Entre deux caresses/22

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TROISIÈME PARTIE : AMOUR


Georges Mexme perçut en lui une déchéance, du jour où il se laissa entretenir par la douce Aglaé. Il avait déployé une énergie prodigieuse pour reparaître à Paris. Or, son vœu réalisé, il se découvrait vaincu. Il songeait jadis que rien ne les retiendrait, une fois entré dans la capitale, de courir voir ses amis d’antan. Il n’osait plus. Sa dernière défaite et sa ruine l’avaient vidé de toute volonté.

C’est, sans doute, ce que le riche voit mal et le pauvre plus mal encore, cette puissance secrète de l’or, seulement possédé ou détenu : Avec ses vingt mille dollars, Mexme eut tout bravé, dans la victoire déjà acquise sur la fortune. Dépouillé de cette richesse, amassée en Amérique avec une magnifique alacrité, il ne se sentait plus rien. La connaissance qu’il acquérait maintenant du peu qu’est l’homme pauvre et seul faisait déborder en quelque sorte son découragement.

Il souffrait de n’avoir plus d’espoirs fixes, de ne plus sentir au fond de sa pensée ces désirs ardents et moteurs, dont la présence rassure l’homme inerte sur sa capacité d’énergie.

De plus, le sentiment des menaces pesant sur lui prenait une forme directe et aiguë. Il côtoyait tous les jours des agents de la Sûreté qu’il reconnaissait à de frêles indices, certains pourtant. Il songeait que tous ces hommes eussent son signalement avec eux. Ça lui apportait à l’esprit une sorte d’ironique mépris pour la société. Mais il suffirait que l’un de ces policiers songeât une fois à comparer son voisin avec une fiche à portée de sa main…, et ne on lutte pas contre un si capricieux hasard.

Mexme avait pu, en ce temps où il était une force, quand le gouvernement ne demandait que de le voir libre, subir la plus ignominieuse et patente injustice. Aujourd’hui, personne, s’il était arrêté, ne le défendrait plus. Être innocent réclame beaucoup de prudence. Mais quelle prudence exiger de cet homme défait, réduit à vivre d’une petite prostituée qu’il ne savait même pas aimer.

Il prenait connaissance d’un fait ignoré de tous les sociologues, c’est le néant de la personne humaine dans la société. Il lisait des faits divers parfois, littérature, désormais harmonieuse à son destin. On y notait la découverte quotidienne de cadavres inconnus, dans cette ville géante, et jamais on n’en identifiait aucun… Ainsi il peut disparaître à Paris des centaines de malheureux, si démunis de toutes parentés, de toutes amitiés, de relations même, que la justice – elle jouit de tous les moyens d’information pourtant – ignore à jamais ce qu’ils furent. Rien ne l’émouvait plus que cette certitude. Il avait entendu jadis, dans son salon, des députés pérorer sur le sens social et la solidarité expresse de tous êtres. Quelle plaisanterie !… Dans Paris l’un humain est de valeur égale à la bestiole en une forêt vierge, un zéro.

Et cela le touchait plus que tout autre, car il avait été un de ces puissants du monde que les ministres convoquent lorsque la Bourse est mauvaise afin d’endiguer les flux de paniques, ou encore quand on émet des emprunts… Il fallait voir avec quel respect l’homme de gouvernement parle alors à ces gens de finance et comme on prend, à l’entendre, idée de l’importance des individualités…

Mexme se souvenait encore du mépris, jadis professé par sa femme Jeanne, devers tous les préjugés, dont celui de l’estime qu’attire la fortune.

