séparer : car si ce n’était pas le Bien, il vaudrait mieux l’abandonner. Nous devons donc vouloir demeurer unis au Bien. Puisque c’est là ce qu’il y a de plus souhaitable pour l’Intelligence, elle n’a rien à chercher au delà, et sa permanence indique qu’elle est satisfaite des choses qu’elle possède. Jouissant ainsi de leur présence de telle sorte qu’elle ne fasse qu’un avec elles, elle doit alors regarder la vie comme ce qu’il y a de plus précieux. Si l’Intelligence possède la vie dans son universalité et sa plénitude, cette vie est la plénitude et l’universalité de l’Âme et de l’Intelligence. L’Intelligence se suffit donc, elle ne désire rien ; elle a en elle-même ce qu’elle aurait désiré si elle ne l’eût pas possédé ; elle a le bien qui consiste dans la vie et l’intelligence, comme nous l’avons dit, ou dans quelqu’une des choses qui y sont attachées. Si la vie et l’intelligence sont le Bien absolu, il n’y a rien au-dessus d’elles. Mais si le Bien absolu est au-dessus d’elles, le bien de l’Intelligence est cette vie qui se rapporte au Bien absolu, qui s’y rattache, en reçoit l’existence et s’élève vers lui parce qu’il est son principe. Le Bien doit donc être supérieur à l’intelligence et à la vie. C’est à cette condition que se tourne vers lui la vie de l’Intelligence, image de Celui dont procède toute vie ; c’est à cette condition que se tourne vers lui l’Intelligence, image de ce qui est dans l’Un, quelle qu’en soit la nature.

XVII. Qu’y a-t-il donc de meilleur que cette Vie souverainement sage, exempte de faute et d’erreur ? Qu’y a-t-il de meilleur que l’Intelligence qui embrasse tout ? Qu’y a-t-il de meilleur en un mot que la Vie universelle et que l’Intelligence universelle ? Si nous répondons que ce qui est meilleur que ces choses est le principe qui les a engendrées, si nous nous contentons d’expliquer comment il les a engendrées et de montrer qu’on ne peut découvrir rien de meilleur, au lieu d’avancer dans cette discussion, nous resterons toujours au même point. Cependant, nous avons besoin de nous élever plus haut. Nous y sommes obligés surtout par cette considération que le principe que nous cherchons doit être conçu comme l’Absolu dans une souveraine indépendance de toutes choses (τὸ αὔταρϰες ἐϰ πάντων ἔξω (to autarkes ek pantôn exô)[23] ) : car, les choses sont incapables de se suffire chacune à elle-même ; ensuite, toutes ont participé de l’Un, et, puisqu’elles ont toutes participé de l’Un, nulle d’elles n’est l’Un. Quel est donc ce principe dont toutes choses participent, qui fait que l’Intelligence existe et est toutes choses ? Puisqu’il fait que l’Intelligence existe et est toutes choses, qu’il rend le multiple qui est en elle absolu par la présence de l’unité, qu’il est ainsi le principe créateur de l’essence et de l’existence absolue (αὐταρϰείας (autarkeias)), il doit, au lieu d’être l’essence, être supérieur à l’essence même aussi bien qu’à l’existence absolue.

En avons-nous assez dit, et pouvons-nous nous arrêter ici ? Ou bien notre âme sent-elle encore davantage les douleurs de l’enfantement ? Qu’elle enfante donc, en s’élançant vers l’Un, pleine des douleurs qui la tourmentent. Non, tâchons plutôt de la calmer par quelque charme magique, s’il en est d’efficace contre de pareilles douleurs. Mais, pour charmer l’âme, il suffit peut-être de répéter ce que nous avons déjà dit. À quel autre enchantement pourrions-nous encore recourir ? S’élevant au-dessus de toutes les vérités dont nous participons, cet enchantement nous échappe dès que nous voulons parler ou même penser. Car, pour exprimer quelque chose, la raison discursive est obligée d’aller d’une partie à l’autre, de parcourir successivement les différents éléments de l’objet ; or, qu’y a-t-il à parcourir successivement dans ce qui est absolument simple ? Il suffit de l’atteindre par une sorte de contact intellectuel (νοερῶς ἐφάψασθαι (noerôs ephapsasthai)). Or, au moment où l’on touche l’Un, on ne doit ni pouvoir en rien dire, ni avoir le loisir d’en parler ; ce n’est que plus tard qu’il est possible d’en raisonner. On doit croire qu’on l’a vu quand une lumière soudaine a éclairé l’âme : car cette lumière vient de Lui, est Lui-même[24]. Il faut croire qu’il est présent, lorsque, comme un autre dieu, il illumine la maison de celui qui l’appelle[25] : car elle est obscure s’il ne vient l’illuminer. L’âme est donc sans lumière quand elle est privée de la présence de ce Dieu ; illuminée par lui, elle a ce qu’elle cherchait. Le vrai but de l’âme, c’est d’être en contact avec cette lumière, de voir cette lumière à la clarté de cette lumière même, sans le secours d’une lumière étrangère, c’est de voir ce principe à l’aide duquel elle voit. En effet, c’est le principe par lequel elle est illuminée qu’elle doit contempler, comme on ne contemple le soleil que par sa propre lumière. Mais comment y arriver ? Retranche toutes choses[26].

