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Entre Aveugles/Mémoire et mnémotechnie

La bibliothèque libre.

Masson et Cie (p. 126-133).


XXII

MÉMOIRE ET MNÉMOTECHNIE


Il me souvient d’avoir rencontré, dans ma jeunesse, des paysans, tout à fait illettrés dont la mémoire me paraissait prodigieuse. Ils se souvenaient, année par année, du caractère des saisons. Ils savaient les dates exactes des menus événements de leur vie et avaient stéréotypé le souvenir précis de leurs recettes et de leurs dépenses. L’impossibilité de rien garder par écrit, et les longues heures d’un travail manuel monotone, où leur esprit ruminait à loisir le passé, le remémorait et l’incrustait dans leur cerveau. Voilà, si je ne me trompe, les conditions spéciales qui aboutissaient à ces phénomènes de mémoire dont s’étonnaient les voisins plus favorisés sous le rapport de l’instruction primaire.

La difficulté de prendre des notes et surtout de les consulter, les longues heures d’isolement, l’absence des distractions qu’apporte la vue du monde extérieur sont des conditions analogues, grâce auxquelles un certain nombre d’aveugles de naissance se font remarquer par l’excellence de leur mémoire.

Chez l’aveugle, la mémoire est nécessaire pour bien des actes de la vie quotidienne. Il leur faut de la mémoire plus ou moins consciente pour mettre sans hésitation la main sur un bouton de porte, pour donner des indications au guide qui les conduit à travers les rues de la ville, pour savoir, dans un repas, la place occupée par les convives autour de la table. Beaucoup d’aveugles font de leur mémoire un usage très méthodique, et savent, par exemple, le nombre de pas qui mesure chaque section d’un chemin qu’ils ont souvent occasion de parcourir, le nombre des marches d’un escalier, etc.

Pour écrire, comme je le fais en ce moment, ne pouvant pas faire de ratures, il faut construire chaque phrase à peu près en totalité, avant de commencer à l’écrire. Il faut savoir ce qu’on a mis dans les pages précédentes pour pouvoir faire une rédaction suivie, sans se reporter à ce qui est déjà écrit.

Au lieu de feuilleter les documents dont il veut faire usage, l’écrivain aveugle est forcé de s’en imprégner d’avance, et, si sa mémoire est faible, la tâche devient beaucoup plus pénible et le travail perd en précision et en vivacité. Ce livre se ressent nécessairement de ces difficultés.

La faiblesse de ma mémoire m’a contraint de porter une attention spéciale sur les procédés grâce auxquels ceux qui deviennent aveugles sur le tard peuvent se débrouiller dans les difficultés du travail personnel, et ne pas oublier les obligations à heure fixe de la vie quotidienne.

Ici l’écriture ponctuée est d’une ressource inestimable. La tablette de poche permet de mettre une courte notice sur les lettres qu’on reçoit, ainsi que sur de grandes enveloppes de format coquille, où l’on réunit les documents relatifs à une même affaire, et sur le bord de chemises plus grandes où l’on classe ces enveloppes. Il devient facile par ce procédé, ou par d’autres analogues, de retrouver soi-même tous les documents qu’on a réunis, et de se faire lire par une personne quelconque ceux auxquels on a besoin de recourir. En un mot, avec un ordre parfait et grâce au secours de l’écriture ponctuée, on peut pallier les défaillances de la mémoire la plus mauvaise.

Pour qui perd la vue sur le tard, l’entreprise d’améliorer sa mémoire est d’autant plus chimérique et illusoire que, chez presque tout le monde, la mémoire, surtout celle des événements récents, ne cesse d’aller en faiblissant. C’est une raison de plus pour recourir à un précieux adjuvant dont je me suis remis à faire usage, depuis que j’ai perdu la vue, et dont l’emploi me paraît particulièrement précieux : je veux parler de la mnémotechnie.

J’ai assisté, vers 1862, à quelques conférences, où l’homme extraordinaire qui s’appelait Aimé Pâris exposait les règles de sa mnémotechnie.

