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Enthousiasme (Le Normand)/03

La bibliothèque libre.
Éditions du Devoir (p. 36-49).


III

ORANGE ET BLEU


Un énorme bouquet de delphiniums gros bleu et de lis jaune orange fleurissait la table. Toute la lumière du salon était absorbée par ces riches couleurs ; c’était comme dans une église l’autel illuminé, les yeux y revenaient, les yeux ne s’en détachaient pas.

— Vous aviez connu Christiane, dit quelqu’un. Ces fleurs me font penser à elle. Vous aviez vu son petit salon bleu et orangé ?

Si je l’avais vu, son petit salon !

Je regardais de nouveau le grand bouquet, je répondis :

— Mais oui !

Et puis, pendant que le thé finissait dans le brouhaha des opinions toujours entrecoupées, interrompues parce que tout le monde parle à la fois et veut aussi tout écouter et ne rien perdre, je partis en excursion dans ma boîte aux souvenirs et je revis les jours de Christiane et tout un passé déjà très lointain.

J’arrivais en tramway, quand je venais la voir. Je sonnais. La bonne, — le tablier bien frais et la coiffe empesée, — m’ouvrait la porte et me disait :

— Madame descend tout de suite. Si vous voulez entrer vous asseoir.

J’entrais à droite dans le fameux petit salon et je me hâtais de me jeter dans le premier fauteuil, parce que mes semelles imprimaient mes pas en gris sur le beau velours indigo du tapis. C’était intimidant. Tout était si reluisant, si neuf, si propre, si bleu et si orangé !

Pourtant, quand plus tard, je fus avec Christiane plus intime, je sus que c’était la bonne qui était ainsi d’un soin méticuleux et d’un ordre impeccable. Christiane était comme nous volontiers heureuse dans un fouillis de livres, de journaux — entre un panier à racommodage débordant, et une boîte de bonbons ouverte…

Christiane disait :

— Je ne suis pas jolie et je le sais. C’est ma sœur qui a pris chez nous la beauté de toute la famille. On me l’a assez répété pour que je ne l’oublie jamais.

Christiane était blonde et elle avait les yeux bleus sous des cils châtains. Je la connus lorsqu’elle avait vingt-huit ou vingt-neuf ans. C’était vrai qu’on pouvait ne pas la trouver jolie, mais il fallait tout de suite s’exclamer qu’elle était aimable et intéressante. Sa figure était pâle et ses traits chiffonnés ; et ses dents étaient irrégulières mais blanches comme du lait ; elles donnaient un grand charme à son sourire.

Christiane était curieuse. Elle voulait tout savoir, mais avec intelligence et sans cesser d’être bien élevée. Elle prenait des airs auprès de son mari, mais gentiment, sans donner l’impression qu’elle posait. Elle soutenait contre lui les opinions les plus contradictoires, pour être bien sûre qu’il ne lui imposait pas ses idées. C’était, bien entendu, une comédie qu’elle se jouait, mais avec sincérité, voulant tant rester elle-même et personnelle — ou du moins, garder l’illusion qu’elle le restait : car quelle femme au monde peut aimer, et au début de cet amour, ne pas se laisser influencer en tout ?

Le petit salon orangé et bleu, au fait, puisque le mari était architecte, il avait dû y mettre du sien. Ces fauteuils, ces tables, ces bibliothèques, — les premiers meubles que je vis qui ne venaient pas tout faits d’un magasin — il avait dû les dessiner au moins. Nos écoles d’art moderne, nos ateliers n’existaient pas encore. Mais il n’était pas question de la part du mari. C’était la composition de Christiane, le salon de Christiane, le goût de Christiane, les couleurs de Christiane ; orange et bleu ; orange très orangé comme les lis tigrés du bouquet, bleu bien bleu comme les delphiniums du bouquet.

Ce petit salon, les détails en sont effacés de ma mémoire. L’arrangement des fenêtres — les rideaux d’étamine bien blanche bordée d’un jour au fil jaune, les tentures, les fauteuils bas, c’est tout ce qui me reste. Il m’est absolument impossible de retrouver la couleur du mur. Mais en regardant le beau bouquet de lis et de delphiniums, Christiane est reparue bien vivante dans son petit salon et je l’ai revue marquant à son tour le tapis moelleux de l’empreinte de ses pas. En vérité, ce n’était donc pas parce que j’arrivais du dehors et que mes pieds étaient poussiéreux que je le marquais ; c’était que la peluche en était trop épaisse et trop bleue.

