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Entre Aveugles/Servitude et liberté

La bibliothèque libre.

Masson et Cie (p. 15-19).

Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/23

Si ces appréciations sont vraies pour ceux qui, comme M. Guilbeau, ont perdu la vue dans leur enfance, elles le sont bien davantage encore pour ceux qui, pendant une vie déjà longue, ont fait usage de leurs yeux. Une des modalités de la servitude à laquelle l’aveugle échappe difficilement, est l’impossibilité où il se trouve bien souvent de pouvoir contrôler par lui-même les assertions d’autrui. S’il ne peut avoir une confiance absolue dans la véracité de ceux qui l’entourent, la vie lui devient intolérable. Ne mentez jamais à un aveugle, fût-ce dans l’intention la meilleure, car, pour lui rendre un service passager, vous aurez tué en lui la confiance et, par conséquent, la sécurité.

Il est pénible de recourir à autrui pour les actes les plus insignifiants. « Personne n’a jamais compris personne », a dit Becque. Chacun a toujours, même à l’égard de l’ami le plus intime, son « for intérieur » qui lui dicte, dans la vie quotidienne, de menus actes, insignifiants peut-être, mais dont il ne lui est pas agréable de voir discuter les mobiles. Et si, soi-même, on n’a rien de caché pour ses proches, on peut désirer garder pour soi seul les confidences d’autrui.

Au début, il me fut impossible de garder le secret de ma correspondance avec les voyants : j’y suis arrivé graduellement, et on en verra les moyens au chapitre XVII (page 113.)

Dans le monde, la servitude de l’aveugle est presque continuelle, il ne choisit pas son interlocuteur : c’est celui-ci qui s’impose. Impossible, pour échapper à un gêneur, de s’approcher d’un groupe sympathique, ou de prendre à part telle personne qui, souvent par discrétion, ne vient pas nous arracher à un importun inconscient.

Pour la plupart des besognes, un secours mercenaire est préférable. Par exemple, un lecteur payé lit ce que nous voulons, relit tel passage que nous désirons retenir, laisse inachevé un chapitre qui nous paraît sans intérêt. Il nous épargne ses commentaires. Si nous lui dictons une lettre, il ne nous interrompt pas pour nous donner son avis. Mais, esclave docile, il finit parfois par se rendre indispensable et peut devenir, à proprement parler, le tyran domestique, le cerbère qui écarte ceux qui lui portent ombrage. J’ai connu un aveugle sans famille, qui a été, jusqu’à sa mort, l’esclave de son secrétaire et de sa cuisinière, heureux encore de la petite indépendance que lui laissait la haine réciproque de ces deux personnes !

Depuis Antigone, on a vu des femmes, des filles d’aveugles, faire entièrement abnégation d’elles-mêmes. Quelque satisfaction qu’elles puissent trouver à s’immoler ainsi, s’il est permis de les admirer, il est sage de les blâmer. Il faut leur raconter la lamentable histoire de ce poète anglais dont la sœur fut la compagne de tous les instants ; quand elle mourut, il fut plus désemparé que lorsqu’il perdit la vue. N’eût-elle pas mieux fait de se marier et de lui laisser des neveux ? Et cette autre, mère admirable, se consacrant tout entière à l’éducation d’une fille, a-t-elle raison de négliger d’autres devoirs ?

Il ne faut pas que l’aveugle abuse de pareils dévouements pour être capricieux dans la répartition de son temps. Il faut qu’il s’impose à lui-même la servitude d’une régularité d’heures aussi grande que possible, et toutes les fois que, dans cette vie réglée, il voudra intercaler des projets quels qu’ils soient, il devra les faire connaître aussitôt conçus pour que chacun puisse s’arranger en conséquence.

Tous les efforts doivent tendre à donner à l’aveugle le maximum de liberté et d’indépendance compatible avec son état, en lui enseignant les moyens de faire par lui-même le plus de choses possible. Plus il saura s’occuper seul, plus il agira par lui-même, et plus il sera satisfait, tout en étant moins à la charge d’autrui.

Un genre de prévenances auxquelles l’aveugle est extrêmement sensible, consiste à maintenir autour de lui l’ordre le plus parfait et le plus méticuleux, de façon qu’il ait la liberté de trouver lui-même les choses, au lieu d’être assujetti à les demander. Il faut aussi, dans la mesure du possible, qu’il classe lui-même ses papiers, pour n’être jamais à la merci d’une personne déterminée, lorsqu’il a besoin de les retrouver.

Puisque la perte de la liberté est la pire des conséquences qu’entraîne la cécité, quand une personne perd la vue, la première chose à faire est de se hâter de lui faire connaître tous les procédés qui lui permettent d’agir par elle-même ; et c’est l’exposé de ces moyens qui fait l’objet du présent travail.