    nulla prope judicia eliciamus, quin pendeamus ex aliqua sempiterna formula qua naturaliter novimus quid justum, verum, pulchrum sit, etc. ; vel ex immutabili aliqua regula : idem non posse esse et non esse, totum parte majus esse, justum injusto, melius deteriori anteponendum esse, suum cuique jus tribuendum esse, etc. ; quum hæcita sint, novit utique animus, etsi se in semet ipsum non replicet, intelligibilibus et æternis ideis se connexum esse. 3° Intellectus si sua ipse intellectio est, si ipsa intelligibilia est, quia ideæ ipsi inessentiatæ sunt, intelligere utique non potest, nisi se intelligat. 4° Mens semper se videt, ne amens sit et a seipsa distet ; extra se mens nunquam progreditur, sed ratione ad agendum peregrinante, ipsa sibi immanet, se ergo semper videt. 5° An quiescet mens ? Esto, sed ne sit amens. Quies mentis est ab aliis vacare, sibi vacare. Seipsam contemplari feriatio mentis est. Laborat et fatigatur qui ad externa proficiscitur ; qui suus sibi est, seque in se totum recolligit, is otiatur semper et conquiescit. Prius in se consistat animus necesse est, et inde, velut ex quiete in motum, ad externa prorumpat. Postremo tandem, si Deum intelligit mens ut datorem omnium, seipsam quoque intelligit ut primum tanti largitoris munus. » (Dogmata theologica, t. I, p. 20.)

