Enquête sur l’évolution littéraire/Les Néo-Réalistes/M. Gustave Geffroy

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Bibliothèque-Charpentier (p. 236-241).

M. GUSTAVE GEFFROY[1]


M. Gustave Geffroy est le critique officiel, reconnu et très dévoué de l’École naturaliste. C’est aussi le critique d’art très distingué des mouvements d’ avant-garde. Il collabore à la Justice où il publie depuis près de dix ans, sur les mœurs et sur des cas de vie, de fines et délicates chroniques ; il y a donné aussi de pittoresques Souvenirs de voyage. D’origine bretonne, il a surtout un talent d’estompeur ; il excelle, dans le descriptif, à peindre les brumes des vagues paysages et cette atténuation des teintes se retrouve un peu dans ses critiques.

Il est âgé de trente-cinq ans ; de taille moyenne, avec une légère barbe noire et une fine moustache, des yeux gris-bleu très clairs, un front intelligent, une voix sympathique et musicale, Gustave Geffroy apparaît un doux passionné. Je l’ai vu chez lui, tout en haut de Belleville, dans son cabinet de travail qui prend jour sur un jardin en terrasse, planté de marronniers dont les bourgeons goudronnés vont craquer tout à l’heure. Pendus aux murs, des toiles de Carrière, de Monet, de Pissarro, de Renoir, de madame Bracquemond ; des dessins de Delacroix, de Raffaëlli, de Chéret, de Willette, un portrait gravé d’Edmond de Goncourt avec une dédicace du maître, que j’ai vu, d’ailleurs, sans le noter toujours, chez la plupart des écrivains que j’ai jusqu’ici visités. Sur la cheminée, un bronze de Rodin, une faunesse au corps souple, au visage funèbre.

Avec une modestie qu’on sent sincère, il se retranche d’abord derrière les opinions intéressantes qui m’ont déjà été données. Puis dans la fumée des cigarettes et la chaleur de la conversation qui s’anime, il se laisse doucement aller à dire :


— Pourquoi faire, des Écoles ? Cela ne signifie rien, et le temps fait bon marché de ces classements arbitraires : voyez, au dix-septième siècle, Bossuet et La Fontaine, Corneille et Racine, Molière, Pascal et Saint-Simon ; au dix-huitième, Voltaire, Rousseau, Diderot, Chénier, toutes les personnalités accusées et contraires, et qui pourtant constituent cet ensemble qu’on appelle un siècle littéraire ; en ce siècle, le nôtre, c’est identique ! Non, à vrai dire, il n’y a pas d’École, il n’y a que des individus ; une École suppose des élèves, des imitateurs, et ceux-là ne sont pas intéressants ; il n’y a que le Créateur, la Force, le Maître, en un mot, qui compte et qui reste. Que deviennent les autres ? Ah ! il y a des dominantes d’idées, des orientations générales, il y a des courants de siècles, et sur ces courants, des barques à pavillons différentes, mais des barques à un seul rameur. Je suis pour ces barques-là, je suis pour l’anarchie…

Les symbolistes ne me paraissent pas dans le mouvement déterminant de notre siècle ; ils représentent une réaction mort-née, ils s’occupent surtout de procédés, et ils affectent vraiment un trop extraordinaire dédain pour les conquêtes de l’esprit moderne. Mais, comme il y a parmi eux de vrais artistes, Henri de Régnier, par exemple, ils apportent à la langue des qualités intéressantes, une jolie fluidité de mots, un charme musical souvent exquis. Je trouve que Zola a fort bien dit quand il a qualifié leurs vers : ramage obscur ; il rend justice à ce gazouillis parfois harmonieux ; malheureusement, il est, en effet, obscur ; et comment s’intéresser à des choses qu’on ne comprend pas ? Et puis, c’est encore plus malheureux quand, à l’aide de clefs sans nombre, on arrive à déchiffer, on se trouve devant des idées, à la vérité trop minces et qui récompensent mal d’un pareil labeur.

L’orientation littéraire ? Les Écoles nouvelles ? Comment prévoir ? On s’embarque, mais on ne sait pas trop pour où… Va-t-on découvrir l’Amérique ou Port-Tarascon ? L’Eldorado ou une terre aride où rien ne peut germer ? Question. Il me semble pourtant que le roman très souple, très apte à toutes les combinaisons, pourra devenir en partie socialiste, socialiste dans le sens très étendu et très élevé du mot… On ne fait plus de tragédies, plus d’épîtres, plus de fables, on fera de l’histoire, du socialisme, de la science. Rosny, qui a écrit le Bilatéral, Caraguel qui vous exposait si bien l’autre jour ses théories de positivisme littéraire, Octave Mirbeau dont l’art est tout enflammé d’une ardeur d’humanité, pourraient bien être parmi les meneurs d’un tel mouvement.


Avec un grand charme de simplicité, et une douceur vibrante et chantante dans la voix, M. Geffroy, le dos enfoncé dans son fauteuil, continua :

— Et puis, comme tous ceux qui nous ont précédés, on continuera à écrire les Mémoires de son esprit. Ne trouvez-vous pas que la littérature ne doit être que la continuation de la vie ? La vie passée sur la page. L’homme habite dans une énigme affreuse, en somme ; il me semble que, quand il écrit, c’est pour noter ses sensations d’éphémère, sa vision de l’existence au moment du temps où il passe. On dit que tous les sujets sont usés ! Je pense qu’au contraire tout est à faire, que tout recommence pour des yeux neufs. L’émotion, l’inquiétude de l’homme devant la nature qui existait avant lui et qui lui survit ; la passion, le désir de justice à voir les hommes en société, la tristesse de l’attachement fugace, l’artiste sent tout cela plus vivement, et s’exprime instinctivement, parle pour marquer ce rapide passage à travers les choses, pour faire vivre les êtres qu’il a aperçus, — et il parle aussi pour ceux qui se taisent… Oh ! la littérature est une haute et violente distraction.

Et je ne suis pas un sectaire, dit-il encore. J’admets les individus différents, les inattendus, les personnels, et je prends du plaisir aux choses les plus contraires, qui m’émeuvent. J’aime dans le journalime la notation possible de sensations au jour le jour, comme j’aime le langage rare de Huysmans, la poésie de nature et la musique extraordinaire de Rollinat, le Prélude des poèmes anciens et romanesques de Henri de Régnier, comme je m’intéresse aux psychologies de M. Barrès, lorsque je peux me figurer qu’il ne s’amuse pas à se mystifier lui-même, de même que j’adore les foules de Germinal, et tant d’admirables mouvements de passion chez Balzac, Barbey d’Aurevilly, Goncourt, Flaubert, Zola…

Nous sortîmes. Et, pour jouir de cette superbe après-midi de printemps ensoleillée, nous descendîmes à pied des hauteurs de Belleville. Il était près de six heures, des ouvriers rentraient, des femmes se hâtaient à travers les voitures à bras, les mains comblées des provisions du dîner ; tant de têtes passaient, si différentes et, qui, pourtant, disaient tant de choses pareilles que M. Geffroy ralentit un instant le pas, me fit remarquer ce tableau, cette foule, les silhouettes qui passaient sur les ponts et au long du canal, dans la lumière du soir, et ajouta :

— Tenez, voilà la vie et l’ait. Cette poésie du faubourg, c’est la leçon de littérature qu’on peut prendre tous les jours en sortant de chez soi, en se mettant en contact avec ce décor, ce ciel, ces pavés, cette eau, avec ces personnages qui apparaissent et s’évanouissent comme des ombres, avec ce monde de passions et de souffrances qui palpite là devant nous…


  1. Voir Appendice.