Entre Aveugles/Propreté, hygiène, santé

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Masson et Cie (p. 41-46).

V

PROPRETÉ, HYGIÈNE, SANTÉ


Pour les soins de propreté de leur corps, rien n’empêche les aveugles de procéder exactement comme les clairvoyants. Ceux qui avaient l’habitude de se raser eux-mêmes, peuvent continuer de le faire, et, s’ils ont peur de se couper, ils feront usage du rasoir américain.

Il y a lieu, cependant, d’attirer particulièrement l’attention des aveugles sur les soins à donner aux mains, d’autant plus exposées à être salies qu’elles sont plus employées pour suppléer la vue, et que l’aveugle peut être amené, sans le savoir, à toucher des objets d’une propreté douteuse. J’en citerai un seul exemple : certaines rampes d’escaliers à la mode sont interrompues à chaque tournant par des montants en bois soi-disant décoratifs, qui ont pour effet de laisser aisément accumuler la poussière sur la main courante, car leur incommodité empêche la plupart des personnes de s’en servir : quand je m’aide d’une rampe de cette espèce, j’ai soin de n’y poser que le bout des ongles.

Les aveugles n’aiment pas à porter des gants et ils ont raison : il m’est arrivé en voyage de rencontrer deux frères dont l’un est aveugle, et à la première rencontre, je n’hésitais pas à reconnaître l’aveugle par cette circonstance que sa main n’était pas gantée.

Les vêtements des aveugles sont plus particulièrement exposés à être salis, soit à la maison, par exemple en mangeant, soit au dehors par le contact des murs ou des passants, soit par les éclaboussures résultant de l’impossibilité d’éviter les flaques d’eau ou la boue. Par les temps humides, les aveugles qui sortent seuls se salissent encore plus que ceux qui sont accompagnés, car ils contractent, pour éviter les chocs à la montée ou à la descente des trottoirs, l’habitude de lever beaucoup le pied, dont la retombée produit aisément des éclaboussures.

C’est à l’entourage l’aveugle qu’il appartient de veiller à la propreté de ses vêtements, et il importe au bon renom de son entourage que la répulsion causée par une mise négligée ne s’ajoute pas aux autres causes d’isolement dont il est victime.

Quoique ayant appliqué l’antisepsie dès son début, je trouve exagérée la mode qui, sous prétexte d’hygiène, tend à supprimer toutes les tentures des appartements : il en résulte dans les locaux habités, une sonorité ennemie d’une bonne acoustique. Ne voyant rien, c’est bien le moins d’entendre le mieux possible, et sous ce rapport je préfère à tout autre, le séjour dans une salle dont les murs sont couverts de tapisseries.

Plus que les livres en noir, les livres en Braille peuvent être un véhicule de contagion : ils peuvent avoir été lus au lit, ou même sous la couverture du lit, par des aveugles atteints de maladies contagieuses, qui n’ont pas cessé de les toucher pendant la lecture, et c’est encore par le toucher que nous les lisons. Les institutions qui prêtent des livres aux aveugles devraient se préoccuper de ce danger, et ce n’est pas une petite affaire.

Pour en finir avec les livres prêtés, je recommanderai de ne pas mouiller avec la langue les doigts dont on se sert pour lire, et c’est une privation, car lorsqu’une page est poussiéreuse, ou simplement quand la sensibilité du doigt commence à s’émousser, on peut rendre au tact un peu plus de finesse en frottant le doigt sur une étoffe un peu raide après l’avoir humecté.

D’une manière générale, il me semble que l’on doit apporter des soins extrêmes à l’hygiène de l’aveugle parce que, dans son état, la maladie est particulièrement pénible à supporter, mais il ne faut pas pousser à l’extrême l’obéissance aux prescriptions draconiennes de beaucoup d’hygiénistes, à qui il n’en coûte rien de priver leurs clients des plaisirs les plus modérés de la table. Agir ainsi envers les aveugles est une exagération dont la famille ne doit pas se faire complice ; j’en parle avec désintéressement, étant le moins gourmand des hommes, et j’insiste pour qu’on laisse à l’aveugle, dans la mesure raisonnable, tous les plaisirs de la bonne chère, du café, du pousse-café et du tabac. Si cela le fait mourir un peu plus tôt, ce dont je doute, on aura du moins respecté un des rares plaisirs matériels qui lui restent.

En 1834, pour la première fois, on introduisit utilement l’enseignement de la gymnastique dans l’école d’aveugles de Pesth. Ce enseignement fut développé par Klein, à l’école d’aveugles de Vienne (Autriche). D’après les tendances sportives des Anglais, on doit s’attendre à trouver la gymnastique développée plus particulièrement dans leurs écoles, et sous ce rapport celle de Norwood est tout à fait remarquable. Les exercices y sont poussés jusqu’à une acrobatie vraiment étonnante.

Rien n’empêche un aveugle de faire la plupart des exercices qui comportent des agrès : il peut, avec des amis voyants, lutter d’agilité aux barres parallèles, au trapèze, etc… Mais c’est toujours un effort de se faire conduire à un gymnase et de s’y donner en spectacle. Au contraire, j’estime qu’il est très commode, si on a le courage d’en surmonter l’ennui, de se livrer seul, chez soi, à ce qu’on appelle des exercices de plancher, par exemple avec des haltères. Surtout les jours où le mauvais temps ne permet pas la sortie à pied ou en tricycle, les exercices gymnastiques de ce genre me paraissent très recommandables. Le profond ennui qui les fait si souvent abhorrer par les voyants ne devrait pas en détourner l’aveugle qui, au contraire, dans ses heures de solitude, peut y trouver une occupation éminemment salutaire.

La gymnastique de chambre, antidote de l’immobilité presque absolue où il vit, me paraît tout à fait indiquée pour l’aveugle ; il n’en fera jamais trop : il faut l’encourager à en faire assez.

Pour les médicaments, surtout ceux à prendre la nuit, il est bon que l’aveugle puisse se les administrer lui même sans erreur, et c’est possible. Par exemple, je prends souvent en me couchant des pilules de calomel : au lieu d’en avoir à différentes doses, je les fais faire à 0,01 centigramme, pour n’avoir qu’à en prendre plusieurs dans la même boîte, en cas de nécessité. J’ai également, toujours dans la même boîte, d’autres pilules que leur grosseur ou leur dureté ne m’expose pas à confondre avec les précédentes.

En cas d’insomnie, il m’arrive de temps à autre de prendre une ou deux cuillerées de sirop de chloral. À cet effet, j’ai toujours, sur ma table de nuit, deux petits flacons contenant chacun la valeur d’une cuillerée ; il m’est impossible, en effet, de mesurer sans aide la quantité à prendre dans une bouteille, et il me paraissait cruel, pour appeler à l’aide contre mon insomnie, de troubler par un coup de sonnette au milieu de la nuit, le sommeil d’autrui.