Enthousiasme (Le Normand)/01

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Éditions du Devoir (p. 7-21).


I

ENTHOUSIASME


Quand on voit Mathilde de dos, et sans chapeau, on souhaite tout de suite qu’elle se détourne pour montrer le visage qu’encadre une pareille chevelure : une chevelure brun clair, assez courte, toute en reflets dorés, et bouclée et souple comme celle des enfants ; une chevelure qui mousse au dessus de vagues ondoyantes et longues, qui semblent naturelles et sont l’œuvre d’un bon coiffeur.

Mais l’œuvre de Mathilde, aussi. Car c’est Mathilde, en vérité, qui brosse, brosse, brosse à tour de bras et sans pitié ses fins cheveux, et les dégage de la mise en plis sévère et collée, et obtient ce merveilleux résultat. C’est d’ailleurs sa seule coquetterie, cette coupe qui donne à sa chevelure cet air heureux de flotter au vent, cet air de jeunesse et de santé, cet air de printemps !

Aussi, quand au concert, des gens derrière elle guettent, intéressés, le mouvement qui leur permettra de voir la figure que cache cette coiffure à la fois si naturelle et si artistique ; quand, dans la rue, les gens qui la suivent éprouvent pour sa tête nue la même curiosité, il arrive que, sentant sur sa nuque des yeux qui se fixent, elle se retourne brusquement. Et ces gens, au premier abord, sont un peu désappointés. Le nez est coupé trop court. Le teint n’a rien d’extraordinaire. Oh ! comme les autres, elle pourrait l’améliorer, mais elle ne s’en préoccupe pas tous les jours. Souvent même, ses lèvres sont à peine rougies. Elle leur a bien passé le bâton, avant de quitter sa chambre, mais depuis — comme elle le dit en riant — Mathilde a eu le temps de manger tout ce qu’elle en avait mis !

Non, de profil, surtout à cause de ce nez coupé court, Mathilde n’est vraiment pas à son avantage. Il faut lui faire faire volte-face, et la voir parler ; là, elle reprend le dessus.

La boucle de cheveux mordorés sur le front, les yeux gris larges ouverts, les cils, les sourcils noirs, les dents très blanches, et l’expression surtout, achèvent n’importe quelle conquête. En somme, la beauté de Mathilde c’est un peu celle d’une Simone Simon. Intelligence, vivacité, enthousiasme logés sous un minois un peu trop chiffonné.

Mais Simone Simon sur l’écran, joue la candeur, la joie, l’élan. Mathilde ne joue pas, elle est ainsi et plus naturelle enfant ne vit jamais le jour ! En elle, l’enthousiasme et l’ardeur dominent tout. Aussi, à la maison se moque-t-on généreusement d’elle. Un éclat de rire des trois frères arrête son éloge dithyrambique du pianiste ou du chanteur qu’elle vient d’entendre. On accueille avec une amicale ironie sa passion pour certains livres, certains tableaux, certains héros de roman, certains jeux même. Malgré les rires, cependant, tout le monde est bien forcé de reconnaître que son ardeur réchauffe l’atmosphère.

Et Mathilde la réchaufferait encore plus, si elle ne dissimulait pas certaines de ses exaltations !

Ainsi, elle n’a presque pas dit comment elle trouve cette année que le printemps est beau.

Mais l’avait-elle assez espéré ! Elle qui pourtant, adore l’hiver, elle s’était mise à rêver dès le premier dégel, aux routes sans neige, parce qu’elle avait tant hâte d’étrenner cette bicyclette neuve qui attendait dans la maison depuis le jour de l’An.

Quand Mathilde était petite, elle refusait qu’on lui offrît ainsi au premier janvier, un cadeau qui ne pourrait servir qu’à l’été. Cette fois, elle avait demandé elle-même, pourtant, cette bécane qui était en décembre la seule trouvable dans la grande ville. Il y avait disette. Il ne fallait pas laisser échapper la chance. Depuis trop longtemps, elle pédalait sur les bicyclettes empruntées à ses frères, elle voulait enfin la sienne.

