Enquête sur l’évolution littéraire/Les Néo-Réalistes/M. Paul Bonnetain

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Bibliothèque-Charpentier (p. 241-248).


M. PAUL BONNETAIN


Pas facile à rejoindre, l’auteur de l’Opium. Pour ne pas lui infliger au Figaro littéraire, dont il est le secrétaire de rédaction très sollicité, une aggravation de peine sous forme d’interview, j’ai du le relancer loin de Paris et de sa banlieue, dans le coin de campagne et de province où il habite, ne passant à Paris chaque jour que les trois ou quatre heures qu’il doit à son journal.

— Horreur de Paris, me dit-il ; — non pas haine : terreur. Je ne connais guère que mon ami Gustave Geffroy qui comprenne, s’il ne les partage, l’angoisse bête, l’anémie cérébrale, le dépaysement que me donne le pays du « boulevard » et des « premières ». Mais il faut vivre !

Vous venez me demander ce que je pense de « l’Évolution littéraire », évolution de tortue gigotant sur le dos ! C’est d’une gracieuse impartialité, car vous avez, à l’Écho cette qualité, cette force : d’être unis et de vous serrer les coudes, solidairement… Une belle et bonne idée, vos enquêtes. Vous avez dû voir des gens, pas vrai ! que votre venue a forcés à penser, et qui, maintenant, ont du moins une opinion pour quelque temps. Mais que voulez-vous que je vous dise, moi ?

— N’êtes-vous pas le promoteur de la protestation des Cinq ?

— Ah ! la protestation des Cinq ! En voulez-vous l’histoire ? J’étais au Gil-Blas où je donnais une nouvelle par semaine. Paraît la Terre, avec un parti-pris d’ordures qu’à tort ou à raison je croyais voulu. Justement je venais d’apprendre d’un des convives de Zola qu’un jour à table, en parlant du naturalisme, le « patron » s’était vanté de se moquer du public. La plume me démangea et je proposai à M. Magnard, mon directeur des années précédentes, un article indigné sur le livre ; mais je ne pouvais le signer, cet article, puisque, transfuge du Figaro, j’écrivais au Gil Blas qui publiait la Terre ; or, M. Magnard ne voulait point d’un pseudonyme. L’auteur de Charlot s’amuse se bouchant les narines devant le bouquin de Zola : l’antithèse était en effet pour amuser le public ! Je contai mon embarras à mon ami Descaves qui partageait mon opinion et l’idée nous vint d’une protestation collective. De la sorte, mon journal ne se formaliserait pas de ma rentrée rue Drouot.

C’est amusant, hein, la littérature ?… Il faut vivre, vous dis-je.

Ce qui fut dit, fut fait. Un troisième ami, Paul Margueritte, me donna pleins pouvoirs par lettre et nous mandâmes Guiches et Rosny. Ce dernier rédigea le « manifeste » (car nous l’appelions ainsi n’étant pas jeunes qu’à moitié), et n’accepta point d’amendements. De là, le côté scientifico-pompier de la tartine, ce bon Rosny aimant à gâter son énorme talent par un abus de néologismes pharmaceutiques. — J’aurais pu, et, promoteur de la campagne, l’écrire, cette protestation, mais, j’ai cette originalité — la seule — d’être timide étant batailleur, et, par-dessus tout, de n’être pas peu l’ami de mes amis. Ceux-ci voulurent bien mettre mon nom en tête, et, partant, plus échiné qu’eux tous, je broutai la chicorée amère d’une célébrité de quarante-huit heures. Voilà !… Zola ne s’en serait pas porté plus mal s’il ne fallait pas toujours, chez nous et en tout, quelqu’un pour accrocher le grelot. Un courant se forma qui devint à la longue l’unanime opposition, la lassitude intransigeante que vous constatez à présent.

Que vous dirai-je encore ? Ah ! une anecdote à côté, l’histoire comique du manuscrit de cette « protestation ».

Je l’avais envoyé au domicile particulier de M. Magnard, 27, boulevard X… à deux pas du Bois. Je sors l’après-midi, je vais dîner en ville avec ma femme et je passe au Figaro à onze heures. Pas d’épreuves ! La copie, dont naturellement je n’avais pas le double, n’est pas arrivée, et le secrétaire de la rédaction, peu content, m’apprend que depuis cinq heures on me cherche dans les cercles et cafés où je suis censé aller, à la maison, partout, et que le téléphone carillonne en vain dans toutes les directions. Je saute en voiture, je cours chez moi, je hèle le concierge qui va quérir le commissionnaire auquel le matin il a confié le pli. L’homme juché sur le siège, nous filons boulevard X… sans que ma femme, aussi sagement illettrée qu’il convient à la femme d’un homme de lettres et nullement au courant, comprenne un mot à mon affolement et à mes tartarinades encolérées. Le sapin s’arrête 27, boulevard Y !… « Mais, triple brute, ce n’est pas ici ! » Le commissionnaire s’était trompé, le boulevard X… continuant le boulevard Y !!… La lettre est ici pourtant. Je sonne à l’hôtel. Personne ! Volets clos. Les propriétaires villégiaturent et la boîte au courrier bâille devant moi de toute sa mâchoire de cuivre. Du bout d’un crayon, je sens, je reconnais mon enveloppe !… Il pleuvait à verse — par bonheur. Me voilà tentant une effraction, arrachant un fil de fer à la haie du chemin de fer de ceinture pour faire un harpon. Cependant des passants s’arrêtent. Tout à l’heure, ce sera le poste de police, un esclandre, des explications, du temps perdu et notre tapageur premier-Paris à vau-l’eau. Mais Zola n’a pas en vain baptisé Jésus-Christ un héros de la Terre.

