Entre Aveugles/Tabac

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Masson et Cie (p. 124-125).

XXI

TABAC


On pourrait croire que les aveugles, ne pouvant pas voir la fumée, n’éprouvent aucun goût pour le tabac : c’est une erreur. J’en atteste les nombreux aveugles-nés, qui fument la cigarette, et les fumeurs invétérés devenus aveugles, pour qui la pipe ou le cigare continuent à être le complément presque nécessaire du repas. Il arrive peut-être plus facilement à un aveugle qu’à un clair-voyant de fumer à froid sans s’en apercevoir aussitôt. Je n’ai pas l’expérience de la pipe ni de la cigarette. Si je soupçonne mon cigare d’être éteint, je l’entoure de ma main sans le toucher et si le cigare brûle, la chaleur rayonnante est alors facilement sentie.

Pour allumer, je me sers de tisons, bien plus commodes, que les allumettes, car, avec ces dernières, il n’est pas très facile de mettre le bout du cigare en contact avec la flamme.

Dans mon appartement, j’ai fait disposer par ci par là des cendriers où, quand j’y pense, je dépose la cendre du cigare pour éviter de la laisser tomber à terre. Parfois, pour circuler, je fais usage d’un de ces flacons crachoirs que l’on a construits à l’usage des phtisiques. Avec cet objet en poche, à quelque endroit que je me trouve, je puis, sans déranger personne, me débarrasser de la cendre ou de la fin du cigare qui, ainsi renfermé, s’éteint sans répandre de mauvaise odeur.

En somme, il me semble que le principal conseil pratique à donner aux aveugles qui veulent fumer est de préférer les cigares très secs, qui seuls, permettent de fumer lentement sans crainte d’extinction. Souvent un cigare me sert à mesurer le temps quand en présence d’un étranger je ne veux pas tâter l’heure à ma montre.