Nous étions pendant l’autre guerre. Christiane avait son mari bien à elle et en sécurité malgré sa jeunesse. Il était grand et fort, mais il avait de si mauvais yeux qu’il n’était pas question d’en faire un soldat.

Christiane racontait comment, lorsqu’elle était encore élève au couvent Saint-Louis-de-Gonzague, et lui écolier du Mont Saint-Louis, il la suivait tous les jours silencieusement, rue Sherbrooke. Puis, enfin, il avait trouvé quelqu’un qui la lui avait officiellement présentée. Ensuite, il lui avait prodigué attentions et compliments. Il l’attendait non loin de la sortie, il l’accompagnait presque jusqu’à sa porte. Les compliments du collégien avaient eu un effet irrésistible et définitif sur la petite fille de seize ans, habituée à s’entendre dire :

— Tu ne te tiens pas bien.

— Mais c’est affreux comme tu ne grandis pas. Ta sœur qui a une si belle taille.

Ou encore :

— Ma foi, ton visage n’est pas pareil des deux côtés. Laisse donc que je t’examine.

Christiane ne savait pas encore que cela s’appelait un visage asymétrique. Mais elle apprenait une fois de plus qu’elle n’était pas jolie ; qu’elle ne serait jamais belle comme sa sœur aînée. Ce refrain cessait d’être nouveau et ne l’affligeait plus.

Car, s’étant convaincue qu’elle était dénuée d’attraits physiques, Christiane ne s’était pas tenue pour battue. On lui avait par ailleurs souvent dit qu’elle était intelligente. Elle estimait que c’était le plus important de tous les biens, et avec cette richesse, elle avait entrepris l’édification de sa personnalité. C’était fort bien, elle n’était pas jolie, mais elle ne serait pas banale et on s’occuperait quand même d’elle. Elle aurait de l’instruction, elle serait intellectuelle, elle serait intéressante. Elle avait une jolie voix de soprano, elle la développerait et elle développerait aussi ce goût qu’elle se sentait pour la décoration de maison. Elle connaîtrait en plus, la peinture, l’architecture, la littérature et… la mode.

Avec autant d’intérêts, un programme d’études aussi vaste, sa vie serait comble. Elle ne s’ennuierait pas. Elle n’ennuierait pas les autres. Il y aurait tant de choses, dans ses yeux bleus et derrière ce front — qu’on s’arrêterait pour y lire. Et puis, Christiane parlerait et elle parlerait bien. Christiane aurait toujours quelque chose à dire.

Si occupée, elle ne s’aperçut pas que ses dix-huit ans amélioraient beaucoup son physique et corrigeaient presque tous les défauts qu’on lui avait jusque-là reprochés. Ses cheveux bouclés étaient naturellement de ce blond angélique que les coquettes de l’époque essayaient en vain d’obtenir par la teinture. Ils moussaient autour de sa figure beaucoup moins pâle, parce que Christiane rougissait à tout propos. En un mot, même avec ses traits chiffonnés, Christiane était devenue jolie. En gris pâle, en vert jade, en bleu, personne ne pouvait l’être davantage. Elle avait l’air d’un pastel où les couleurs se marient avec une douceur si harmonieuse, qu’on ne s’occupe pas de la perfection du dessin.

Le futur architecte voyait tout cela, lui, et de plus en plus, s’attachait à ses pas.

Comme il était riche, le roman ne traîna pas en longueur. Aussitôt admis à sa profession, il fit la grande demande, et Christiane se trouva bel et bien mariée avant d’avoir même entrepris les études spécialisées qu’elle avait décidé de faire.

