Entre Aveugles/Introduction

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Masson et Cie (p. 9-14).


INTRODUCTION


Ayant perdu la vue brusquement à un âge relativement avancé (je venais d’entrer dans ma soixante-deuxième année), un de mes premiers soins fut de m’enquérir de ce qu’il fallait faire pour vivre le moins mal possible avec mon infirmité. Ma surprise fut grande de ne trouver nulle part un ensemble de renseignements à cet égard. C’est qu’en effet, les préoccupations des amis des aveugles, ou typhlophiles, se sont concentrées, soit sur l’éducation et l’instruction des jeunes aveugles, soit sur la charité à organiser en faveur des aveugles indigents.

Ce qui explique encore l’absence de documents tels que j’eusse voulu les rencontrer, c’est que la privation brusque et complète de la vue est un malheur peu fréquent. Les adultes dont la vue s’éteint peu à peu s’habituent graduellement à se tirer d’affaire plus ou moins bien. Les uns se résignent bientôt à se laisser vivre dans leur coin, et à disparaître du monde des vivants ; les autres, plus énergiques mais très peu nombreux, continuent, dans la plus large mesure possible, leur existence antérieure avec le secours des yeux d’autrui. Sans remonter jusqu’à Homère, on a vu Huber, devenu aveugle à l’âge de dix-sept ans, assisté d’un domestique fidèle, continuer les travaux de Réaumur sur les mœurs des abeilles ; Augustin Thierry, aveugle à trente ans, ne pas abandonner ses recherches historiques et dicter ses Récits des temps mérovingiens ; Milton, perdant la vue à cinquante ans, dicter à sa fille son célèbre poème du Paradis perdu ; Rodenbach jouer un rôle important dans le parlement belge ; Fawcett, devenu aveugle à vingt-cinq ans, remplacer, d’abord grâce à une remarquable collaboration familiale, sa carrière d’avocat par celle d’écrivain, se faire élire membre de la Chambre des Communes et devenir directeur général des postes. Ces exemples et d’autres moins illustres suffisent à prouver que la cécité, saisissant l’homme en pleine activité, ne le condamne pas à l’inaction, surtout si, la perte de la vue étant graduelle, il peut s’accommoder, graduellement aussi, à la nouvelle situation qui lui est faite.

C’est par une expérience prolongée que les personnes qui entourent un aveugle apprennent à lui éviter les difficultés avec un dévouement parfois admirable, dévouement dont je voudrais contribuer à diminuer le fardeau.

J’expose, dans les pages qui vont suivre, les résultats de mon expérience et de mes recherches : je sollicite l’indulgence des personnes compétentes, car je ne suis qu’un « parvenu de la cécité ».

La dépense empêchera beaucoup de mes compagnons d’infortune de mettre à profit une bonne partie de mes conseils. Comme mon travail ne sera évidemment pas lu par les aveugles, mais par leur entourage, rien n’oblige à leur en faire connaître tous les chapitres : chacun en prendra ce qu’il pourra. J’écris pour la famille de l’aveugle ; c’est à elle d’éviter à son protégé le regret de ne pouvoir se procurer des auxiliaires coûteux, tels que le tricycle-tandem ou le phonographe.

C’est peut-être plus spécialement à mes confrères en oculistique qu’il appartient d’extraire de ce volume les conseils qu’ils trouveront utile de faire profiter leurs clients malheureux. J’ai rencontré plus d’un aveugle qui parlait en termes très amers des soins qu’ils avait reçus dans la dernière période de sa maladie.

Je supplie donc mes confrères de résister à la tendance, — qu’on dit humaine et que je dis barbare, — de leur laisser de l’espoir, en les amusant par des injections de strychnine, des séances d’électrisation ou des traitements internes inutiles et dont l’emploi, même s’il est fait gratuitement, n’est pas pour augmenter la considération de celui qui les applique. Donner, par un traitement de complaisance, une consolation à un incurable, c’est l’empêcher d’organiser sa vie en prévision de l’échéance fatale. Il me paraît plus humain de faire pour ces aveugles ce que j’eusse voulu qu’on eût fait pour moi-même, et de les préparer peu à peu à leur sort. Si, par exemple, on prévoit que le patient sera condamné un jour à recourir à l’écriture Braille, n’est-ce pas un devoir d’utiliser le peu de vue qui lui reste pour lui enseigner les premiers éléments de ce procédé ?

Plus particulièrement destinées à servir aux hommes de professions libérales qui viennent de faire le « saut dans le noir », les pages qui suivent n’auraient jamais été écrites sans le malheur qui m’a frappé, et si, comme je l’espère, elles servent à adoucir quelque infortune analogue à la mienne, le sort m’aura donné une précieuse consolation.

Paris, juin 1903.
5, boulevard Latour-Maubourg.