Entre Aveugles/Correspondance avec les voyants

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Masson et Cie (p. 113-115).

XVII

CORRESPONDANCE AVEC LES VOYANTS


Deux questions se posent : écrire sans témoins et prendre connaissance d’une lettre reçue, en faisant choix de la personne par qui on se la fait lire.

Pour la première question, on a vu comment, dès le début je m’en suis tiré au moyen de la planchette à écrire. On peut encore avoir recours à la dactylographie, ou même, avec des correspondants habituels à l’écriture en Braille, à condition de leur avoir fait tenir un modèle d’alphabet ponctué. Les aveugles-nés peuvent mettre les adresses en usant de systèmes particuliers qui servent à tracer des caractères usuels en relief. Pour les timbres, il est bon de les classer dans une boîte à compartiments qu’on rend reconnaissables par des marques. Une fois la lettre écrite, il est utile de savoir la porter soi-même à la poste sans en montrer la suscription à personne, soit qu’on ait recours à un conducteur, soit, ce qui est mieux, qu’on ait appris à aller jusqu’à la boîte aux lettres la plus voisine.

La réception des lettres présente plus de difficultés. Il m’a fallu deux ans pour apprendre, par hasard, que l’aveugle doit toujours ouvrir ses lettres lui-même. Il peut avant de les ouvrir se faire dire s’il y a des indications extérieures, indiquant la provenance (suscription commerciale ou cachet de la poste). Le contact d’une lettre quelconque donne souvent un renseignement sur sa nature. Une lettre de mendiant sur papier mince, n’est pas facile à confondre avec une lettre de dame contenue dans une enveloppe glacée et parfois reconnaissable à son parfum ou à un chiffre en relief, etc.; d’autre part des signes extérieurs peuvent être convenus d’avance avec un correspondant habituel.

Une fois la lettre ouverte, le toucher peut donner des renseignements précis sur sa nature : un prospectus imprimé ne fait pas sous les doigts la même impression qu’une carte de visite, et on ne confondra pas un chèque avec une lettre de quête.

Si l’aveugle a un doute, ce qui est le cas général, il remet la lettre dans son enveloppe, se réservant de choisir la personne par qui il se la fera lire. Une fois les lettres lues, je ne manque pas d’y poinçonner une indication suffisante pour les reconnaître ultérieurement, et savoir par qui je me les ferai relire au moment de répondre.

Je connais un aveugle qui, dans certains cas, se fait adresser une lettre poste restante, puis, après l’avoir retirée, se fait conduire par un fiacre à un café d’un quartier lointain où il se fait lire la lettre par un garçon ; celui-ci, ne le connaissant pas, ne pourra guère commettre l’indiscrétion de mettre l’entourage habituel de l’aveugle au courant de ce qu’il a voulu garder pour lui seul.

Autre procédé : on sait que les correspondances en Braille peuvent circuler sous bande au tarif des imprimés ; si l’entourage de l’aveugle connaît cette écriture, rien de plus simple que de renoncer à la modération de taxe et de se faire écrire en Braille sous pli fermé.

Enfin, si l’aveugle et son correspondant savent une même langue étrangère, le correspondant peut écrire dans cette langue en ayant soin de le faire en caractères d’une lisibilité parfaite. C’est ainsi que je me fais écrire en allemand, recommandant d’employer les caractères latins. Si, par surcroit, ce qui est loin d’être indispensable, mon correspondant prend la peine de remplacer les u pur des ou, les ie par des î, etc., un Français quelconque peut me lire ma missive d’une manière parfaitement intelligible ; tout ce qu’il me faut est qu’il ne sache pas l’allemand.