Entretiens chinois/À l’enseigne du pot cassé
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N Chinois nommé Xain, ayant voyagé en Europe
dans sa jeunesse, retourna à la Chine
à l’âge de trente ans, et, devenu mandarin,
rencontra dans Pékin un ami qui était entré dans
l’ordre des Jésuites ; ils eurent ensemble les conférences
suivantes :
LE MANDARIN. — Vous êtes donc bien mal édifié
de nos bonzes ?
LE JÉSUITE. — Je vous avoue que je suis indigné
de voir quel joug honteux ces séducteurs imposent
sur votre populace superstitieuse. Quoi ! vendre la
béatitude pour des chiffons bénits ! persuader aux
hommes que des pagodes ont parlé ! qu’elles ont fait des miracles ! se mêler de prédire l’avenir ! quelle
charlatanerie insupportable !
LE MANDARIN. — Je suis bien aise que l’imposture
et la superstition vous déplaisent.
LE JÉSUITE. — Il faut que vos bonzes soient de
grands fripons.
LE MANDARIN. — Pardonnez ; j’en disais autant
en voyant en Europe certaines cérémonies, certains
prodiges que les uns appellent des fraudes pieuses,
les autres des scandales. Chaque pays a ses bonzes.
Mais j’ai reconnu qu’il y en a autant de trompés
que de trompeurs. Le grand nombre est de ceux
que l’enthousiasme aveugle dans leur jeunesse,
et qui ne recouvrent jamais la vue ; il y en a
d’autres qui ont conservé un œil, et qui voient
tout de travers. Ceux-là sont des charlatans
imbéciles.
LE JÉSUITE. — Vous devez faire une grande différence
entre nous et vos bonzes ; ils bâtissent sur
l’erreur et nous sur la vérité ; et si quelquefois nous
l’avons embellie par des fables, n’est-il pas permis
de tromper les hommes pour leur bien ?
LE MANDARIN. — Je crois qu’il n’est permis de
tromper en aucun cas, et qu’il n’en peut résulter
que beaucoup de mal.
LE JÉSUITE. — Quoi ! ne jamais tromper ! Mais
dans votre gouvernement, dans votre doctrine des
lettrés, dans vos cérémonies et vos rites, n’entre-t-il
rien qui fascine les yeux du peuple pour le rendre
plus soumis et plus heureux ? Vos lettrés se passeraient-ils
d’erreurs utiles ?
LE MANDARIN. — Depuis près de cinq mille ans
que nous avons des annales fidèles de notre empire,
nous n’avons pas un seul exemple parmi les lettrés
des saintes fourberies dont vous parlez ; c’est de
tout temps, il est vrai, le partage des bonzes et du
peuple ; mais nous n’avons ni la même langue, ni la
même écriture, ni la même religion que le peuple.
Nous avons adoré dans tous les siècles un seul Dieu,
créateur de l’univers, juge des hommes, rémunérateur
de la vertu, et vengeur du crime dans cette
vie et dans la vie à venir.
Ces dogmes purs nous ont paru dictés par la raison universelle. Notre empereur présente au Souverain de tous les êtres les premiers fruits de la terre ; nous l’accompagnons dans ces cérémonies simples et augustes : nous joignons nos prières aux siennes. Notre sacerdoce est la magistrature ; notre religion est la justice ; nos dogmes sont l’adoration, la reconnaissance et le repentir : il n’y a rien là dont on puisse abuser ; point de métaphysique obscure qui divise les esprits, point de sujet de querelles ; nul prétexte d’opposer l’autel au trône ; nulle superstition qui indigne les sages : aucun mystère qui entraîne les faibles dans l’incrédulité, et qui, en les irritant contre des choses incompréhensibles, leur puisse faire rejeter l’idée d’un Dieu que tout le monde doit comprendre.
LE JÉSUITE. — Comment donc, avec une doctrine
que vous dites si pure, pouvez-vous souffrir
parmi vous des bonzes qui ont une doctrine si
ridicule ?
LE MANDARIN. — Eh ! comment aurions-nous
pu déraciner une ivraie qui couvre le champ d’un
vaste empire aussi peuplé que votre Europe ? Je
voudrais qu’on pût ramener tous les hommes à
notre culte simple et sublime ; ce ne peut être que
l’ouvrage des temps et des sages. Les hommes seraient
plus justes et plus heureux. Je suis certain,
par une longue expérience, que les passions, qui
font commettre de si grands crimes, s’autorisent presque
toutes des erreurs que les hommes ont mêlées
à la religion.
LE JÉSUITE. — Comment ! vous croyez que les
passions raisonnent, et qu’elles ne commettent des
crimes que parce qu’elles raisonnent mal ?