En ce temps, lui tenait de tels dires pour des paradoxes vraiment trop insolents. Il voulait être honoré. L’hommage populaire lui semblait un compte exigible… Enfant !…

Et il ne pouvait refuser d’avouer que ce délire par lequel il avait cru se hausser au-dessus de tous les banquiers d’Europe, cette vanité vertigineuse restait, au fond, responsable de sa chute. Il s’était fait tant d’ennemis…

Ah, Jeanne !… Tu ne savais dire que la vérité… Tu jugeais la richesse comme il la faut juger ; du plaisir virtuel, qu’il suffit d’un rite facile, dit « achat » pour matérialiser ! Le reste, l’orgueil, la puissance, ce gonflement intime des prétentions illimitées, et pourtant satisfaits, ce n’est rien, un souffle l’emporte, et combien Jeanne l’avait compris…

Ainsi, plongé dans une sorte de méditation constante, l’ancien banquier devenait pour Aglaé l’amant parfait, dont on n’a rien à craindre, ni la tromperie ni les exigences. Et elle aimait…

Certes, elle ne se sentait point armée pour inspirer à cet homme qui l’étonnait de sa douceur et de ses réflexions, un amour unique et intégral. Mais elle espérait, par tant d’attentions délicates, le retenir et adoucir l’amertume dont elle le sentait pénétré. Elle se tenait l’âme enrichie par cet amour inconnu et puissant. Elle s’y donnait donc avec une sorte de grandeur secrète et magnifique. Humble de naissance, de vie, et d’esprit, elle en venait à ennoblir son instinct même. Sa sensualité idéalisait malgré elle. C’était pour l’ancien banquier une sorte de douleur nouvelle que de voir sa maîtresse, défaillante de joie, implorer d’une voix mystique et confiante l’absolu de perfection en elle presque réalisé.

Mexme se souvenait alors d’avoir disserté sur l’Amour avec des femmes belles et spirituelles comme des déesses, avec des hommes experts à graver leurs idées en paroles subtiles… Qu’étaient ces formules livresques devant la seule ferveur de la douce Aglaé.


Cependant la jeune femme avait un amant riche qui depuis longtemps l’entretenait. Il s’abstenait souvent, quoiqu’il lui laissât alors ce qu’il fallait pour attendre son retour sans inquiétude matérielle, elle aimait trop les amoureuses aventures pour, entre-temps, ne pas chercher à monnayer son plaisir. L’amant revint. Il connut aussitôt, par des racontars, la présence de Mexme qui l’ignorait. Il vit l’ancien banquier et jugea vain de provoquer cet homme athlétique. Le mieux pour briser le lien qui unissait Aglaé à un gaillard si redoutable, était d’emmener sa douce amie assez loin de Paris un ou deux mois durant.

Ce plan, élaboré le lendemain du retour de l’individu, fut mis en acte sans tarder. Aglaé avait averti Mexme qu’avec un ancien amant généreux elle irait en banlieue tout un jour. Elle ne revint point. On l’avait emmenée en auto à Étampes, et chambrée malgré ses pleurs. Mexme, le soir, ne trouva pas sa maîtresse. Il passa une nuit assez triste. Il ne ma vit pas le lendemain, ni le surlendemain. Il n’en eut même aucune nouvelle car la concierge de la maison où elle habitait avait été stylé. Il comprit…

Cette fois, il retombait dans la vie. Il ne sut s’il lui fallait en tirer souci ou espoir. Quel espoir ? Celui, sans doute, de voir une solution nette s’imposer à sa destinée flottante. Que pouvait-il espérer avec cette enfant dont il surchargeait l’existence d’un si redoutable poids mort ? Rien. Passer du temps, des jours, des semaines et des mois… Était-ce un but ? Faut-il considérer le bonheur comme un simple oubli de la durée, une façon de maque souriant, derrière lequel se cache le squelette que chacun de nous sera bientôt ? En ce cas la vie qu’il menait avec sa jeune maîtresse si dévouée eût été une des formes de la félicité. Il en était arrivé à ne plus savoir les jours ni les temps. Mais était-ce aussi pour cela que Mexme avait œuvré avec tant d’énergie en Amérique, était-ce afin de venir somnoler tous les jours, veillé comme une enfant par une femme dont tous les désirs se réunissaient en un : « Que mon amant n’ait aucun mal » ?…

Mexme remuait toute cette idéologie en son cerveau. Il avait fini par voir naître en lui une réelle affection pour Aglaé. Mais précisément il devinait qu’elle sut aussi bien oublier qu’aimer. Sans doute, en tel cas, était-ce au fond la servir que la laisser souffrir de son absence. L’amant exigeant et jaloux valait mieux pour elle qu’un ancien forçat.