  1. Pour les Remarques générales sur ce livre, Voy. les Éclaircissements à la fin du volume.
  2. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXXI, dans notre tome I, p. LXX.
  3. Voy. les Éclaircissements, t. I, p. 325, 332-396, et t. II, p. 671, 662-664. On peut rapprocher aussi de ces lignes le passage suivant d’Olympiodore : « Platon dit que la sensibilité est toujours trompeuse, parce qu’à proprement parler elle ne connaît pas… Si nous attribuons à l’esprit la connaissance véritable, c’est qu’il est lui-même l’intelligible à la fois et le sujet de l’intelligence. Or l’identité du sujet qui connaît et de l’objet qui est connu donne nécessairement la vérité de la connaissance, tandis que leur diversité est la source constante de l’erreur. » (Comm. sur le Phédon, dans les Fragments de Philosophie ancienne de M. Cousin, p. 404.)
  4. Voy. les Éclaircissements, t. II, p. 572. On peut rapprocher aussi de ces lignes le passage suivant d’Olympiodore : « Le raisonnement est l’intelligence déductive ; or, sous ce rapport, il est inférieur à l’intelligence pure ; mais, en tant qu’intelligence, il est supérieur à la sensibilité et à l’imagination. Il est la raison en action : d’un côté, il aspire à l’intelligence et réfléchit la lumière de la vérité intelligible ; de l’autre, il s’abaisse vers la connaissance déraisonnable et s’obscurcit des ténèbres de l’erreur, inséparable de la sensibilité… Le raisonnement ne tient point du corps, dont la nature est de tout ignorer ; au contraire, la sensation tient du corps. Le raisonnement vise à la connaissance des causes ; mais il n’appartient pas même à la sensation de les chercher. L’un est à la suite de l’être, l’autre est la messagère des passions ; celui-ci est de l’âme à l’âme elle-même ; celle-là est de l’âme aux choses étrangères. Aussi la connaissance y est-elle interrompue par la division. » (Comm. sur le Phédon, dans les Fragments de Philosophie ancienne de M. Cousin, p. 432.)
  5. On peut rapprocher de ces lignes le morceau suivant d’Olympiodore : « Si notre âme prononce que telle chose est plus belle et telle autre moins belle, il est évident qu’elle juge par rapport à quelque modèle, à quelque idée. L’école péripatéticienne répond que c’est là précisément la vertu de notre faculté de juger ; mais notre âme ne juge pas naturellement sans principes ; elle n’agit pas comme l’araignée qui tire sa toile d’elle-même. S’il est vrai que dans ses jugements l’âme ajoute d’elle-même un terme, il faut qu’elle possède en elle des idées ; sans cela, elle ne passerait point d’une connaissance particulière à une vérité générale ; elle n’ajouterait pas au jugement le terme qui lui manque. En présence d’images sensibles imparfaites, l’âme conçoit des images parfaites. Nous allons de la connaissance sensible, par exemple de tel ou tel objet égal, à ce qui est égal en soi et absolument. Il faut bien que nous ajoutions de nous-mêmes à l’objet égal ce qui lui manque, parce que ce qui est égal à nos yeux ne l’est pas exactement. » (Comm. sur le Phédon, dans les Fragments de Philosophie ancienne de M. Cousin, p. 418.)
  6. On peut rapprocher de ces lignes le passage suivant d’Olympiodore : « Le corps est de la même essence que l’ignorance : car la connaissance unit, et le corps n’est que division. L’intelligence est la connaissance par excellence, parce que l’intelligence est essentiellement indivisible. Entre ces deux extrémités, la sensibilité est le degré le plus obscur de connaissance, puisqu’elle s’exerce seulement au moyen de ce qui est ignorant par sa nature. La raison est plus lumineuse et elle se connaît elle-même, parce qu’elle est plus indivisée. L’imagination tient en quelque sorte le milieu ; c’est l’intelligence soumise à la passion et à la division. » (Comm. sur le Phédon, dans les Fragments de Philosophie ancienne de M. Cousin, p. 431.)
  7. Cette phrase est citée par Proclus : « L’intelligence est notre roi, et la sensation notre messager, comme le dit le grand Plotin. » (Commentaire sur le Timée, p. 77.) La même comparaison se retrouve aussi dans le passage suivant d’Olympiodore : « Nous ne pensons pas avec les Péripatéticiens que la sensibilité est le principe de la science : car jamais l’inférieur n’est principe ou cause du supérieur. S’il faut suivre les explications vulgaires et dire que la sensibilité est le principe de la science, nous accorderons qu’elle en est le principe, non pas comme cause efficiente, mais comme simple occasion. La sensibilité est semblable à un messager ou à un héraut ; son rôle est d’exciter l’esprit à produire la science. » (Comm. sur le Phédon, dans les Fragments de Philosophie ancienne de M. Cousin, p.404.)
