Enquête sur l’évolution littéraire/Les Parnassiens/M. Laurent Tailhade

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Bibliothèque-Charpentier (p. 326-333).


M. LAURENT TAILHADE


Je connaissais M. Laurent Tailhade pour un poète d’un talent rare et ultra-personnel, et j’avais le dessein de faire figurer son opinion parmi celles des poètes symbolistes, avec lesquels il avait, dès 1884, et derrière les précurseurs Mallarmé et Verlaine, posé les bases de l’école alors dite décadente. Dans le temps, quand Moréas parlait de leurs débuts, il disait : Tailhade, Vignier et moi ; Vignier, à son tour, répondait : Tailhade, Moréas et moi. Laurent Tailhade apparaît donc bien comme l’un des initiateurs du mouvement actuellement dénommé symbolisme, et son opinion importait à connaître.

Il faut dire, pour les lecteurs qui l’ignorent, que M. Tailhade joint à sa brillante réputation de poète celle d’un railleur féroce, se complaisant parfois à des mystifications échevelées dont il sort toujours avec des mots à l’emporte-pièce. Son esprit, à la fois précieux et mordant, s’est éparpillé en mille revues ; il vient de réunir en une plaquette, précédée d’une préface d’Armand Silvestre, une série de ballades et de quatorzains qui va paraître sous le titre : Au Pays du Mufle. Ses mots ont fait le tour du quartier Latin, l’album de la comtesse Diane en ruisselle, et combien de ceux qu’ils ont lardés en conservent les cuisantes brûlures ! Certains, les plus rares, sont seulement drôles ; c’est lui qui disait, et avec quelle délicatesse de ton, à une hétaïre qui voulait blaguer : « Est-il vrai, madame, que l’on soulage les poitrinaires avec l’huile de votre foie ? » Et puis : « Vous m’inspirez un sentiment bien pur : l’horreur du Péché ! »

J’ai rencontré hier, par hasard, Laurent Tailhade, et comme je lui soumettais mon projet d’interview, il acquiesça sous cette réserve que je placerais son opinion partout ailleurs que parmi celles des poètes : « Ces gens-là, dit Rivarol, comme le rossignol ont reçu leur cerveau en gosier ».

Voilà pourquoi je classe ici ma conversation avec l’auteur d’Au Pays du Mufle, conversation que je reproduis sténographiquement, sans commentaire.

— D’abord, dis-je, le naturalisme est-il fini ?

— C’est-à-dire que Zola ne fera plus que continuer dans sa formule. Quant à ses successeurs, ils se sont vu forcés de chercher d’autres éléments que l’observation quotidienne de la vie sur le trottoir ; lorsqu’on a eu noté tous les propos des blanchisseuses et des égoutiers, on s’est demandé si l’âme humaine ne chantait pas en d’autres lyres. Comme la fréquentation des gens qui se servent de brosses à dents et à qui l’usage des bains est familier répugne aux romanciers expérimentaux, ils ont dû s’adresser à d’autres couches sociales rudimentaires. M. Daudet ayant casé son fils et s’étant assuré l’héritage des Goncourt[1], M. Zola postulant l’Académie, les jeunes disciples de ces maîtres inventèrent le roman slave et le drame norvégien, sans compter le parler belge qui est le fond même de leur quiddité littéraire. Ils ont mangé de la soupe aux choux fermentés, avec les paysans de Tolstoï, découvert, avec M. Hugues Leroux, les jongleuses foraines, — ces sœurs d’Yvette Guilbert — et surtout créé, avec Méténier, les rapports de police accommodés en langue verte.

— Quels vont être leurs successeurs ?

— Il me paraît que l’évolution sera partagée nettement entre deux catégories, c’est-à-dire : les jeunes hommes n’ayant aucune fortune ni de métier avouable dans la main, se destinent à un riche mariage, ce sont les psychologues ; puis ceux à qui suffit l’approbation des brasseries esthétiques et d’intermittentes gazettes ; ce sont les symbolo-décadents-instrumento-gagaïstes, à qui le français de Paul Alexis ne saurait plaire et qui le remplacent par un petit-nègre laborieux.


Un peu « estomaqué », comme dirait M. de Goncourt, par cette sortie inopinée, je demandai à M. Tailhade, avec un léger ahurissement :

— Vous n’êtes donc pas symboliste ?

— Je n’ai jamais été symboliste, me répondit-il. En 1884, Jean Moréas, que n’avaient pas encore élu les nymphes de la Seine, Charles Vignier, avec Verlaine, le plus pur poète dont se puisse glorifier la France depuis vingt-cinq années, et moi-même qui n’attribuai jamais à ces jeux d’autre valeur que celle d’un amusement passager, essayâmes sur l’intelligence complaisante de quelques débutants littéraires la mystification des voyelles colorées, de l’amour thébain, du schopenhauérisme et de quelques autres balivernes, lesquelles, depuis, firent leur chemin par le monde. J’ai quitté Paris et vécu de longs mois en province, trop occupé de chagrins domestiques pour m’intéresser à la vie littéraire. Ce n’est qu’accidentellement que j’appris l’instrumentation de M. Ghil, les schismes divers qui déchirèrent l’école décadente et les démêlés de Verlaine avec Anatole Baju.

— Du symbolisme lui-même, que pensez-vous ?

