Enquête sur l’évolution littéraire/Les Néo-Réalistes/M. Gustave Guiches

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Bibliothèque-Charpentier (p. 254-257).

M. GUSTAVE GUICHES


M. Gustave Guiches a débuté, il y a peu d’années par deux romans, Céleste Prudhommat et l’Ennemi, qui le firent remarquer parmi l’un des plus brillants disciples de l’École naturaliste. Il fut, ensuite, l’un des signataires de la protestation des Cinq, et sa rupture avec l’École ne se borna pas à cette manifestation de combativité. Ses nouvelles œuvres, l’Imprévu entre autres, le montrent préoccupé d’analyses psychologiques, et s’orientant dans l’art à la suite de maîtres moins populaires et plus raffinés, et particulièrement de Villiers de l’Isle-Adam.

À ma prière, M. Guiches a eu l’obligeance d’écrire la lettre que voici :

« Monsieur et cher confrère,

« Impossible, hélas ! d’ajouter n’importe quoi d’à peu près neuf à tout ce qui vous a été dit et si bien dit au sujet des diverses manifestations dont la littérature est affectée.

« J’ai lu vos enquêtes si pittoresquement promenées à travers les innombrables esthétiques du jour. Il m’a semblé relire la Tentation de saint Antoine. Il se dégage de ces études un cauchemar aussi angoissant que celui suggéré par la vision du chaos religieux dans l’œuvre de Flaubert. J’ai vu défiler des symbolistes, des instrumentistes, des décadents, des naturalistes, des néo-réalistes, des supra-naturalistes, des psychologues, des parnassiens, des mages, des positivistes, des bouddhistes, des tolstoïsants, etc… J’ai entendu des imprécations furieuses, des rires amers, des exclamations de pitié, des anathèmes solennels, des analyses subtiles, des synthèses probantes, des proclamations éloquemment improvisées. Tout a été dit, redit et contredit.

« Comment ne pas se sentir à jamais troublé en présence de contradictions telles que celle-ci ? Plusieurs de nos confrères déclarent que le naturalisme est mort. Aussitôt un télégramme de M. Alexis annonce : « Naturalisme pas mort. Lettre suit. » La lettre démontre en effet que le naturalisme avait été inhumé par erreur et qu’il était on ne peut mieux portant. Alors, que penser ?

« Il est bien certain que si le naturalisme n’est pas mort, il a subi toutefois de fortes dislocations. Combien reste-t-il de naturalistes authentiques parmi les soiristes de Médan ? M. de Maupassant est retourné aux traditions de Flaubert si personnellement appliquées dans Boule-de-Suif. M. Huysmans a créé le supra-naturalisme. M. Hennique a évolué vers le spiritisme. M. Céard s’est adonné plus spécialement à la critique. M. Alexis reste seul naturaliste impénitent.

« Parmi les néo-réalistes qui paraissaient vouloir suivre la voie indiquée par leurs aînés de Médan, mêmes transformations. Bonnetain s’intéresse, de préférence, à l’étude des phénomènes de la suggestion. Rosny s’est retourné vers un lyrisme scientifique dans lequel s’affirme toute la haute personnalité de son talent, et l’auteur de Sous-Offs va s’élancer, lui, sur les traces de M. Huysmans vers des « au-delà » mystiques, vers un naturalisme tout à fait supra.

« Quant aux psychologues, je ne m’explique pas qu’ils puissent former une catégorie spéciale d’écrivains. Chaque écrivain est psychologue à un degré plus ou moins intense proportionné au développement de ses facultés de pénétration, mais de ce que beaucoup d’entre eux, soit par scepticisme, soit par système, soit encore par défaut d’esprit philosophique, ne transforment pas leurs observations en lois générales, il ne s’ensuit pas pour cela qu’ils ne soient psychologues au même titre que les psychologues de profession.

« Le mouvement symboliste a été la première protestation contre le matérialisme des naturalistes intransigeants. Mais ce mouvement s’est tant divisé et subdivisé qu’il a perdu tout intérêt. Les symbolistes réclament le vers libre, l’émancipation du vers. Le vers serait opprimé ! C’est une petite ligue d’anti-esclavagistes, s’exagérant les misères de la poésie et prêchant, à des jeunes gens zélés, l’affranchissement des alexandrins.


» Avec quel plaisir rare on s’abstrait de toute idée d’école ! Comme il est agréable d’admirer les œuvres en elles-mêmes sans s’infliger la préoccupation de classer leurs auteurs ! Est-il bien utile, pour juger leur talent, de s’inquiéter si MM. Zola, de Goncourt, Alphonse Daudet, Paul Bourget, Maupassant sont naturalistes, impressionnistes, ironistes ou psychologues ? Chez MM. Leconte de Lisle et Catulle Mendès n’aime-t-on pas les très puissants évocateurs et très merveilleux poètes qu’ils sont, et n’oublie-t-on pas volontiers les parnassiens dont ils furent et restent les maîtres incontestés ? De même ne suffisent-elles pas les admirables et charmantes personnalités chez des poètes tels que Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé, Dierx, Henri de Régnier, Vielé-Griffin, Jean Lorrain, Gustave Kahn ?

« Cette idée d’école tend à disparaître. Les groupes, en effet, ne cessant de se multiplier, un jour viendra sans doute où chaque écrivain formera son groupe à lui tout seul, réalisant le maximum de la personnalité. Ainsi serait accomplie non pas l’évolution littéraire, mais une révolution complète dans les idées reçues, ce qui, à mon très humble avis, serait encore mieux.

« Agréez, je vous prie, monsieur et cher confrère, l’assurance de mes biens dévoués sentiments.

« Gustave Guiches. »