  8. Le P. Thomassin commente ce passage en ces termes : « Hinc mens quasi separata a Plotino describitur. Tota enim sibi et intelligibilibus vacat, a reliquis omnibus feriata, rationem rerum gubernatricem irradians, sed a beato contemplandi otio nec ad punctum quidem temporis deficiens… Hinc, quia anima menti, seu ratio intellectui semper religata adhærescit, ejusque formarum radiis imbuitur, quidquid in temporalibus agit, utcunque æterna contemplando agit. Agit enim discurrendo, nec nisi a mentis immutabilibus regulis exorsa et manu ducta recte discurrit. Quæcunque ergo agit, et si ipsa se in seipsam retorquendo minus advertat, ea sempiternarum idearum contemplamina quædam sunt et imitamina. » (Dogmata theologica, t. I, p. 20.)
  9. Jean Philopon dit à ce sujet : « C’est le privilége de l’intelligence de se tourner vers elle-même. C’est elle qui voit, c’est elle aussi qui est vue : voyant les formes, elle se voit elle-même ; et, en se voyant elle-même, elle contemple les formes. Elle est en effet la plénitude des formes et la forme des formes. » (Comm. du Traité de l’Âme d’Aristote, IV, § 2.)
  10. Le P. Thomassin commente cette théorie en ces termes : « 1° Observat Plotinus animum hominis seipsum semper intelligere, etsi raro se in seipsum revolvendo id advertat. Nam primo qui judicat utique judicare se novit ; qui meminit, se meminisse scit ; qui vult, se velle vult et videt ; intelligit ergo semper animus se esse vim volendi, judicandi, memorandi, etc. 2° Qui certo et immutabiliter judicat, ex certa et immutabili aliqua regula se judicare novit. Quum ergo
  11. τύποι (tupoi), expression des Stoïciens. Voy. Enn. III, liv. VI, § 1 ; t. II, p. 124.
  12. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § xxxii ; dans notre tome I, p. lxxi.
  13. Proclus fait allusion à ces lignes dans sa Théologie selon Platon, I, 19, p. 52 : « L’âme explique l’intelligence, mais l’intelligence s’explique elle-même, comme Plotin le dit fort bien en traitant des hypostases intellectuelles. » Il faut lire dans ce passage de Proclus περὶ τῶν νοητῶν ὑποστάσεων (peri tôn noêtôn hupostaseôn) au lieu de ὑποϐάσεων (hupobaseôn) que porte le texte grec.
  14. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § xxxii ; t. I, p. lxxi.
  15. « Tu connais cette célèbre proposition que les philosophes ont énoncée à l’égard de Dieu, savoir qu’il est l’intellect, l’intelligent, et l’intelligible, et que ces trois choses, dans Dieu, ne font qu’une seule et même chose, dans laquelle il n’y a pas multiplicité… Comme il est démontré que Dieu (qu’il soit glorifié !) est intellect en acte, et comme il n’y a en lui absolument rien qui soit en puissance, de sorte qu’il ne se peut pas que tantôt il perçoive et tantôt il ne perçoive pas, et qu’au contraire il est toujours intellect en acte, il s’ensuit que lui et la chose perçue sont une seule et même chose, qui est son essence ; et que cette action de percevoir, pour laquelle il est appelé intelligent, est l’intellect même qui est son essence. Par conséquent, il est perpétuellement intellect, intelligent et intelligible. Il est clair aussi que si l’on dit que l’intellect, l’intelligent et l’intelligible ne forment qu’un en nombre, cela ne s’applique pas seulement au Créateur, mais à tout intellect. Dans nous aussi, l’intelligent, l’intellect et l’intelligible sont une seule et même chose, toutes les fois que nous possédons l’intellect en acte ; mais ce n’est que par intervalles que nous passons de la puissance à l’acte. » (Maïmonide, Guide des égarés, I, 68 ; trad. de M. S. Munk, t. 1, p. 301, 311.) Quant aux rapports que la doctrine de Plotin présente sur ce point avec celle d’Aristote, Voy. notre tome I, p. 360, note 3.
  16. On peut rapprocher de ce passage de Plotin le morceau suivant d’Ibn-Gébirol : « Si tu veux te figurer ces substances simples et la manière dont ton essence s’y répand et les environne, il faut que tu élèves ta pensée vers le dernier intelligible, que tu la purges et que tu la purifies de la souillure des choses sensibles, que tu la délivres des liens de la nature, et que tu arrives par la force de ton intelligence à la limite extrême de ce qu’il te sera possible d’atteindre de la réalité de la substance intelligible, jusqu’à ce que tu te dépouilles, pour ainsi dire, de la substance sensible, et que tu deviennes comme si tu ne la connaissais plus. Alors ton être environnera tout le monde corporel, et tu le placeras dans l’un des recoins de ton âme : car en faisant cela tu comprendras combien le sensible est petit à côté de la grandeur de l’intelligible. Alors les substances spirituelles seront placées devant toi et se tiendront devant tes yeux ; tu les verras autour de toi et au-dessus de toi, et il te semblera qu’elles sont ta propre essence. Tantôt tu croiras que tu es une portion d’elles, parce que tu seras lié à la substance corporelle ; tantôt tu croiras que tu es entièrement identique avec elles et qu’il n’y a point de différence entre toi et elles, parce que ton essence sera unie à la leur et que ta forme sera attachée à la leur. Et si tu montes aux différents degrés des substances intelligibles, tu trouveras les corps sensibles, en comparaison d’elles, extrêmement petits et insignifiants, et tu verras le monde corporel tout entier nageant dans elles, comme si c’était un vaisseau dans la mer ou un oiseau dans l’air. » (La Source de la Vie, liv. III ; trad. de M. S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, p. 60.)
