Enquête sur l’évolution littéraire/Les Néo-Réalistes/M. Lucien Descaves

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Bibliothèque-Charpentier (p. 248-253).

M. LUCIEN DESCAVES


L’un des Cinq. L’auteur des Misères du sabre et de Sous-Offs, qui firent le bruit qu’on sait. Une trentaine d’années, de petite taille, trapu, le front têtu, l’œil petit, mais vif et droit, une moustache rare, un nez bizarre et amusant, dilaté aux narines avec la pointe qui se rebelle : une tête de sous-off, ma foi, qui serait intelligente. Je le trouve chez lui, où le retint sa jambe cassée il y a six semaines dans un accident de voiture. Très gai, malgré cela, et crâne comme tout ce qu’il écrit.

Il me dit :

— Mais ce mouvement dont on parle tant à présent, cette réaction contre l’outrance du naturalisme, il faut en rechercher les premiers signes dans notre fameux manifeste des Cinq paru en 1887 ! Avons-nous été à ce moment, assez conspués ! On nous accusa de vouloir nous faire un peu de réclame sur le dos de Zola ; à présent tout le monde tombe d’accord que le règne du torchon est passé, tout le monde, le Pontife lui-même ! Et il est bien temps, en effet. D’ailleurs, Zola commence vraiment à se fatiguer… c’est vrai, depuis Germinal, il baisse… Vous ne trouvez pas ? Tenez, je viens de lire l’Argent. Plus que jamais il me fait l’effet d’un grand entrepreneur de bâtisse qui construit des maisons de rapport à six étages dans les quartiers ouvriers de la littérature… Et toujours la même distribution de pièces, les mêmes escaliers, les mêmes portes et les mêmes cordons de sonnettes. Au temps de la Conquête de Plassans c’était un architecte, qui savait vous installer avec goût un mobilier et choisir les tentures qu’il faut ; à présent, je le répète, c’est un maître-maçon qui fait coller les moellons les uns par-dessus les autres, v’lan ! ça y est. C’est de la copie de journal tout bêtement bâclée, avec autant de facilité qu’on démarquerait un fait-divers. Aujourd’hui il faut trois cents lignes ? les voilà ! C’est de l’ouvrage à l’année. Avez-vous lu cette phrase, dans l’Argent : « Jeantrou avait gardé sur le cœur les coups de pied au derrière que lui allongeait le père de la baronne ! » Si c’est permis d’écrire ainsi, avec une truelle !… Non, je vous dis… depuis Germinal… il bousille… C’est égal, c’est tout de même un Maître, qui a droit au coup de chapeau alors qu’il suffit d’un léger salut de la main quand il s’agit d’Alexis ! Ce pauvre Alexis ! Il n’y a plus que lui qu’hypnotise le tas énorme des éditions de Zola. On a calculé que cela faisait trois fois la hauteur de la tour Eiffel. C’est à mourir de rire !

— Voyez-vous les successeurs du naturalisme ?

— Mais ce sera tout le monde ! Entendons-nous, tous ceux qui auront du talent et du tempérament. Évidemment on ne fera pas comme les autres ont fait, on ne traînera pas dans les ordures exprès. Je serais assez de l’avis de Huysmans qui rêve un naturalisme spiritualiste…

— Oui, mais quel mot ? fis-je.

— Il l’explique ainsi : un égal souci de la chair et de l’esprit, psychologie et physiologie mêlées, deux chemins parallèles courant au même but, un à terre, un autre en l’air. Je vous dirais bien que j’essaie présentement d’appliquer cette théorie dans un roman sur les aveugles, si rien justement ne m’horripilait à l’égal des théories et des ratiocinations. Ayez d’abord du talent, tout est là. Si vous voulez vous offrir, par surcroît, le luxe d’une esthétique particulière, je le verrai parbleu bien, car les livres sont écrits, j’imagine, pour en recevoir l’endosse.

— Aimez-vous bien les Psychologues ?