LE MANDARIN. — Cela n’arrive que trop souvent.
LE JÉSUITE. — Et quel rapport nos crimes ont-ils
donc avec les erreurs superstitieuses ?
LE MANDARIN. — Vous le savez mieux que moi.
Ou bien ces erreurs révoltent un esprit assez juste
pour les sentir, et non assez sage pour chercher la
vérité ailleurs, ou bien ces erreurs entrent dans un
esprit faible qui les reçoit avidement. Dans le premier
cas, elles conduisent souvent à l’athéisme ; on
dit : Mon bonze m’a trompé ; donc il n’y a point de
religion, donc il n’y a point de Dieu, donc je dois être
injuste si je puis l’être impunément. Dans le second
cas, ces erreurs entraînent au plus affreux fanatisme ;
on dit : Mon bonze m’a prêché que tous ceux
qui n’ont point donné de robe neuve à la pagode
sont les ennemis de Dieu ; qu’on peut, en sûreté de
conscience, égorger tous ceux qui disent que cette
pagode n’a qu’une tête, tandis que mon bonze jure
qu’elle en a sept. Ainsi je peux assassiner, dans l’occasion,
mes amis, mes parents, mon roi, pour faire
mon salut.
LE JÉSUITE. — Il me semble que vous vouliez
parler de nos moines sous le nom de bonzes. Vous
auriez grand tort ; ne seriez-vous pas un peu malin ?
LE MANDARIN. — Je suis juste, je suis vrai, je
suis humain. Je n’ai acception de personne ; je vous
dis que les particuliers et les hommes publics commettent
souvent sans remords les plus abominables
injustices, parce que la religion qu’on leur prêche,
et qu’on altère, leur semble absurde. Je vous dis
qu’un raïa de l’Inde, qui ne connaît que sa presqu’île, se moque de ses théologiens qui lui crient
que son Dieu Vitsnou s’est métamorphosé neuf fois
pour venir converser avec les hommes, et que, malgré
le petit nombre de ses incarnations, il est fort
supérieur au dieu Sammonocodom, qui s’est incarné
chez les Siamois jusqu’à cinq cent cinquante fois.
Notre raïa, qui entend à droite et à gauche cent rêveries
de cette espèce, n’a pas de peine à sentir
combien une telle religion est impertinente ; mais
son esprit, séduit par son cœur pervers, en conclut
témérairement qu’il n’y a aucune religion : alors il
s’abandonne à toutes les fureurs de son ambition
aveugle ; il insulte ses voisins, il les dépouille ; les
campagnes sont ravagées, les villes mises en cendres,
les peuples égorgés. Les prédicateurs ne lui avaient
jamais parlé contre le crime de la guerre ; au contraire,
ils avaient fait, en chaire, le panégyrique des
destructeurs nommés conquérants ; et ils avaient
même arrosé ses drapeaux en cérémonie de l’eau
lustrale du Gange. Le vol, le brigandage, tous les
excès des plus monstrueuses débauches, toutes les
barbaries des assassinats, sont commis alors sans
scrupule ; la famine et la contagion achèvent de
désoler cette terre abreuvée de sang. Et, cependant,
les prédicateurs du voisinage prêchent tranquillement
la controverse devant de bonnes vieilles femmes
qui, au sortir du sermon, entoureraient leur
prochain de fagots allumés, si leur prochain soutenait
que Sammonocodom s’est incarné cinq cent quarante-neuf
fois, et non pas cinq cent cinquante.
J’ose dire que si ce raïa avait été infiniment persuadé de l’existence d’un Dieu infini, présent partout, infiniment juste, et qui doit, par conséquent, venger l’innocence opprimée, et punir un scélérat né pour le malheur du genre humain ; si ses courtisans avaient les mêmes principes, si tous les ministres de la religion avaient fait tonner dans son oreille ces importantes vérités, au lieu de parler des métamorphoses de Vitsnou, alors ce raïa aurait hésité à se rendre si coupable.
Il en est de même dans toutes les conditions ; j’en ai vu plus d’un triste exemple dans les pays étrangers et dans ma patrie.
LE JÉSUITE. — Ce que vous dites n’est que trop
vrai, il faut en convenir, et j’en augure un bon succès
pour l’objet de ma mission. Mais avant d’avoir
l’honneur de vous en parler, dites-moi, je vous en
prie, si vous pensez qu’il soit possible d’obtenir des
hommes qu’ils se bornent à un culte simple, raisonnable
et pur envers l’Être suprême ? Ne faut-il pas
aux peuples quelque chose de plus ? n’ont-ils pas
besoin, je ne dis pas, des fourberies de vos bonzes,
mais de quelques illusions respectables ? n’est-il
pas avantageux pour eux qu’ils soient pieusement
trompés, je ne dis pas par vos bonzes, mais
par des gens sages ? Une prédiction heureusement
appliquée, un miracle adroitement opéré,
n’ont-ils pas quelquefois produit beaucoup de
bien ?