Mais rien n’allait l’empêcher de remplir le programme établi. Les jeunes époux partirent pour Paris. Christiane y améliora son vocabulaire, prit des leçons de chant, affina ses manières. Elle cueillit à pleines mains des notions de tout. Elle apprit sans livre les divers âges de l’architecture : on commence par l’école romane avec Saint-Germain-des-Prés ; on continue avec le gothique de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle : on passe à Saint-Étienne-du-Mont pour les caprices de la Renaissance, et ainsi de suite. C’était aisé et inoubliable. Et que de choses, pareillement, vous enseignaient en peinture les musées ! Des Primitifs au XIXe siècle, la marche du pinceau, la différence des fonds de toile, au Louvre cela sautait aux yeux d’une salle à l’autre. Au Luxembourg, on s’approchait du moderne ; au Grand Palais, on s’initiait aux ultra-modernes, au bizarre, aux laideurs mêmes. Christiane en critiquait bien quelques-unes, mais elle avait trop décidé d’être quelqu’un pour ne pas être d’avant-garde. Elle aimait d’ailleurs les couleurs vives, crues ; témoin le bleu à laver, l’orange brûlé de son salon.

La guerre avait interrompu la vie si palpitante d’intérêt du jeune ménage privilégié. Rentrés à Montréal, ils avaient acheté cette maison où Christiane avait installé cette pièce bien à elle, couleur de delphiniums et de lis jaunes !

Le jeune ménage privilégié subissait tout de même, comme les autres, le sort ordinaire des humains ; son bonheur clochait. La santé de Christiane était mauvaise, inquiétante. Un mal encore inconnu minait son jeune organisme. Son front de cire en était le seul indice, pour les passants, car son entrain, son enthousiasme étaient d’une vigueur extrême. Ce qui ne l’empêchait pas d’être confinée au lit, ou au moins à la maison, des semaines complètes, et d’avoir à dissimuler de continuelles souffrances.

Je marquais souvent le tapis bleu de la poussière de mes semelles, parce que j’avais une santé de fer et pouvais aller par tous les vents, distraire Christiane malade, boire son délicieux thé de Chine, manger ses sandwiches, emprunter ses livres. Christiane me questionnait sur mes études encore en cours, sur mon professeur de littérature, mes ambitions, mes projets, mes amours. Christiane voulait savoir l’histoire de tous, et le moindre potin la ravissait. Elle buvait les nouvelles fraîches comme du bon lait, et d’ailleurs elle versait généreusement en échange tout ce qu’elle savait elle-même.

— Tu es bavarde, Christiane, tu es une vraie commère…, disait son jeune mari. Mais il mettait dans sa voix une indéniable admiration : ce que Christiane faisait, c’était amusant, c’était drôle. Il ne s’ennuyait pas avec elle, et elle était adorable avec lui, lui réservant sa tendresse un peu enfantine, ses taquineries, ses meilleurs sourires. Elle jouait sans doute à la petite fille choyée, mais ce masque qui appelait protection et tendresse, lui servait à cacher une sournoise force de caractère.

Parce que son jeune mari n’acceptait rien sans elle, n’allait nulle part sans elle, Christiane maintes fois feignait de se sentir tout à fait mieux, se levait, se pomponnait, manifestait un irrésistible besoin de sortir, de voir du monde, de marcher… Pour cela, elle devait mépriser et vaincre de tenaces douleurs qui la tourmentaient sans répit.

Je ne marquai qu’un hiver, en somme, le tapis bleu, de mes pas gris. La guerre achevait, et après l’armistice, le jeune ménage partit aussitôt pour Paris.

Ce fut l’insistance de Christiane, qui me pressait dans ses lettres de les rejoindre, qui m’aida sans doute à organiser mon propre voyage. Ils n’étaient pas installés depuis bien longtemps quand, à mon tour, je mis pied à Paris, puisque j’y arrivai pour fêter le premier anniversaire de l’armistice.

Ma malle à peine défaite, comme une Parisienne née, je pris le métro et j’allai voir Christiane.

Elle habitait un appartement confortable à Passy. J’y eus bientôt mes habitudes… et chaque fois que je descendais du tramway et que je marchais d’une rue à l’autre, jusque chez elle, je traînais avec moi toute la série de héros de roman qui avaient vécu dans ce cadre et dont les vies avaient passionné mon adolescence…

Christiane semblait ressuscitée. Nous courûmes Paris ensemble. Le jeune ménage entreprenait de me civiliser, au fond… Nous allions de Saint-Denis à Fontainebleau, de la Madeleine à l’Opéra, du Louvre à Versailles et à Rambouillet. Nous avions la même façon de prendre en riant les mésaventures. Tout allait si bien que nous entreprîmes plus tard, après avoir traversé Paris en tous sens, de traverser ensemble toute la France…

Délicieux voyage ! et qui demeure parmi les plus beaux de mon existence. C’était le printemps, et si nous quittâmes Paris et les marronniers en fleurs, ce fut pour trouver sur la côte d’Argent, les grappes mauves des glycines et les roses qui grimpaient emmêlées sur tous les murs ; et ce fut pour retrouver la mer que nous aimions tant.

