Enquête sur l’évolution littéraire/Les Parnassiens/M. Armand Silvestre

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Bibliothèque-Charpentier (p. 323-326).


M. ARMAND SILVESTRE


— Que voulez-vous que je vous dise, maintenant ? La question a été retournée sous toutes ses faces par Leconte de Lisle, Mendès, Coppée, — et vraiment, je ne peux plus que répéter ce qu’ils vous ont dit.

Mais comme j’insistais :

— Je ne suis pas de ceux que révolte l’idée d’une nouvelle forme prosodique, mais la question ne me touche pas, n’étant plus d’âge à en pouvoir user, et l’ancienne, — celle de l’admirable Petit traité de poésie de Théodore de Banville, — ayant produit assez de chefs-d’œuvre pour satisfaire les aspirations des poètes les plus ambitieux.

D’ailleurs, j’attendrai, pour croire à cette révolution, que la formule nouvelle ait reçu l’autorité d’un maître.

Dans tous les cas, le maître ne peut pas être Moréas. Moréas est un charmant poète grec, mais je ne le reconnais pas pour un poète français, la sève originelle d’une race résidant précisément dans sa poésie. Voyez ! Les Belges s’amusent aussi à faire des prosodies françaises.

Ce n’est pas Verlaine non plus dont le chef-d’œuvre pour moi est les Fêtes galantes qui sont d’un pur poète parnassien !

Tout ce que les symbolistes ont fait jusqu’ici n’est donc qu’un bégaiement… en attendant qu’un poète de génie en fasse une langue. L’ancienne n’était pas si pauvre qu’elle en avait l’air ! Un nombre déterminé de pieds et la rime, ça semble une prosodie barbare comme les premières hymnes liturgiques, le Dies iræ, le Stabat Mater qui sont admirablement rimées. Mais les vrais poètes y mettaient autre chose, une pondération de mots constituant vraiment à l’oreille une alternance de brèves et de longues. Pas de règle absolue à cet égard, comme dans l’hexamètre latin, et le poète restait livré à son caprice et à son goût instinctif d’harmonie. Mais l’instrument était d’autant plus riche et plus précieux qu’on n’en jouait pas comme du clavecin, où toutes les notes sont présentées aux doigts, mais plutôt comme du violon où il les faut chercher, avec sa propre inspiration, sur toute la longueur des cordes !

Et pourtant, — ajouta mon interlocuteur, — s’il n’y a pas, et s’il ne peut y avoir dans la poésie française de règle absolue de cadence, je suis bien sûr qu’en s’y attachant, on découvrirait, dans l’ensemble des chefs-d’œuvre poétiques de notre langue, des lois rythmiques auxquelles inconsciemment ont obéi les maîtres du vers ; il y en aurait dix, vingt peut-être, davantage même, mais je crois fort qu’elles existent en nombre déterminé, en dehors desquelles l’oreille française n’est pas satisfaite.

Oui, le vers doit avoir une musique avant tout, même avant une clarté dans l’idée. Je reproche simplement aux vers de quinze ou seize pieds de n’avoir pas une musique perceptible à mon oreille… Peut-être est-ce d’ailleurs un fait d’habitude ? Peut-être est-ce aussi parce que j’ai de mauvais yeux, que je ne perçois pas bien la couleur des mots, et ne crois pas à leur musique. Les symbolistes admettent des vers de toute mesure, moi aussi, parbleu ! mais jusqu’à douze pieds seulement. Le vers libre est une affaire de pondération et de rythme instinctif ; mais il peut certainement arriver à la musique. Cela suffit à ce que les vers libres soient vraiment des vers. Quoi de plus beau, de plus parfaitement eurythmique que certains chœurs en vers libres des tragédies classiques ?

… Vous voyez bien, — s’interrompt M. Armand Silvestre, — je n’avais rien à vous dire de bien intéressant ? Mais si vous voulez, pour votre enquête, le résumé de mon opinion, le voici en deux lignes :

« La rime étant l’unique règle de la poésie française, on cesse de faire des vers français dès qu’on la supprime. On fait autre chose, — de la prose rythmée, tout simplement. »

La rime ! ajouta ensuite mon interlocuteur aec un sourire d’adoration, la rime ! Mais ça n’est une entrave à rien ! Le vers, sans elle, a l’air d’un long jet d’eau horizontal qui s’en irait tout droit, banalement, bêtement ; mais si, en route, il rencontre une feuille, n’importe quoi, il éclate, s’épanouit en une gerbe éblouissante, s’irise ! Oui, si la rime est une entrave, voilà à quoi elle sert !