Enquête sur l’évolution littéraire/Les Néo-Réalistes/M. Abel Hermant

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier (p. 261-265).

M. ABEL HERMANT


L’enfant chéri du Naturalisme, ce transfuge de l’École normale qui fut singulièrement choyé, justement on pourrait croire, pour ses délicatesses de nature si différentes des brutalités voulues et alors exubérantes de l’École à son apogée. Dès ses débuts, en effet, il fut accueilli avec une tendresse spéciale par M. de Goncourt et M. Zola. Le Cavalier Miserey qui souleva tant de tempêtes, la Surintendante, une curieuse et pénétrante étude du monde parisien, dernièrement Amour de Tête, qui est une très subtile psychologie, sont des titres qui lui ont valu de mériter la prédilection dont les maîtres l’accueillirent tout d’abord.

J’ai reçu de lui la lettre suivante :

« Moscou, 22 mai 1891.
« Monsieur et cher confrère,

« Vous avez bien voulu m’écrire pour me demander mon sentiment sur l’Évolution littéraire contemporaine. Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre ma réponse. Votre lettre est venue me chercher si loin ! À ces distances, les querelles littéraires semblent un peu vaines. Mais l’enquête que vous poursuivez se recommande à l’intérêt de tous, tous y doivent apporter leur contribution. Je me suis bien souvent posé à moi-même les questions qui en font l’objet : je ne crois pas à la valeur absolue des théories déduites, mais j’estime qu’un artiste, à notre époque réfléchie, doit prendre conscience de l’évolution où il participe, et du rôle que personnellement il y peut jouer.

« Malheureusement, cette conscience ne s’acquiert pas d’un seul coup. Je veux espérer que j’arriverai quelque jour à une lucidité parfaite : pour l’instant, mes idées me semblent plutôt en voie de formation. J’envie la sécurité de mes confrères qui ont pu résoudre d’emblée les difficultés que vous proposez à notre examen.

« Pour moi, j’ai fréquemment varié, et je me flatte de n’être pas encore paralysé dans une certitude. Je ne vois guère qu’un principe, d’apparence bien élémentaire, presque naïve, sur lequel je ne saurais transiger : c’est qu’un artiste, même dans le roman à sujet contemporain, dans le roman que nous prenons sur le vif, doit avoir pour unique souci de faire œuvre d’art et de créer de la beauté.

« À ce titre, je répudie les théories naturalistes, qui, appliquées à la lettre, feraient en somme du roman une œuvre utilitaire ou encyclopédique ; je répudie les théories psychologistes, qui lui donneraient un objet différent mais une forme pareille, et qui en feraient également une œuvre d’exposition ou d’instruction.

« Entendons-nous : si je me sépare des naturalistes, c’est pour des motifs d’esthétique sérieuse, et je ne m’associe point à la réaction commerciale qui se tente contre le naturalisme aujourd’hui ; je ne réédite point le vieil acte d’accusation qui en incrimine la vulgarité, la lourdeur et le pessimisme un peu simple. — Je me sépare des psychologistes pour des motifs analogues, mais je veux encore moins m’associer à la croisade bouffonne qu’une partie de la jeunesse actuelle prêche contre les sciences et contre l’esprit de la modernité.

« Je crois tout au contraire que si nous prétendons créer de la beauté originale et portant bien la signature de notre époque, nous ne pouvons pas négliger ce qui est l’apport et l’originalité de notre époque. Je crois que la science psychique, et en général toutes les sciences, nous ont fait envisager l’homme et la nature sous des aspects nouveaux, et qu’il y a là de riches matières pour les œuvres futures, des mines d’art inexplorées.

« Il ne s’agit pas de prendre la science toute brute, et de la transporter par exemple dans le roman. À chacun son domaine. Quand on a lu le plus humble psychologue de profession, les découvertes du psychologue littérateur font sourire. Mais je crois fermement que la psychologie peut fournir des motifs d’art entièrement neufs, et non pas seulement ces fines et délicates analyses, ces descriptions d’âme, ces inventaires parfois un peu puérils de sentiments, auxquels nous ont habitués les Stendhaliens. Des tentatives véritablement remarquables ont déjà été faites dans le sens que je vous indique, et je vous citerai l’exemple de Rosny, qui a su mettre en œuvre, comme artiste, une belle intelligence de penseur et de savant.

« Puisque je vous ai cité un nom, je passe des généralités aux personnes. Vous me demandez, monsieur, quelques mots sur mes aînés et sur mes contemporains. Je vous signale en passant que la correspondance de Flaubert porte les traces d’une opinion tout à fait conforme à celle que je viens d’indiquer, touchant le rôle réservé dans la littérature prochaine à la haute science de l’homme ; mais je n’ai point là le volume pour vous faire les citations. Dans un autre ordre d’idées, dans un autre esprit, M. Renan a mainte fois et admirablement exprimé la valeur esthétique des conceptions nouvelles. — Des maîtres actuels du roman, que vous dirais-je, que des banalités ? Vous savez bien le respectueux attachement que nous avons tous pour M. de Goncourt, pour Alphonse Daudet. Je vous ai parlé tout à l’heure contre le naturalisme : il va de soi que je ne m’attaquais pas à la personnalité d’Émile Zola ; j’ajoute que s’il a formulé la doctrine, il a été le premier à en faire bon marché : certains de ses adversaires sont naturalistes comme il ne l’a jamais été.

« Parmi les nouveaux venus qui sont encore mes anciens, je ne vous nommerai personne avec plus de sympathie que l’éloquent, le passionné, l’imaginatif Octave Mirbeau. Je vous nommerai Hennique, un artiste de haute valeur, patient, peu bruyant, et à cause de cela mal récompensé de son effort continu. Je vous nommerai Huysmans, qui n’est pas un intellectuel, mais qui est un ouvrier d’art merveilleux.

« Je vous nommerai, parmi les jeunes, Margueritte, déjà arrivé au public, Bonnetain, le romancier de la mer, qui, si j’en crois des annonces réitérées, nous prépare une variation nouvelle sur son thème favori. Je ne puis insister sur Lucien Descaves, envers qui je serais suspect de partialité : nous sommes presque deux fois confrères. Je ne veux pas manquer de vous nommer aussi, comme un des plus subtils et des plus spirituels d’aujourd’hui, Paul Hervieu.

« Mais, Monsieur, je m’arrête, les talents sont nombreux, et cette lettre menace de tourner au catalogue. Permettez-moi de vous serrer la main cordialement.

« Abel Hermant. »