Saint-Jean-de-Luz ; Hôtel Beauséjour ! Le nom rappelait quelque modeste auberge de chez nous — en France, on manquait donc aussi parfois d’imagination ? — mais comme tout était nouveau, pittoresque, agréable et même élégant.

Je nous revois flânant au port, regardant de l’autre côté du pont, la petite ville de Ciboure et les hautes Pyrénées ; et puis, le phare de Socoa sur lequel venaient se briser les hautes lames de l’Océan. Le climat faisait du bien à Christiane. Elle était gaie ; d’ailleurs nous l’étions tous, et nos longues promenades en voiture dans les montagnes n’étaient pas silencieuses. Nous apportions avec nous des livres, et nous relûmes quelques pages de Ramuntcho, sur la place même où Loti fait vivre son héros.

De Saint-Jean-de-Luz, nous émigrâmes à Guéthary. Le matin, au réveil, nous nous passions sous la porte, de petits billets où nous écrivions nos impressions sur le petit déjeuner que l’on venait de nous apporter ; sur l’onctueux du chocolat, des croissants…

Mais Christiane, certains jours, fut moins bien. Elle riait apparemment du même cœur et rien ne décelait ses malaises, sauf qu’elle gardait le lit et que nous faisions salon autour ! Sur sa table, il y avait des revues d’art, de mode, et des revues purement littéraires. Il y avait les derniers livres. Les discussions commençaient. Les opinions du jeune ménage n’étaient pas toujours assez orthodoxes pour mon goût. Avec son grand besoin d’être d’avant-garde, Christiane m’étonnait et son mari s’appliquait à me scandaliser. Je n’abandonnais pas, malgré ma jeunesse, ma façon de penser, pour adopter aveuglément leur manière de voir ; à cause de leur petit droit d’aînesse, je ne recevais pas en silence ce que j’appelais leurs idées fausses. Le feu de la discussion grandissait. Il finissait en éclats de rire.

Si Christiane, vers la fin du jour, se sentait mieux, nous allions avant le dîner prendre une consommation à la terrasse du prochain café. Nous ne nous blasions pas, sur ce plaisir d’être assis dehors, dégustant notre breuvage en regardant passer ce monde si nouveau pour nous. Des femmes revenaient du lavoir, le panier sur la tête ; des bœufs blonds traînaient des charrettes, et les Basques nous amusaient vifs, gesticulants, et le béret toujours bien enfoncé…

C’était un temps de belle et insouciante vie. L’humeur égale, la gaîté du jeune ménage étaient pour moi un bel exemple de bonheur conjugal. Christiane reprochait souvent à son mari de n’avoir pas assez d’égards pour moi, mais j’aimais qu’il fût ainsi, empressé à la servir, à l’écouter, tout en prévenances ; cela enchantait le romanesque de mes vingt ans. La vie conjugale parfaite, c’était cela. Ah ! sûrement, il aurait pu être plus galant avec moi, tenir au moins mon manteau, quand nous nous vêtions pour sortir, mais non, il était tout occupé à voir si Christiane se couvrait suffisamment !

Un jour, nous nous étions mis en route pour aller voir des grottes célèbres. Au dernier moment, Christiane ne se sentit pas assez bien pour y descendre et braver tant d’humidité. Mais puisque nous étions rendus, elle voulait que nous y allions quand même. Elle nous attendrait en haut. Justement, un groupe partait. Ce ne serait pas si long, après tout.