Elle l’avait eue. Au sous-sol, la bécane semblait attendre bien patiemment le bon état des routes. Mathilde, elle, s’énervait un peu. À tout instant, si l’amour-propre ne l’avait pas retenue, elle serait descendue voir sa bicyclette, la palper, l’admirer, même si elle n’avait rien d’admirable. Quand, par bonheur, tout le monde sortait, Mathilde laissait vite le travail en train, dégringolait l’escalier. Ouvrant la porte du garage, pour en avoir plus grand où circuler, elle enfourchait son Pégase nouveau genre, et faisait quatre ou cinq fois le tour du sous-sol. Mais ce n’était guère satisfaisant. Ce n’était ni beau, ni agréable, car elle n’aimait pas à pédaler pour pédaler, mais pour avancer, respirer du bon air, voir du pays, admirer, découvrir.

Les tempêtes de neige semblaient enfin finies. Le printemps était en chemin. Le soir, parfois, quand Mathilde allait reconduire quelqu’un jusqu’à la porte, une gorgée d’air frais lui paraissait soudain parfumée comme une bouffée de lilas ! Mais les lilas étaient encore loin et, dans sa rue, les bancs de neige gardaient leur formidable hauteur.

Le temps avait tout de même passé, et un bon midi, rayonnante, elle avait annoncé :

— Tout à l’heure, je prends la route.

— Tu n’iras pas loin, par ce froid.

— Il ne fait pas froid. Le soleil est chaud.

— Hum ! il doit être brûlant en effet…, en mars…

— Mais oui, en mars, le soleil est chaud.

Le repas fini, elle avait couru s’habiller… en conséquence, pendant qu’un frère complaisant gonflait les pneus sous l’œil critique d’un autre frère.

Quand Mathilde reparut devant eux, elle était en costume de skis, elle avait des chaussettes de laine et un foulard au cou, et elle tenait à la main… deux paires de mitaines. Mais elle était nu-tête.

C’était là que frapperait le printemps !

Elle fut accueillie par les habituels rires moqueurs.

— Ne prétendais-tu pas qu’il faisait chaud ? que le soleil brûlait ?

— Veux-tu ma paire de cache-oreilles en poil, pour compléter ton accoutrement ?

Et le troisième frère survenant dit à son tour :

— Est-ce que tu ne serais pas un tout petit peu folle ?

Elle acquiesça à cette juste remarque, parce que le ton n’avait rien de péjoratif, et qu’il décelait même une certaine admiration pour la petite sœur qui avait le courage d’aller à bicyclette, à un moment où tout le monde en était encore à pester contre l’hiver. Et ce bon frère ne pouvait pas ne pas admirer le cran que Mathilde avait de braver l’opinion des autres qui diraient d’elle, mais d’un ton convaincu : « Non, mais elle est folle vraiment ! »

Sage ou folle, que lui importait ? Elle partit à la rencontre du printemps. Dans la ruelle elle dut à son grand regret salir les pneus neufs de sa rutilante bécane. Elle l’aurait bien portée, pour ne pas risquer de l’abîmer ! Mais elle n’osa pas, elle monta, fit gicler l’eau boueuse qui restait dans les mares, puis tout de suite fut au beau milieu de la rue, sur l’asphalte et dans le soleil.

À partir de là, elle fila, fredonnant, et arborant un air de triomphe et d’orgueil que n’égalerait plus tard que cette expression de fierté qu’elle aurait, devenue mère, poussant dans la rue pour la première fois, le carrosse de son premier bébé !

Enfin, elle avait pris la route. Et la bécane aussi heureuse était douce et tendre et rapide. Mathilde, par les boulevards bien nettoyés, gagna Côte-de-Liesse, où déjà c’était la campagne. Le soleil faisait fumer la terre et les bancs de neige qui bordaient encore le chemin baissaient à vue d’œil. Les branches rousses des peupliers paraissaient en bourgeons. Mais en approchant, Mathilde était bien forcée de constater que ce n’était que leur écorce encore nue dont la couleur fauve ressortait à côté du gros tronc rugueux et gris.

Mais le printemps était tout de même arrivé. En cela, personne ici n’aurait pu la contredire. Un mouvement d’eau s’entendait sous cette neige défraîchie qui couvrait encore la terre. La route était bien débarrassée ; et si les champs presque partout restaient cachés, par ci, par là, se montrait quelque grande plaque de sol, ou tout de suite poussait un duvet vert.

Ah ! c’était bien le printemps, et grâce à sa bécane, Mathilde pouvait ainsi venir à sa rencontre !