LE MANDARIN. — Vous me paraissez faire tant
de cas de la fourberie, que peut-être je vous la pardonnerais,
si elle pouvait en effet être utile au genre
humain. Mais je crois fermement qu’il n’y a aucun
cas où le mensonge puisse servir la vérité.
LE JÉSUITE. — Cela est bien dur. Cependant je
vous jure que nous avons fait parler en Italie et en
Espagne plus d’une image de la Vierge avec un très
grand succès ; les apparitions des saints, les possessions
du malin, ont fait chez nous bien des conversions.
Ce n’est pas comme chez vos bonzes.
LE MANDARIN. — Chez vous, comme chez eux,
la superstition n’a jamais fait que du mal. J’ai lu
beaucoup de vos histoires : je vois qu’on a toujours
commis les plus grands attentats dans l’espérance
d’une expiation aisée. La plupart de vos Européens
ont ressemblé à un certain roi d’une petite province
de votre Occident, qui portait, dit-on, je ne sais
quelle petite pagode à son bonnet, et qui lui demandait
toujours permission de faire assassiner ou empoisonner
ceux qui lui déplaisaient. Votre premier
empereur chrétien se souilla de parricides, comptant
qu’il serait un jour purifié avec de l’eau. En vérité,
le genre humain est bien à plaindre ; les passions
portent les hommes aux crimes ; s’il n’y a point
d’expiation, ils tombent dans le désespoir et dans
la fureur ; s’il y en a, ils commettent le crime impunément.
LE JÉSUITE. — Hé bien ! ne vaudrait-il pas mieux
proposer des remèdes à ces malades frénétiques, que
de les laisser sans secours ?
LE MANDARIN. — Oui, et le meilleur remède est
de réparer par une vie pure les injustices qu’on peut
avoir commises. Adieu. Voici le temps où je dois soulager
quelques-uns de mes frères qui souffrent. J’ai
fait des fautes comme un autre ; je ne veux pas les
expier autrement ; je vous conseille d’en faire de
même.
LE JÉSUITE. — Je vous supplie avec humilité de
me procurer une place de mandarin, comme plusieurs
de nos Pères en ont eu, et d’y faire joindre la
permission de nous bâtir une maison et une église,
et de prêcher en chinois : vous savez que je parle la
langue.
LE MANDARIN. — Mon crédit ne va pas jusque-là ;
les juifs, les mahométans qui sont dans notre
empire, et qui connaissent un seul Dieu, comme nous,
ont demandé la même permission, et nous n’avons
pu la leur accorder : il faut suivre les lois.
LE JÉSUITE. — Point du tout ; il vaut mieux
obéir à Dieu qu’aux hommes.
LE MANDARIN. — Oui, si les hommes commandent
des choses évidemment criminelles, par exemple, d’égorger
votre père et votre mère, d’empoisonner vos
amis ; mais il me semble qu’il n’est pas injuste de
refuser à un étranger la permission d’apporter le
trouble dans nos États, et de balbutier dans notre
langue, qu’il prononce toujours fort mal, des choses
que ni lui ni nous ne pouvons entendre.
LE JÉSUITE. — J’avoue que je ne prononce pas
tout à fait aussi bien que vous ; je fais gloire quelquefois
de ne pas entendre un mot de ce que j’annonce :
pour le trouble et la discorde, c’est vraiment
tout le contraire, c’est la paix que j’apporte.
