Entre Aveugles/Habitation

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Masson et Cie (p. 47-49).

VI

HABITATION


Il m’est arrivé, au cours de ma carrière médicale, d’engager un client menacé de cécité à faire l’acquisition d’une maison d’habitation, pour ne pas être exposé à un déménagement forcé. C’est qu’en effet, pour l’aveugle, le déménagement est presque un désastre. En ce qui me concerne, — et je crois n’être pas le seul aveugle dans ce cas —, tout déplacement, même minime, des objets ambiants, m’est parfaitement désagréable. Il me plaît de pouvoir, sans hésitation, mettre la main sur mes livres, sur les objets familiers ; j’aime à savoir où sont les choses au milieu desquelles j’ai vécu, et ce me serait un effort pénible de chercher à me les représenter ailleurs que là où je les ai longtemps vues.

Dans la vie de tous les jours on respecte rigoureusement, chez moi, l’adage de Franklin : « Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place ». Tout objet ayant servi est aussitôt replacé : par exemple les chaises qui peuvent avoir été remuées par un visiteur. Si un étranger vient me voir, on me laisse seul avec lui ; je n’ai besoin de personne pour lui mettre en main un papier ou pour lui démontrer l’usage de mes instruments d’optique. Je circule sans crainte dans la maison, et d’autant plus hardiment que j’ai toujours sur moi une de ces cannes légères dont il a été question plus haut.

Il faut, ai-je entendu dire, que dans la demeure de l’aveugle, les portes soient ouvertes ou fermées. Je ne suis pas de cet avis. Admettons en effet que la famille s’astreigne à ne jamais laisser les portes à moitié ouverte : un jour où un étranger aura négligé cette précaution l’aveugle, plein de confiance, se heurtera et se fera une bosse au front. Le malheur n’est pas grand, mais si on veut l’éviter, le mieux est de ne prendre aucune précaution. Pourvu que l’aveugle ne s’avance jamais sans faire osciller le bout de sa canne devant lui, sa sécurité sera parfaite.

J’avais cru, tout d’abord, que, pour mieux me reconnaître, j’aurais intérêt à établir des repères, par exemple le long des murs ; grâce au stick, cela n’a pas été utile. Dans une très grande maison, il serait commode d’avoir, à certains endroits, des chemins en tapis ou en linoléum, mais je n’en ai pas éprouvé le besoin.

Au contraire dans un jardin, même le plus connu, je me sens perdu. Passant quelque temps à la campagne, il m’est arrivé, d’après le conseil de mon ami le Dr Chibret, de faire tendre une ficelle pour suivre un itinéraire déterminé, et de circuler ainsi comme un tramway guidé par son trolley. S’il s’agissait d’un établissement définitif, je ferais poser une bande d’asphalte ou de béton dans l’axe d’une allée, pour former une piste où je pourrais me promener hardiment, tout en lisant quelque léger volume imprimé en points saillants.

Comme il m’arrive de me coucher longtemps après les autres habitants de la maison, j’ai fait placer dans mon lit une boule électrique, qui me permet, au moyen d’un commutateur, de me chauffer les pieds sans déranger personne.

Pour pouvoir, en cas de nécessité, appeler à l’aide, en quelque endroit que je me trouve, de la maison ou du jardin, je fais usage d’un sifflet que j’ai toujours en poche (le mien est une sirène anglaise dont le son est caractéristique).

Un moyen d’appel que M. Kenneth Scott me signale comme utilisé par les Orientaux et qui est assez sonore, consiste à frapper avec trois doigts de la main droite dans la paume, légèrement creusée, de la main gauche.