Entre Aveugles/Occupations professionnelles

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Masson et Cie (p. 32-40).


IV

OCCUPATIONS PROFESSIONNELLES


Je ne saurais mieux commencer ce chapitre qu’en traduisant un passage d’une lettre que m’a adressée M. Riggenbach, aveugle et professeur de théologie à l’Université de Bâle.

« J’ai la conviction, écrit M. Riggenbach, que l’adulte, devenant aveugle, devrait continuer sa profession chaque fois que c’est possible, et ne pas se laisser arrêter par les difficultés du début. S’il est forcé de changer de métier, il faut qu’il en choisisse un nouveau qui lui impose certaines obligations et qui ne lui laisse pas le choix, à chaque instant, de travailler ou de ne rien faire.

« L’aveugle, du reste, ne peut trouver de satisfaction dans l’existence que s’il ne vit pas pour lui seul, et s’il peut avoir la certitude d’être un membre utile dans la société et de contribuer pour sa part au bien-être de la collectivité.

« C’est une erreur de se borner à distraire les aveugles : il faut au contraire les engager à travailler et à utiliser toute leur énergie, mais ils ne devront pas prétendre obtenir exactement les mêmes situations que les voyants.

« Il arrive cependant que des aveugles aient un sort très agréable et très enviable ; en ce qui me concerne, je suis très satisfait d’avoir pu faire mes études malgré mon infirmité, et d’être arrivé à une situation universitaire. »

Impossible de mieux dire.

Cependant, je dois faire observer que M. Riggenbach ayant perdu la vue à l’âge de quinze ans, sa situation avait quelque chose de particulier. Il était devenu aveugle à près au moment où l’homme choisit sa carrière.

Pour ceux qui deviennent aveugles sur le tard, le choix de la carrière n’est plus à faire ; il s’agit donc de prendre un parti : il faut, ou bien s’organiser pour continuer, si cela est possible, les occupations antérieures, ou bien changer brusquement de direction, mais en tenant compte, dans le choix de la route nouvelle à prendre, et des connaissances antérieurement acquises, et des circonstances extérieures. Ce conseil est bon à suivre, non seulement par ceux qui ont déjà perdu la vue, mais surtout par ceux qui sont menacés de la perdre.

C’est ainsi qu’un de mes correspondants, M. Camille Lemaire, architecte, se voyant menacé de cécité, s’est consacré à l’histoire de l’architecture. D’ailleurs, sous ce rapport, il n’y a qu’à laisser faire l’aveugle. Il ne faut pas tomber dans l’ erreur absurde de lui faire prendre des semaines ou des mois de repos, au moment où il vient de perdre la vue ; il faut, dans la mesure du possible, le laisser à ses occupations et à son milieu.

Un autre de mes correspondants, M. Sommer, a conformé pleinement sa conduite aux indications qui précèdent, en y joignant quelque chose de plus, et de fort ingénieux : il a su tirer un profit matériel de sa cécité, en fondant à Bergedorf, près de Hambourg, une sorte de pension bourgeoise pour les aveugles de tout âge et de tout sexe, qui ont les moyens de reconnaître son hospitalité. Le Dr Sommer a passé d’abord un an à l’Institution des aveugles de Hambourg, pour se familiariser avec les méthodes en usage dans les établissements de ce genre ; puis, tant pour accroître ses connaissances pédagogiques spéciales que pour se perfectionner dans la pratique des langues vivantes, il fit, avant de fonder un établissement de Bergedorf, un séjour assez prolongé en Angleterre et en France. On trouvera au chapitre XI (p. 73) quelques-unes des aventures qui marquèrent l’odyssée de M. Sommer.

Puisque, dans ce petit livre, je dois insister sur mon cas particulier, je ferai remarquer combien l’idée même de faire le présent volume rentre dans le programme qui vient d’être exposé. Depuis quarante ans, je m’occupe de la physiologie des organes des sens, et, tout en exerçant la profession d’oculiste, je ne me suis pas laissé envahir par la pratique de ce métier au point de devenir étranger aux intérêts sociaux. J’ai été député, et j’ai fait partie de nombreuses associations d’utilité générale. Tout ce passé m’a paru un point de départ utile pour faire avec fruit les recherches et les enquêtes qui ont abouti au présent travail. Comme l’architecte dont j’ai parlé qui, ne pouvant pas dessiner, s’occupe d’histoire de l’art, j’ai pensé que ne pouvant plus faire des opérations sur les yeux ni des expériences d’optique au laboratoire, je pouvais faire profiter les autres de l’ensemble de mes connaissances.

J’ai réparti le plus possible, entre les différents membres de ma nombreuse famille, les soins dont ils veulent m’entourer, et qu’il pourrait être désagréable de demander à des étrangers, et, comme aucun n’est mon secrétaire particulier, je me suis réservé le classement des documents, par dossiers qui portent à la fois des titres en noir et en points. Un ami fidèle et d’une instruction très variée vient de temps en temps me tenir au courant du mouvement scientifique et littéraire de notre époque. À aucun des membres de ma famille, je ne demande de lire ce qui peut être lu par une personne de service, comme les journaux, par exemple, ni de m’accompagner dans mes sorties. Grâce à cette organisation, les uns et les autres peuvent voyager en m’abandonnant sans remords pendant des semaines ou des mois : leur liberté est respectée ainsi que la mienne.

J’ai dit qu’il m’a fallu renoncer aux recherches d’optique et aux consultations : cela n’est pas absolu. Mon successeur à la Sorbonne me fait l’amitié de venir me parler de temps à autre de ce qui se fait au laboratoire où il a été longtemps mon second, et si quelque ancien client tient à me consulter, je convoque, pour le recevoir, un aide qui m’a, pendant douze ans, assisté dans mes consultations particulières, et qui, bon observateur, me décrit l’état du malade et me donne ainsi l’illusion d’être encore utile comme médecin.

À chacun de choisir entre ma manière de procéder et celle d’un aveugle très intelligent, ancien ingénieur, qui a eu la main heureuse dans le choix d’une personne dont la collaboration permanente lui donne toute satisfaction. Il lui a enseigné l’art si difficile de dire ce qu’elle voit et d’agir à sa place : par exemple, s’il y a un calcul à exécuter, la collaboration consiste à ne rien faire mentalement et à appeler tous les chiffres ; l’aveugle est ainsi mis à même de suivre tout le temps.

Intermédiaire entre les deux systèmes qu’on vient de voir, se présente celui de M. Riggenbach. Je cite textuellement :

« Ma fonction de professeur de théologie m’oblige à avoir en permanence un secrétaire instruit qui me seconde dans mes travaux scientifiques.

L'emploi de secrétaire est très astreignant, et celui Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/45 Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/46 Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/47 Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/48