De plus en plus elle se sentait exaltée et heureuse. Son nez trop court n’avait plus aucune importance. Elle pédalait, détendant l’une après l’autre ses jambes avec une vraie béatitude. Parfois, donnant des coups plus forts, elle pouvait ensuite se laisser aller… Ou bien, elle se levait, et dressée, se sentait soudain aussi grande que si elle eût monté un cheval… et son air, et sa tête, avec ses cheveux flottants, exprimait plus que tous les V du monde, la Victoire…

Mathilde était venue au devant du printemps, et prématurément, Mathilde fêtait la victoire du printemps sur l’hiver définitivement condamné à mort… Un vent délicieux lui caressait les oreilles, faisant un bruit de coquillage ; des odeurs de verdure embaumaient, même si nul arbre n’était encore en fleurs. Mais un susurrement de source, de rigole permettait tous les espoirs. Sous les bancs de neige qui bordaient la route, le ruisseau, aussi joyeux que Mathilde, chantait avec force.

Elle le suivit fredonnant, ne songeant qu’au doux présent, ne pensant pas à la fatigue qu’elle allait peut-être ressentir au retour. Elle s’en alla jusqu’au bord du lac Saint-Louis, où elle retrouva soudain, avec la glace qui n’était qu’entamée l’odeur de l’hiver.

Malgré le grand morceau de flot bien bleu qui coulait, miroitant, triomphant lui aussi, Mathilde eut froid et vite retourna vers la terre fumante et plus chaude.

Elle dut tout de même finir par rentrer. Morte de fatigue, mais souriante et enthousiaste, elle remit en place d’un rude coup de brosse sa vivante chevelure, puis elle raconta ce qu’elle avait vu. Elle était transfigurée par la joie, mais elle croyait taire la profondeur de son enchantement.

Les jours suivants, il y eut des giboulées, du mauvais temps. Mais Mathilde, elle, savait que le printemps était arrivé et que sournoisement il progressait. Ne l’avait-elle pas vu, en personne, planer là-bas sur les champs ?

En effet, sous l’écran des giboulées, le printemps s’installait. Mathilde — comme on sort tous les jours beau temps, mauvais temps, le cheval de race qui a besoin d’exercice — Mathilde, maintenant que l’asphalte était nu, sortait sa bécane chaque après-midi sous prétexte de commissions à faire. Elle vit ainsi reverdir les gazons, malgré les tenaces chutes de neige molle, et bientôt pousser au fond des parterres, les crocus bleus, jaunes, et les tulipes au grand cœur ! Elle vit la montagne passer du blanc rayé par les arbres, à une couleur noirâtre uniforme et triste.

Mais là aussi l’écran des giboulées trompait l’œil et soudain, un matin, le soleil rosit en se levant la haute tour de l’Université, puis comme un réflecteur, promena ses rayons sur une montagne toute tachée de la couleur différente des bourgeons. Chênes, érables, bouleaux mêlaient leur roux, leur vert pâle et tendre, leurs bruns légers. Peu à peu commençait à se tisser la tapisserie qui serait achevée par l’été…

Au début de mai, Mathilde qui avait pédalé jusqu’au boulevard Mont-Royal, aperçut sous bois les premiers trilles et attachant sa bicyclette à un arbre, elle s’enfonça dans les ronces pour les cueillir.

Elle revint, le petit panier de métal accroché au guidon de la bécane, disparaissant sous les fleurs blanches. Enfin, il y aurait dans la maison et dans sa chambre, des bouquets qui n’auraient pas coûté une fortune !

Désormais, pour courir les routes, elle n’avait plus besoin de gros bas et de mitaines. En chandail, en jupe légère, elle allait, laissant le soleil dorer sa figure et aérer ses cheveux. Elle buvait le printemps. Elle n’en perdait pas une parcelle. Personne ne l’aurait mieux vu qu’elle ! Par les petites routes dont les ramifications aboutissent à Côte-de-Liesse, elle allait même le soir, maintenant que le jour durait si longtemps. Elle connut bientôt tous les champs, tous les talus, toutes les maisons de la côte des Bois Francs, de celle de Vertu, et aussi la jolie Montée des Sources et celle de Sainte-Geneviève. Elle vit chez les maraîchers, pousser dans les couches chaudes, les premières salades, et sortir la désaltérante rhubarbe. Le petit panier de métal qui avait rapporté les précoces fleurs de mai, se garnissait maintenant de radis, de laitues que Mathilde pouvait se vanter d’avoir eu pour une chanson. Plus tard, un gros bouquet de lilas cacha souvent un pot de vraie crème achetée à quelque cultivateur.