Georges Mexme pourtant connut la douleur de se sentir seul. Il rôda au hasard dans Paris, sentant son énergie morale dissoute et un dégoût profond de la vie l’envahit peu à peu.

Une nuit passa encore. Le lendemain le trouva encore plus déprimé et sombre. Le soir venu il se sentit incapable de réagir.

Il marchait selon un chemin incertain et se découvrit, avant minuit, sur la route suivie le jour même où ses malheurs avaient débuté par le départ de Jeanne et cette longue promenade que terminait son arrestation aux Champs-Élysées. La vieille défaite l’attirait comme un blessé qui écorche toujours une plaie cicatrisée.

Il se trouva, à minuit moins vingt, devant l’Olympia, là où s’était marqué le début du périple si cruellement clos.

On sortait du music-hall. Mexme regarda ces gens de toutes classes sociales, qui, après trois heures de gaîté, reprenaient en charge leur faix de misères et de soucis.

Et soudain il vit…

À quinze pas, accompagnée d ‘un homme âgé et lourd, un ami de Séphardi, Jeanne Mexme s’avançait comme une déesse. Elle était vêtue d’un manteau de fourrure d’un blanc immaculé. Vraiment royale, elle laissait traîner un regard de glace sur tant d’hommes qui le dévisageaient âprement. Sous l’hermine on voyait ses souliers d’un rose éteint que continuaient des bas fauves et l’ourlet — haut situé — d’une robe couleur rubis.

Le manteau, ouvert aux épaules et jusqu’aux seins, laissait entrevoir le commencement d’un sautoir de perles glissant sur la chair nue. Dans ses cheveux mille étincelles jaillissaient de brillants comme semées au hasard.

Son compagnon soudain, s’arrêta pour parler à un autre vieillard, long, barbu de blanc. Jeanne continua sa marche avec indolence. Elle passa devant son mari sans le voir. Ses yeux fixes et son masque creux témoignaient d’une douleur rongeante.

L’auto était un peu à gauche. Elle y vint. Le chauffeur ouvrit la portière et se pencha sur le cadran placé devant son volant. Elle entra alors dans la carrosserie, qu’on voyait, du dehors, tendue de soie écarlate…

Et, d’une impulsion quasi réflexe, Georges Mexme suivit sa femme.

Au mouvement des ressorts, le chauffeur crut que le compagnon de Jeanne avait pris place. Il démarra.

Jeanne Mexme, d’une saccade, se tourna vers l’inconnu audacieux… Le mari et la femme, deux secondes, se regardèrent sans bouger. Leurs bouches séchèrent, et les deux cœurs emplirent de tumulte l’étroite carrosserie au capiton sanglant.


Alors Jeanne ouvrit ses beaux bras nus et étreignit sur sa poitrine ruisselante de gemmes celui qu’elle attendait et qui, enfin, était venu.

Elle dit un seul mot :

— Toi !…

Sa voix était mince comme un fil.

Mexme sentait toutes forces le quitter. Cette minute, rachat de tant de misères, lui semblait irréelle, et immense. Il sentit monter en lui un ardent désir de se prosterner, d’implorer miséricorde, pour tout un faix de péchés commis, contre cette femme de miracle, trop belle, trop magnifique, trop somptueuse, qui l’accueillait et qui était la sienne…

Mais avait-il au monde quelque chose à soi.

Il murmura comme un adieu :

— Pardon, Jeanne !…

Elle eut un rire dur. Ses yeux luisaient. Elle montra sa fourrure, ses perles, sa robe coruscante de pierres précieuses et ses doigts couverts de bagues. Avec un pli de haine douloureuse aux lèvres, disant qu’elle n’oubliait pas, elle dit aussi :

— Pardon !…

Ils se regardèrent sans bouger. La nuit étincelante d’arcs s’agitait derrière les glaces des portières. On entrevoyait des faces et des voitures en mouvement. La vie continuait autour d’eux.

De Jeanne s’exhalait un lourd parfum floral : Héliotrope et tubéreuse rose et géranium…

Les deux époux pleuraient en silence.


Le Temps renaît.