La Providence veille, vengeresse, et je sors à propos cent sous de mon gousset. Un passant finit par me dénicher, chez un troquet lointain, le domestique chargé de veiller sur l’immeuble, et je parviens à rentrer en possession du « manifeste ». — « Cocher, au Figaro ! et au galop ! » Je m’affale sur les coussins. Soupir énorme. Alors, ma femme : « C’est donc bien précieux, cet article, et vraiment utile ? » « Je te crois… » et je vais pour lui expliquer, mais elle m’arrête : « Je savais bien que tu le retrouverais : j’ai dit un Souvenez-vous Marie ! »

C’est bête, ça, et de l’intimité et du sacré, mais si je vous l’ai dit, c’est que de l’histoire je ne veux me rappeler que cette minute heureuse, que ce beau cri d’affection sûre et d’enfantine foi.

Et voilà, reprit M. Bonnetain après un silence, tout ce que je puis vous confier sur l’évolution littéraire de ce temps-ci… Venez-vous voir mes lilas ?

Mais j’insistai jusqu’à l’agacement de mon hôte.

— Évolution ! évolution ! Il n’y en a pas d’évolution ; chacun sent qu’il en faudrait une, et chacun se désespère de ne savoir, de ne pouvoir la créer, la diriger ; alors, chacun plaide à côté. Le certain c’est que, si le naturalisme a fait son temps, comme étiquette, mode et procédés, le réalisme reste invaincu. La grosse majorité des grandes œuvres de tous les temps n’est-elle pas réaliste, de la Bible à Pascal, du grand siècle aux Goncourt ? On ne reviendra pas plus à l’idéalisme et au romantisme d’antan qu’on ne reviendra aux diligences. On tentera peut-être un retour au mysticisme si les derniers croyants nous donnent un homme de génie sans tolstoïsme. Et puis, on recourra fatalement à la science pour lui prendre, les uns le merveilleux qui leur manque, les autres un approximatif absolu. (Jusqu’ici, nous ne lui avons emprunté que des mots et des miettes — mal digérées — de méthode.)

Ce que nous serons, nous autres, dans le mouvement ? Je ne sais. Geffroy est, à mon sens, le premier critique de ce temps. Margueritte, Mirbeau, Descaves, Guiches, Rosny, Ajalbert et d’autres que j’oublie, parce qu’ils sont moins près de mon amitié que de mon esprit, sont encore assez jeunes et d’assez souple talent, pour être les disciples heureux et admirés du messie que je ne pressens pas en eux. De nos aînés, Huysmans est le plus doué, le plus original, celui à qui le public doit le plus de sensations neuves. Mais de même que la plupart des métis, il restera sans lignée directe… Ah ! l’originalité, le mouton à cinq pattes ! Pourvu qu’on ne gâte pas, à l’écarteler de louanges, Jules Renard, l’auteur de ces exquis Sourires pincés. Original, celui-là, et qui ira loin s’il a du souffle et secoue les pucerons des jeunes revues…

Tenez, cher confrère, je vous parle franc. Pourquoi avez-vous donné la moindre importance aux décadents, aux symbolistes ? D’abord, ces prétendus évolutionnistes sont des poètes. Or, le vers c’est, en littérature, aujourd’hui, ce qu’est la harpe ou letriang-le dans un orchestre. Comptez-les chez Lamoureux ! Et pourtant la presse s’occupe d’eux, les cite, les consulte ! Muette sur le livre d’un romancier, elle consacre trois colonnes au vaudeville d’un Déjazet, ses échos à un Péladan, son feuilleton de critique à un Moréas !… Enfin, ne se fait pas naturaliser qui veut !

Pour me résumer, vos enquêtes me produisent l’effet de ces femmes grosses, discutant du sexe du fœtus qu’elles ne sont pas sûres de mener à terme. Nous sommes dans un des âges ingrats que traverse la littérature tous les cinquante ans en moyenne. Une guerre européenne, une lutte sociale peuvent chavirer les prédilections les mieux raisonnées. La littérature de demain, après tout, serait purement socialiste que je n’en serais pas surpris. Pas fâché non plus. Après tant de pitié à la Slave, un peu de vraie et simple justice semble dû.

Qui vivra verra. Le véritable évolutionniste sera celui qui aura le plus de talent — et écrira le moins. Car ce qui nous a lassés du naturalisme, et de tout en littérature, c’est la production à outrance. Tout le monde écrit des romans, les grues en retraite, les Ligues des Patriotes, lesrastaquouères, les notaires et les cabots. Voilà le mal, mon cher Huret, et le seul.

Peut-être nos enfants, à la suite de quelques révolutions, jouiront-ils de moins de pléthore. On verra peut-être venir le temps où les journaux seront confiés tout entiers, y compris, et surtout, les faits-divers, à des hommes de lettres qui, mis ainsi à même de vivre, pourront n’écrire qu’un ou d’eux, trois livres au maximun, en leur vie. Fromentin n’a guère laissé qu’un bouquin : Dominique, mais ce qu’il dégotte les psychologues du jour d’aujourd’hui !

Et là dessus, M. Bonnetain m’ayant indiqué le chemin de la gare, s’en retourna dans son jardin.