Que pédaler était amusant ! Que Mathilde aimait le printemps et le bon Dieu qui le faisait si beau ! Et sa bécane, qui lui avait fourni ce moyen de le voir si bien ! Parfois, une amie partageait avec elle les délices de la promenade dans l’air odorant et plein de promesse. Mais jamais un instant Mathilde n’hésitait à partir seule si l’amie qu’elle demandait se faisait prier. Il n’était tout de même pas normal à son âge de goûter sans mesure une pareille solitude. Un jour, pour rencontrer le printemps, elle ne serait plus seule, sans doute. Et tout en roulant, il était bien permis de se bercer de rêves, d’échafauder des projets d’avenir… En attendant, pédaler même avec le vent comme unique compagnon de route, pédaler était un délice. Voir son élan déplacer tout le paysage, voir les forêts lointaines qui paraissaient la suivre pendant que les arbres plus proches se laissaient dépasser et semblaient reculer. Pédaler, et regarder dans les yeux chaque maison ouverte sur la route. Pédaler et guetter amicalement les pousses des lilas, puis les feuilles, puis les grappes des fleurs formées, puis leur épanouissement qui embaumait le monde, telle avait été sa joie depuis ce jour, où, enfourchant la bécane neuve, elle était partie au devant du printemps.

Repassant tant de félicité, elle se rappelait soudain les pépiements joyeux des moineaux à sa porte, quand dès février, l’air s’était adouci. Ce qu’elle ressentait en aspirant à pleins poumons et en admirant de tous ses yeux, le doux printemps, et le beau, le joli mai, c’était ce que les pauvres gamins de moineaux essayaient ces jours-là d’exprimer à leur façon !

Parfois, la voyant revenir, et apprenant qu’elle arrivait de si loin, une voisine disait :

— Que vous êtes courageuse !

Mathilde n’osait pas répondre que le courage aurait été de rester enfermée et de laisser le printemps arriver dans le monde sans elle… Mais elle saisissait ainsi à quel point on ne devinait rien de cette exaltation qui l’envahissait lorsqu’elle prenait la route… Était-ce donc qu’elle devait particulièrement rendre gloire à Dieu, qui lui avait fait cadeau d’un tel don de joie et d’enthousiasme.

— Que je le conserve toute ma vie, priait-elle…

Les voisines admiraient le courage qu’elle avait eu d’aller jusqu’au lac Saint-Louis, …mais ce n’était pas une seule fois qu’elle y était allée, depuis ce jour de mars, où elle avait reçu son souffle encore glacé par l’hiver !

Maintenant, le lac brillait à pleins bords et chaque fois qu’elle suivait la route sinueuse qui le borde, malgré elle, elle pensait à la baie des Chaleurs. Moins l’air salin, il lui ressemblait, surtout avant que les grands arbres aient repris leur feuillage, d’une luxuriance inconnue des bois de la Gaspésie : cette façon qu’avait le village de Pointe-Claire de présenter son clocher, c’était comme l’église à Saint-Siméon de Caplan, là-bas ; et le lac lui-même, quand un brouillard léger en voilait l’autre rive et que des vagues battaient sa plage, c’était comme la baie des Chaleurs, sur les dépliants qui l’annoncent ; tendres couleurs de pastel, même bleu de l’eau, du ciel.

Mathilde s’arrêtait pour admirer et, appuyée au guidon, regardait rêveuse filer l’aile blanche d’un bateau. Des feuilles mortes que l’on brûlait, remplissaient la campagne de leur savoureuse odeur.

Dans les jardins, les gens travaillaient. Les bourgeons commençaient partout à crever leur enveloppe. Mathilde arracha une tige d’orme, déplia une minuscule feuille exactement pareille à ce qu’elle serait en grand dans quelques semaines, toute velue et finement dentelée, lilliputienne mais parfaite.

Tout était extraordinaire et beau. Mathilde reprit la route. Qu’importait son nez trop court. Elle était ravie, ravie de notre printemps à nous qui n’est pas comme les autres, qui vient de loin avec ses contrastes, ses explosions soudaines de verdure ! On voyait vraiment pousser l’herbe et les rhubarbes, quand il faisait un pareil temps. Ce qui était haut d’un pouce à l’aller, l’était de deux au retour.

— Parole d’honneur ! serait-elle obligée de dire, pour qu’on la prenne au sérieux, quand ce soir à la table de famille, elle aurait raconté ce qu’elle avait observé des touffes de pivoines. À deux heures, elles étaient comme des pointes d’asperges vieux rose, et maintenant, à quatre heures, elles avaient la tête plus haute de quelques pouces et ébouriffée d’une touffe de feuilles ouvertes !