M. Descaves haussa les épaules et fit la moue :

— Les poitrinaires chics de la littérature ? dit-il. Leurs jours sont comptés, mais, comme de vrais phtisiques qu’ils sont, ils ne se voient pas mourir ; et, dans les milieux où sonne leur toux, on leur cache leur position en les couvrant de fleurs : ce sont de beaux mariages, des sièges à la Chambre, des décorations, etc., etc… Mais, tonnerre ! qu’on leur colle des bureaux de tabac, et qu’ils nous fichent la paix ! Quant à Lemaître et à Anatole France, c’est quelque chose de pire : la sournoiserie dans la malfaisance. Celui des Débats avec son sourire de vitrier, qui grince en coupant le verre, celui du Temps qui jamais n’a taillé sa plume pour parler d’une œuvre d’art, d’une œuvre intéressante. Il y a cependant au Temps, comme partout, des lecteurs intelligents et lettrés qui ne seraient pas fâchés d’être tenus au courant du mouvement de la jeune littérature. Jamais, vous m’entendez bien, jamais Anatole France n’a daigné parler des efforts des jeunes… Si encore il les discutait ! Mais non, rien… Ah ! si, de temps en temps, il lance un Moréas, parce qu’il sait que ça ne tire pas… à conséquence, d’abord, et à plus de deux ou trois cents exemplaires, ensuite. Est-ce que ça compte ? En revanche, qu’un livre de valeur soit publié, vous lirez au Temps, dans le mois de son apparition, un article sur Pascal, un autre sur la Vie des Saints un troisième sur… un sonnet de Boileau ! Il garde celui-là en réserve pour la semaine où Huysmans donne Là-Bas ! C’est comme cela qu’il entend son rôle de critique moderne. Enfin !…

— Êtes-vous aussi sévère pour les Symbolistes ?

— Qui cela les symbolistes ? Moréas ! qui s’habille de la mise-bas de Mallarmé, de Verlaine et de Laforgue ! Une noisette creuse dans laquelle il y a un vers, un seul ! Et encore, il faudrait chercher ! Moréas ! un virtuose qui aurait le goût déplorable de n’exécuter que des variations sur les opéras d’Auber !

Je demandai à M. Descaves quels étaient, parmi les jeunes écrivains de sa génération, ceux qui lui paraissaient destinés à représenter le mouvement nouveau.

— Il n’en manque pas, de beaucoup de talent et d’avenir ; vous les connaissez comme moi : c’est Hennique, Margueritte, Rosny. Ah ! Rosny !… Mais il a vraiment quelque chose qui me dépasse : c’est son orgueil, un orgueil incommensurable, fou, dont on n’a pas d’idée ! Et un théoricien ! Et un esthète ! A-t-il du temps à perdre ! Il me rappelle ce pasteur protestant des Mémoires de Goncourt qui, dans sa manie de prêcher, se promenait toujours avec une chaire sous le bras ; de temps en temps, il calait la chaire, y grimpait, et en avant les boniments ! Rosny me fait un peu l’effet de ce pasteur protestant. De même, je n’ai pas été surpris quand des amis m’ont dit que Daniel Valgraive était accompagné d’un double envoi d’auteurs. Ayant entendu célébrer l’exemple unique en littérature de la collaboration des Goncourt, frères par le sang et frères par l’esprit, Rosny, sans doute, n’a pas voulu qu’il fût dit que quelque chose de rare et de difficile lui était impossible à réaliser… Et il y a aujourd’hui les Rosny, comme il y a les Goncourt ! Acceptons-en l’augure. C’est beau, l’orgueil !

… Mais je me suis arrêté dans ma nomenclature : n’y a-t-il pas encore Mirbeau, Geffroy, Paul Bonnetain, Mæterlinck, Ajalbert, la rédaction du Mercure de France, Vallette, Jules Renard, et Gourmont en tête ; et Abel Hermant, un encore, celui-ci, qui dans son dernier livre ; Amour de tête, a joliment lâché Zola !

— Quels sont, dans le roman moderne, les maîtres dont vous vous réclamez ?

— Oh ! d’abord, nos maîtres à tous, Balzac, Hugo, Flaubert et les Goncourt, puis Alphonse Daudet, qui a écrit Sapho, Huysmans, et les grands sacrifiés que vos interviewés ont négligé de nommer : Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, Vallès auquel Caraguel seul a pensé, et qui a laissé, dans le roman, deux arrière-petits-cousins de talent : Henry Fèvre, avant qu’il fît du roman comique, et Darien, celui de Bas-les-Cœurs et de Biribi.

Je quittai M. Descaves en faisant des vœux pour son rétablissement.

— N’oubliez pas, s’écria-t-il, les coups de pied au cœur de Jeantrou !