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Entre Aveugles/Occupations domestiques

La bibliothèque libre.

Masson et Cie (p. 28-31).

III

OCCUPATIONS DOMESTIQUES


Le tour et la menuiserie ne sont pas inaccessibles aux aveugles ; j’en connais qui sont heureux et fiers de fabriquer des boîtes en bois ou en carton et qui font de la reliure : ce sont des plaisirs innocents, chers aux aveugles-nés. Ayant pratiqué, dans mon enfance, le tour et d’autres arts manuels, je n’aurais pas le courage de mettre beaucoup de temps à fabriquer assez mal des objets inutiles. Celui qui perd la vue dans un âge relativement avancé n’a ni la patience ni les naïves illusions des aveugles-nés qui se délectent dans des occupations manuelles ; il n’a pas eu le temps de se résigner à l’excessive lenteur en toutes choses qui est imposée à ceux qui agissent sans voir.

L’aveugle peut se rendre utile en contribuant aux soins du ménage, surtout dans les familles de condition moyenne. La place me manque pour reproduire ici tout ce que m’a écrit, à ce sujet, M. Bonnet, de Toucy (Yonne), qui après avoir eu la vue très mauvaise, devint définitivement aveugle à l’âge de trente-deux ans. Peu de nos compagnons pousseront l’adresse aussi loin que mon correspondant, qui ne craint pas, par exemple, d’allumer et d’entretenir le feu, et qui assume la plus grande partie des soins de propreté de la maison. Il a été jusqu’à inventer un cirage facile à manier pour lui et dont il envoie la formule à qui la lui demande. Son plus grand plaisir et de s’occuper des soins matériels qu’exigent les petits enfants, de se faire leur compagnon quand ils grandissent, et de les prendre comme guides, pour faire des commissions qui seraient au-dessus de leur âge.

Quoi qu’il en soit, rien n’empêche l’aveugle de fendre et de scier le bois de chauffage, de préparer le feu dans les cheminées, de chercher le vin à la cave, de déboucher les bouteilles de mettre et d’ôter le couvert, de laver et ranger la vaisselle, d’éplucher les légumes, de faire les lits, de balayer les chambres, de nettoyer les carreaux. Tout cela ne demande qu’un peu d’exercice et quelques tours de main particuliers.

Par exemple, pour faire un lit, l’aveugle, après avoir mis deux chaises bord à bord l’une en face de l’autre, pour y déposer la literie, a soin, avant d’enlever chaque drap, d’y faire un nœud pour être sûr, lorsqu’il les remettra, de ne pas placer à la tête la partie qui était aux pieds. Pour balayer, il se rend la place bien libre en transportant successivement toutes les chaises dans la partie de la pièce où li n’opère pas.

À la campagne, pendant que le reste de la famille est aux champs, l’aveugle peut distribuer la nourriture aux bêtes et garder la maison. On m’a cité un aveugle-né qui trouve une grande satisfaction à mettre lui-même son vin en bouteilles : tant mieux pour lui, mais comme il ne lui est pas possible de remplir les bouteilles juste à point, l’opération est plutôt fâcheuse.

Ce dernier exemple me paraît assez bien choisi pour montrer que, parfois, les besognes ménagères que peut accomplir l’aveugle ne servent qu’à lui donner l’illusion d’être utile. C’est déjà quelque chose.

Pour les enfants qui deviennent aveugles très jeunes, les occupations domestiques sont une excellente forme d’éducation première ; une mère se décidera aisément à faire éplucher des légumes par un enfant. À ce propos, je tiens à donner aux personnes qui ont la charge de très jeunes aveugles le conseil d’isoler ces enfants le moins possible. Malgré les dangers, plutôt imaginaires que réels, de cette manière de faire, il faut envoyer les petits aveugles à l’école maternelle, s’il en existe une dans le voisinage, et même à l’école primaire. Pour eux, l’impossibilité de voir est compensée, dans une certaine mesure, par l’absence de distractions et, pour peu que les maîtres y mettent de la bonne volonté, ils apprennent quelque chose, et surtout ils se pénètrent du désir d’apprendre. Si, de plus, on va chercher quelques indications dans une école d’aveugles, on peut préparer, à domicile, l’enfant à profiter de l’enseignement que donnent les écoles spéciales. À tous égards, il ne faut pas que le petit aveugle soit constamment accroché aux jupes maternelles.