Enquête sur l’évolution littéraire/Les Indépendants/Mme Juliette Adam

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Bibliothèque-Charpentier (p. 380-382).

MADAME JULIETTE ADAM


La directrice de la Nouvelle Revue, l’auteur de Grecque et de Païenne, a bien voulu me donner pour cette enquête la consultation suivante :

« Le roman, comme toute manifestation de l’esprit humain, parcourt le cycle des évolutions déterminées de cet esprit. Plus il englobe de faits d’ordres différents, plus il peint de tableaux de mœurs, plus la gamme des observations qu’il contient monte haut vers le divin et descend bas dans l’échelle des êtres, plus il domine le temps et s’immortalise.

» L’œuvre suprême, le roman type est pour moi l’Odyssée qui embrasse l’histoire d’un peuple, l’état de sa civilisation et de sa science, la description de ses actes journaliers, les mobiles qui font agir les individus dans le sens du caractère de leur race. L’Odyssée parcourt si complètement la série des conditions de la vie qu’on y voit les dieux, la puissance surnaturelle, se personnaliser au point de participer aux passions d’un groupe d’hommes privilégiés.

» Plus un roman s’écarte de la généralisation, plus il observe, décrit et dépeint un milieu restreint, plus il s’éloigne du type de l’Odyssée, plus il se cantonne dans le détail infinitésimal, plus tôt alors il partage le sort des faits minuscules et se noie dans l’océan de l’oubli.

» Mais s’il correspond aux doutes, aux croyances de son temps, s’il fixe les connaissances et les expériences du milieu dans lequel il éclot, s’il accumule des documents profitables aux lecteurs de l’avenir, enfin, s’il a une valeur pour l’histoire, alors il émerge au-dessus des productions dont le cercle est borné. Le temps ne peut faucher ce qui occupe un trop grand espace.

» Flaubert a entrevu tout cela ; mais il a dispersé, émietté son aperception. S’il avait réuni en un seul livre l’étude approfondie des caractères de madame Bovary, les curiosités et les attraits de la légende et de l’histoire de Salammbô, la très haute philosophie de la tentation de saint Antoine, l’état complet de la science de son temps fixé dans Bouvard et Pécuchet, s’il y avait ajouté ce dont il me parla plusieurs fois, l’exaltation de l’héroïsme humain à propos de Léonidas, il eût laissé l’une des œuvres, peut-être l’œuvre la plus géniale de notre époque.

» La religion affirmée ou niée, qui joue un si grand rôle sur l’esprit des recherches de la science, en joue un égal sur l’esprit des observations qui sont la matière du roman. Lorsque la religion domine, le roman est mystique ; lorsqu’elle commence à être discutée, le roman est imaginatif, l’homme cherchant sur terre la compensation de ce qu’il se laisse ravir au ciel ; lorsque la religion est niée, la raison triomphante se tourne sur soi, s’analyse, scrute l’être animal et intellectuel et le roman s’appelle, on ne sait pourquoi, psychologie, puisque ce ne sont pas les qualités psychiques qu’il décrit, mais la bête instinctive et pensante.

» En Europe, la religion qui dans l’antiquité absorbait les sciences sacrées et magiques, les a, par ignorance, délaissées au temps des croisades. La science profane s’est fondée en dehors de la religion comme à la fin du paganisme ; mais aujourd’hui cette science que la puissance de l’impondérable et de l’inexpliqué arrête au seuil du mystère, ne pourra bientôt plus progresser que par la religion. C’est pourquoi le roman s’essaie déjà au symbolisme, pourquoi de matérialiste, de terre à terre, d’analyste, il deviendra imaginatif, puis mystique et enfin vraiment psychique. »