Lui ne voulut pas et il se mit à badiner sur l’insignifiance de retourner encore nous promener sous terre, pour contempler quelques stalactites quand déjà nous en avions tant vu. L’important, c’était d’avoir fait un beau tour de voiture. Et puisqu’il payait le cocher, je n’avais rien à lui reprocher. Et il prétendit que cela ne m’amuserait pas non plus ; et puis, j’étais libre d’y aller, ils m’attendraient tous les deux bien gentiment…

L’incident me fit réfléchir, et je remarquai ensuite avec quel soin il évitait toujours tout ce qui aurait pu faire de la peine à Christiane. Christiane n’aurait pas de chagrin, Christiane ne se sentirait pas lésée. Christiane n’aurait rien de moins que ce que nous aurions…

C’est ainsi que je marchai tant de fois solitaire sur les routes qui bordaient la mer, à Guéthary et à Saint-Jean-de-Luz. Sous les beaux tamaris, face à l’Océan, je devais rêver à bien des choses que j’ai oubliées, mais sûrement je pensais que leur bonheur, leur façon de s’aimer, de se suffire, était une chose à envier, à désirer.

Tout de même, Christiane était malade ! Nous allâmes à Lourdes, et le temps d’y faire une neuvaine complète. Mais quand elle vit tant de misères physiques, tant d’infirmités sans nom, dans tout ce peuple de pèlerins, Christiane m’avoua qu’elle ne pouvait plus demander sa guérison, qu’elle se trouvait en comparaison trop heureuse, trop choyée, qu’il ne serait pas juste qu’elle eût un miracle… elle devait accepter de garder sa mauvaise santé.

Quand, en plus de la messe et d’exercices le matin, nous avions encore assisté à la procession et au salut de l’après-midi, fatigués d’avoir tant prié, et d’avoir été si émues par les « Seigneur, guérissez-nous » qui montaient de la foule souffrante, nous nous arrêtions au retour, à une pâtisserie dont la terrasse s’avançait au-dessus du Gave. Nous buvions du café, nous mangions des gâteaux, mais ces jours-là, Christiane n’était plus aussi gaie. Si son mari n’était pas là, elle était même un peu triste. Ses paroles n’avaient plus rien d’enfantin, elle parlait avec compassion de toutes ces douleurs qui avaient défilé devant nous.

Ils étaient deux. Ils étaient riches. Ils étaient intelligents, cultivés, ils adoraient les livres, la peinture, la musique, tout ce qui fait le prix de la vie. Ils comprenaient la nature, ils jouissaient de tout ce qu’elle leur offrait, et voyageaient sans soucis financiers, sans regretter personne, complètement heureux ensemble. C’était un conte. Pourtant, à Lourdes, je soupçonnai que Christiane jouait à la femme heureuse et qu’au fond d’elle-même un pressentiment l’étouffait.

— Non, je ne peux pas prier pour ma guérison, répétait-elle, je ne peux pas devant tous ces gens si dénués, si malades, je ne peux pas, je ne serai pas guérie, ce serait une injustice.

Nous continuâmes, les neuf jours finis, notre voyage. Il y eut Cauterets, Gavarnie, il y eut Toulouse, Rocamadour, et tant d’émerveillement, de joies diverses…

Il y eut Paris retrouvé, leur appartement, toujours si accueillant, et les bons dîners que présidait la même Christiane rieuse et blonde… Puis, un jour, il fallut bien nous quitter. Je revenais avant eux. J’embrassai Christiane, en lui disant au revoir… Je retournerais dans son petit salon bleu et orangé…

Dix jours en mer. Je lui écrivis l’enchantement de la Méditerranée, de Gibraltar et, de toute la traversée ; tempêtes, clairs de lune m’enthousiasmaient également.

Pendant que je lui racontais tout cela, étendue sur ma chaise longue et me berçant au rythme de la vague, Christiane, là-bas, mourait. À mon arrivée, le câble qui annonçait l’affreuse nouvelle était déjà là. Christiane était morte. Pourtant, Christiane est restée vivante pour moi, parce que je ne l’ai pas vue les yeux fermés…

Le grand bouquet de delphiniums et de lis jaunes me rappelle son petit salon qui n’existe plus. Mais Christiane vit encore, Christiane vivra toujours. Et j’imagine si bien comment ce sera quand nous nous retrouverons. Je la vois sourire — oh ! l’heureuse qui n’a pas vieilli ! — et je l’entends demander :

— Vite, vite, racontez-moi ce qui s’est passé après mon départ. Qu’avez-vous fait ? Où êtes-vous allée ?