L’air se réchauffait. Elle enleva son chandail, sans cesser de pédaler, et sans perdre son équilibre, et soudain, elle sursauta, parce qu’à côté d’elle, une voix masculine disait :

— Les enfants sont heureux aujourd’hui !

Encore un qui la prenait de dos pour une petite fille !

Elle tourna la tête vers la voix, avant de répondre.

C’était un jeune homme d’au moins vingt-cinq ans. Il avait une bicyclette de luxe chromée et brillante, des roues jusqu’au guidon où rétroviseur et cloche rutilaient aussi à qui mieux mieux. Son coupe-vent, sa casquette étaient de vrai grenfell, cela se voyait tout de suite. Ses yeux très noirs exprimèrent l’étonnement ordinaire quand elle le regarda. Une fois encore, les enfantins cheveux trop fins, avaient fait espérer un visage de chérubin ! Pour prouver qu’elle le savait, elle dit légèrement ironique :

— Les grandes personnes aussi sont heureuses !

Puisqu’ils devaient continuer à pédaler de front, sur la bande d’asphalte réservée là aux cyclistes, comment ne pas maintenant continuer à se parler ? Il risqua une autre réflexion. Et puis, sans plus de préambule, Mathilde lui versa son enthousiasme pour tout ; pivoines, lac, bourgeons d’orme, couleur de l’eau, odeur des feuilles qui brûlaient, et description du lac tel qu’elle l’avait vu à sa première promenade, le vingt mars, entre ses bords enneigés.

— Vous aussi, vous y étiez le vingt mars, et je ne vous ai pas rencontrée ! s’exclama-t-il.

— Y étiez-vous donc vraiment ?

— Mais oui. Je suis toujours le premier en ville à sortir ma bécane pour une excursion !

— Moi, je serai aussi toujours la première. Je dis : Je serai, parce que je n’ai ma bécane que depuis le jour de l’an.

Plus tard, une occasion se présenta de lui demander son nom. Il venait de parler d’un étudiant qu’elle connaissait.

— François-Marie-Julien Saint-Laurent, sur mon extrait de baptême. Domicilié en plus à Ville Saint-Laurent…

— Ah ! Marie Saint-Laurent, est-elle votre sœur ? C’était ma compagne au couvent.

— Ma cousine. Mais, dites-moi aussi comment vous vous nommez pour que je lui parle de vous.

— Fait-elle aussi de la bicyclette ?

— Oh ! non, ma cousine suit toutes les modes excepté celle-là. Parce qu’elle n’aime pas le vent qui déplace les ondulations, enlève la poudre, efface le rouge…

— Ah, c’est désappointant. Je cherche une amie qui serait infatigable comme moi…

— Il y a moi. On pourrait former un club…

— Non, un homme n’est jamais libre de se promener tous les après-midi…

— Ah ! pourquoi me faites vous penser à ce que vous étiez en train de me faire oublier ; à savoir, que je devrais être à ma chambre à potasser les matières de l’examen qui commence demain…

— Et si vous le manquez ?

— Je ne le manquerai pas. Ma mère va prier pour moi. Et puis, je l’ai préparé. Et vous aussi, vous prierez pour moi, si je vous le demande ? Et mes examens finis je prendrai la route avec vous l’après-midi, si cela ne vous déplaît pas…

— Beau temps, mauvais temps ?

— Beau temps, mauvais temps, jusqu’au dix-huit de juin, jour fatal, où je prendrai la route moins belle de Farnham, pour mon service militaire…

Quand ils se quittèrent, Mathilde lui avait dit son âge, son nom, son numéro de téléphone et dans son exubérance, bien d’autres choses encore. Lui, avant de continuer, la regarda un instant s’en aller, pendant qu’elle traversait le rond-point Monkland, où il prenait lui, une direction opposée.

Elle souriait parce que l’aventure l’amusait. Il était intelligent, et un peu emballé, lui aussi… Il l’avait prouvé en parlant de certaines rééditions de livres… Elle souriait aussi à l’idée de faire avec lui des randonnées…

Seule, elle avait été heureuse d’aller à la rencontre du printemps… Irait-elle, à deux, au devant de l’été ?

Les fleurs des pommiers partaient au vent. Bientôt ce serait juin.

Elle regarda vers la ville, et elle vit que le printemps avait beaucoup travaillé à sa tapisserie ; des nuances de tous les verts couvraient à présent la montagne…