Je vais donner la liste qui sert de clef à cette mnémotechnie (les personnes qui ne connaissent pas le Braille n’ont qu’à ne pas tenir compte de la première ligne de l’important tableau suivant) :

1er ligne.
2e ligne. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 0
3e ligne. te ne me re le che que fe pe se
4e ligne. de gne je gue ve be ze

La première ligne contient les chiffres en Braille, la seconde les mêmes chiffres en caractères arabes, l’usage de la troisième et de la quatrième s’expliquera par l’emploi qui en sera fait tout à l’heure.

Le principe consiste à remplacer les groupes de chiffres à retenir (pris dans la ligne 2) par un groupe d’articulations (pris soit dans la ligne 3, soit dans la ligne 4), dont l’assemblage constitue un mot qu’il suffit de retenir. Au lieu de retenir un nombre, il suffira de retenir un mot, et, pour retenir ce mot, il faut le relier, par une phrase qu’Aimé Pâris voulait bizarre, à l’événement dont on veut retrouver la date. Le prècédé ne sert pas seulement à retenir des dates d’histoire, mais encore des numéros de téléphone, etc…

Exemple : pour retenir la date de la fondation de Rome, je me borne à retenir le mot colline, au moyen de cette idée que la ville de Rome fut bâtie sur sept collines. Le mot colline contient les articulations que, le, ne, qui, dans le tableau précédent, occupent respectivement les places 7, 5 et 2. Je trouve 752, date de la fondation de Rome.

Autre exemple : pour me souvenir de la date de l’invention des lunettes, je me souviens que les lunettes ont été inventées pour les vieux, pour nos papas, soit les articulations ne, pe, pe, donnant, par leurs rangs, 299, soit, comme on sait bien que l’invention ne remonte pas tellement loin, la date de 1299, dont le premier chiffre était inutile à formuler en mnémotechnie.

La mnémotechnie elle-même nous permet de retenir, dans leur ordre, les dix articulations qui lui servent de base. Chacun peut forger, à cet effet, une phrase qu’il retiendra d’autant mieux qu’elle sera plus baroque. Je m’imagine, par exemple, que j’aille chercher à la fourrière mon chien qui a été ramassé dans la rue parce qu’il n’avait pas de muselière, et, touchant le museau de cet animal, je lui dis :

tu n’as mis rien , chien qui fus pincé
1 2 3 4 5 6 7 8
9 0

C’est parfaitement grotesque et plus vous trouverez cela ridicule, plus vous serez forcé de retenir la phrase. Après tout cette mnémotechnie n’est pas plus étrange que celle dont on se sert couramment en France pour retenir les noms des sous-préfectures, en Allemagne pour apprendre la table de multiplication. On verra plus loin, au chapitre sténographie, ma proposition d’employer les dix mêmes articulations, dans le même ordre, pour former la ligne type de la sténographie, les signes restant ceux de Braille et gardant leur signification numérique. Il en résulterait que la mnémotechnie servirait de base facile à la sténographie.

En mnémotechnie, comme en sténographie, les consonnes douces correspondent au même rang que les dures : de dérive de t, ; je de che ; gue de que ; ce de fe ; be de pe et ze de se. Également, comme en sténographie, les consonnes muettes sont considérées comme inexistantes. En appliquant ces deux règles, si on veut, par exemple, retenir le nombre 751, on peut recourir indifféremment aux mots : carte, garder, carder, carton, cordon, Corton, écourter, encroûté, garde, grade, agrandi, etc., ce qui donne un très grand choix.

Dernier exemple : pour savoir par cœur le calendrier perpétuel, Aimé Pâris avait donné des formules assez simples. Voici seulement celle qui donne le calendrier de l’année courante.

On attache au nom des jours de la semaine, en commençant par dimanche, les chiffes 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6 ; et aux mois les chiffres suivants : 0 pour janvier, 3 pour février, 3 pour mars, 6 pour avril, 1 pour mai, 4 pour juin, 6 pour juillet, 2 pour août, 5 pour septembre, 0 pour octobre, 3 pour novembre, 5 pour décembre. Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/140 Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/141