— Mais de tous temps les poètes ont parlé par figures ! Depuis Dante et la Vita Nuova, depuis même toujours, ceux qui composèrent des poèmes ont été symbolistes ! Pourtant, il faudrait s’entendre. Si l’on désigne par symbole l’allégorie et la métaphore, il y en a partout, même chez Nicolas, qui montre le Rhin appuyé d’une main sur son urne penchante

Mais, de vrai, les symbolistes, qui n’ont aucune esthétique nouvelle, sont exactement ce qu’ont été en Angleterre les euphuistes, dont le langage a laissé de si détestables traces dans Shakespeare ; en Espagne les gongoristes dont le parler « culto » sigilla toute la poésie des siècles derniers, depuis les « agudas » amoureuses de Cervantes jusqu’à la glose de sainte Thérèse : « Yo muero porque no muero[2] » ; en France, la Pléiade, au redoutable jargon continué par les Précieuses, que railla et pratiqua Molière ; en Italie les secencistes fauteurs de si terribles pointes, le cavalier Marin, l’Achillini et tant d’autres : « Sudate o focchi a preparar metalli ![3] »

— En voulez-vous donc aussi aux archaïsmes ?

— Les archaïsmes des ronsardisants modernes ont été fort agréablement raillés par Rabelais, pour ne citer que des souvenirs nationaux (car s’il faut en croire Suétone, Auguste reprochait à son neveu Tibère ce genre de cruauté). L’Écolier Limousin ne parle pas d’autre sorte que les plus accrédités poètes de notre temps :

« Nous transfretons la séquane au dilicule et au crépuscule… puis cauponisons ès tavernes méritoires… nous inculcons nos verètres ès pudendes de ces meretricules amicabilissimes… m’irrorant de belle eau lustrale, élue et absterge mon anime de ses inquinaments nocturnes. »

La Collantine, de Furetières, et les amis de Gombault, faisaient paraître le même style ; il fallut que Malherbe vînt et biffât tout son Ronsard pour détourner le goût français de ces chemins rocailleux. Le principal effort des jeunes littérateurs contemporains consiste, comme je le crois, à découvrir la Pléiade et à la traduire en moldo-valaque.

Récemment, Barrès inventait Ignace de Loyola, auquel il voulait bien reconnaître des mérites égaux à ceux de M. Deschanel. Je ne désespère point, avant ma mort, de rencontrer un hardi novateur par qui nous seront appertes les Oraisons funèbres, et qui nous fera savoir qu’il existe, sous le nom d’Athalie, un drame assez honnêtement charpenté.

— Vous avez lu le Pèlerin passionné ?

— Et je suis passionné pour ce pèlerin, encore que la facture moins inattendue des Cantilènes et des Syrtes par quoi nous fut révélé Jean Moréas, s’accorde mieux à mes habitudes spirituelles et me laisse goûter sans effort les riches trouvailles de ce glorieux artisan. Sous le même titre (Passioned Pilgrim), Shakespeare écrivit un poème qu’ont fait oublier la Tempête et le Roi Lear. Jean Moréas, dont les lectures s’étendent sur diverses nationalités, favorisa le grand Will dans le choix de son titre, mais pour consoler nos nationaux emprunta au vieil Rutebœuf « le dict du chevalier qui se souvient », sans compter les grâces vendômoises dont je vous parlais tantôt.

— Quel avenir accordez-vous à ces deux écoles nouvelles : les psychologues et les symbolistes ?

— Ceci est plus sérieux : je crois que le premier poète qui, dans la langue savamment préparée par nos devanciers du Parnasse et par les écoles contemporaines, exprimera simplement une émotion humaine, et pleurera d’humbles larmes en racontant que sa bonne amie lui a fait du chagrin, ou qu’elle a cueilli des pervenches sous les arbres en fleur, sera le maître indubitable des générations d’artistes qui viendront après lui. Entre Musset et Verlaine, toute voix sincère avait fait silence, étouffée par les rugissements méthodiques de M. Leconte de Lisle, ce bibliothécaire-pasteur d’éléphants. Cette circonstance est pour expliquer la fortune sans précédent mais non illégitime de Sagesse et de la Bonne chanson.

Quant aux psychologues, MM. Bourget et Barrès ayant contracté d’opulents mariages, l’école a certainement accompli sa destinée, tout aussi bien que le héros Siegfried, quand il eut reconquis le fameux anneau.

— Quelle est donc votre formule littéraire, à vous ?

— Je vous le dis tout de suite :

Je considère que, lorsqu’on n’est point un sot, ni un bélître, ni un pion, ni un quémand, l’art de faire des vers est la manifestation intellectuelle d’un ensemble d’élégance qu’à défaut d’autre terme je qualifierai de dandysme, nonobstant l’abus qu’on a fait de ce vocable, éculé par les génitoires de Maizeroy et le pied de Péladan. Je réprouve donc toutes les exhibitions foraines ou mondaines qui assimilent le poète à un phénomène ou à un cabotin, et je n’aime pas plus les veaux à deux têtes des parlotes symbolo-décadentes que les Vadius des salons basbleuesques où Jean Rameau gasconne ses pleurardes inepties[4].

Voilà.


Je m’arrêtai là de mon enquête pour cette fois, me promettant bien de recueillir, en temps utile, les réponses qu’il faut, n’est-ce pas ? à cet impitoyable coup de caveçon.


  1. Voir à l’appendice la lettre de M. de Goncourt.
  2. Je me meurs de ne pas mourir !
  3. Suez, ô feux, à préparer les métaux !
  4. Voir Appendice.