  17. On peut rapprocher de ce morceau de Plotin les lignes suivantes de saint Augustin : « Ecce vide, si potes, ο anima prægravata corpore quod corrumpitur, et onusta terrenis cogitationibus multis et variis ; ecce vide, si potes : Deus veritas est. Hoc enim scriptum est : Quoniam Deus lux est ; non quomodo isti oculi vident, sed quomodo videt cor, quum audis, Veritas est. Noli quærere quid sit veritas : statim enim se opponent caligines imaginum corporalium et nubila phantasmatum, et perturbabunt serenitatem quæ primo ictu diluxit tibi, quum dicerem : Veritas. Ecce in ipso primo ictu, quovelut coruscatione perstringeris quum dicitur : Veritas, mane, si potes ; sed non potes ; relaberis in ista solita et terrena. Quo tandem pondere, quæso, relaberis, nisi sordium contractarum cupiditatis visco et peregrinationis erroribus ? » (De Trinitate, VIII, 2.)
  18. Le P. Thomassin cite ce passage et le rapproche des paragraphes 12, 15 et 16, dans ses Dogmata theologica, t. I, p. 69.
  19. Le P. Thomassin cite ce passage et le commente en ces termes : « Non solum supra corpora tantum, sed et supra naturas viventes, rationales, intellectuales, quas animarum nomine significabamus, provehenda est divina simplicitas ex Plotino. Est enim Deus supra omnia, supra animas, supra primam mentem, supra nomina, supra omnia quæ vel dici possunt vel cogitari, etc. » (Dogmata theologia, t. I, p. 197.)
  20. Ce terme rappelle celui de fulguration employé par Leibnitz.
  21. Voy. ci-dessus, liv. i, § 4, p. 1.
  22. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § xxvi, p. lxviii. On retrouve les mêmes idées exprimées dans les mêmes termes par Ibn-Gébirol : « Plus la substance descend, plus elle devient multiple, et plus elle monte, plus elle prend le caractère de l’unité, de sorte qu’elle doit finir par arriver à l’unité véritable... À mesure que les substances simples descendent, elles s’épaississent, jusqu’à ce qu’elles finissent par se corporifier et par s’arrêter. » (La Source de la Vie, liv. III ; trad. de M. S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, p. 39, 57.)
  23. Au lieu de ces mots, Taylor propose de lire : ἐϰ πάντων ἐξ οὖ ἐστιν (ek pantôn ex ou estin), et traduit : « Self sufficiency to this intellect îs the result of all the things of which it consists. » Cette correction et cette traduction sont inadmissibles, parce qu’il ne s’agit pas ici de l’Intelligence, comme le suppose Taylor, mais du premier principe, c’est-à-dire du Bien ou de l’Un.
  24. Le P. Thomassin cite ce passage et le commente en ces termes : « Visum est [Plotino] Principium primum, in quantum videtur, seu fide, seu præsentia, seu contactu, seu uno mentis videatur, suo tantum lumine videri ; ut sol suo lumine et reliqua omnia collustrat, et seipsum oculo repræsentat. Non ergo vi aut perspicacia sua, non acumine aut lumine suo mens quælibet valet Deum attingere ; sed ubi immunditias omnes, quibus ipsam res creatæ sordidaverunt, extersit, oculumque suum purgavit, emicat repente, quasi ab intimo penetrali ejus, lumen immensum summi boni, quod ipsam summum bonum est, quolibet intimo intimius, et penetrali penitius, seque videndum fruendumque propinat. » (Dogmata theologica, t. I, p. 338.)
  25. Par les mots θεὸς ἄλλοs (theos allos), un autre dieu, Plotin désigne un des dieux d’un ordre inférieur qui, selon l’opinion vulgaire, se manifestaient aux hommes. Taylor croit que Plotin fait ici allusion au passage de l’Odyssée dans lequel Minerve, portant une lanterne d’or, projette devant Ulysse et Télémaque une lumière éclatante :

    . . . . . . . . . . . . . . . πάροιθε δὲ Παλλὰς Αθήνη,
    χρύσεον λύχνον ἔχουσα, φάος περεϰαλλὲς ἐϰοίει, ϰ. τ. λ.

    Odyssée, XIX, 33.

    Creuzer pense que Plotin fait plutôt ici allusion à l’Hymne à Cérès, vers 279 :

    τῆλε δὲ φέγγος ἀπὸ ϰροὸς ἀθανάτοιο
    λάμπε θεᾶσ. . . . . . . . . . . . . . . 
    αδγῆς δ’ ἐπλήσθη πυϰινὸς δὸμος, ἀστεροπῆς ῶς.

    Nous partageons l’opinion de Creuzer, parce que Plotin fait assez souvent allusion aux mystères d’Éleusis. Voy. notamment Enn. VI, liv. IX.

  26. Pour cette phrase, Voy. ci-dessus § 14, p. 57.