LE MANDARIN. — Vous souvenez-vous de la
fameuse requête présentée à nos neuf tribunaux
suprêmes, au premier mois de l’année que vous appelez
1717 ? En voici les propres mots qui vous
regardent, et que vous avez conservés vous-mêmes :
« Ils vinrent d’Europe à Manille sous la dynastie
des Ming. Ceux de Manille faisaient le commerce
avec les Japonais. Ces Européens se servirent de
leur religion pour gagner le cœur des Japonais ; ils
en séduisirent un grand nombre. Ils attaquèrent
ensuite le royaume en dedans et en dehors, et il ne
s’en fallut presque rien qu’ils s’en rendissent tout
à fait les maîtres. Ils répandent dans nos provinces
de grandes sommes d’argent ; ils rassemblent, à
certains jours, des gens de la lie du peuple mêlés avec les femmes : je ne sais pas quel est leur dessein,
mais je sais qu’ils ont apporté leur religion à Manille,
et que Manille a été envahie, et qu’ils ont voulu
subjuguer le Japon, etc. »
LE JÉSUITE. — Ah ! pour Manille et pour le Japon,
passe ; mais pour la Chine, vous savez que c’est
tout autre chose ; vous connaissez la grande vénération,
le profond respect, le tendre attachement, la
sincère reconnaissance que…
LE MANDARIN. — Mon Dieu, oui, nous connaissons
tout cela ; mais souvenez-vous, encore une fois,
des paroles que le dernier empereur Yong-tching,
d’éternelle mémoire, adressa à vos bonzes noirs ;
les voici :
« Que diriez-vous si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays ? comment les recevriez-vous ? Si vous avez su tromper mon père, n’espérez pas me tromper de même. Vous voulez que tous les Chinois embrassent vos lois ; votre culte n’en tolère pas d’autres, je le sais. En ce cas, que deviendrons-nous ? les sujets de vos princes ? Les disciples que vous faites ne connaissent que vous ; dans un temps de troubles, ils n’écouteraient d’autre voix que la vôtre. Je sais bien qu’à présent il n’y a rien à craindre ; mais quand les vaisseaux viendront par milliers, il pourrait y avoir du désordre. »
LE JÉSUITE. — Il est vrai que nous avons transmis à notre Europe ce triste discours de l’empereur
Yong-tching. Nous sommes d’ailleurs obligés d’avouer
que c’était un prince très sage et très vertueux,
qui a signalé son règne par des traits de
bienfaisance au-dessus de tout ce que nos princes
ont jamais fait de grand et de bon. Mais, après tout,
les vertus des infidèles sont des crimes ; c’est une
des maximes incontestables de notre petit pays.
Mais qu’est-il arrivé à ce grand empereur ? il est
mort sans sacrements, il est damné à tout jamais.
J’aime la paix, je vous l’apporte ; mais plût au ciel,
pour le bien de vos âmes, que tout votre empire fût
bouleversé, que tout nageât dans le sang, et que vous
expirassiez tous jusqu’au dernier, confessés par des
jésuites ! Car enfin, qu’est-ce qu’un royaume de
sept cents lieues de long sur sept cents lieues de
large réduit en cendres ? c’est une bagatelle. C’est
l’affaire de quelques jours, de quelques mois, de
quelques années tout au plus, et il s’agit de la gloire
éternelle que je vous souhaite.
LE MANDARIN. — Grand merci de votre bonne
volonté. Mais, en vérité, vous devriez être contents
d’avoir fait massacrer plus de cent mille citoyens
au Japon. Mettez des bornes à votre zèle. Je crois
vos intentions bonnes ; mais quand vous aurez armé,
dans notre empire, les mains des enfants contre les
pères, des disciples contre les maîtres, et des peuples
contre les rois, il sera certain que vous aurez commis
un très grand mal ; et il n’est pas absolument démontré que vous et moi soyons éternellement récompensés
pour avoir détruit la plus ancienne nation
qui soit sur la terre.
LE JÉSUITE. — Que votre nation soit la plus
ancienne ou non, ce n’est pas ce dont il s’agit. Nous
savons que, depuis près de cinq mille ans, votre
empire est sagement gouverné ; mais vous avez
trop de raison pour ne pas sentir qu’il faudrait, sans
balancer, anéantir cet empire, s’il n’y avait que ce
moyen de faire triompher la vérité. Çà, répondez-moi :
je suppose qu’il n’y a d’autres ressources pour votre
salut que de mettre le feu aux quatre coins de la
Chine ; n’êtes-vous pas obligé en conscience de tout
brûler ?
LE MANDARIN. — Non, je vous jure ; je ne brûlerais
pas une grange.
LE JÉSUITE. — Vous avez, à la Chine, d’étranges
principes.
LE MANDARIN. — Je trouve les vôtres terriblement
incendiaires. J’ai bien ouï dire qu’en votre
année 1604 quelques gens charitables voulurent, en
effet, consumer en un moment par le feu toute la
famille royale et tous les mandarins d’une île nommée
l’Angleterre, uniquement pour faire triompher une
de vos sectes sur les ruines des autres sectes. Vous
avez employé tantôt le fer, tantôt le feu à ces saintes intentions ; et c’est donc là cette paix que vos confrères
viennent prêcher à des peuples qui vivent en
paix ?
LE JÉSUITE. — Ce que je vous en dis n’est qu’une
supposition théologique ; car je vous répète que
j’apporte la paix, l’union, la bienfaisance, et toutes
les vertus : j’ajoute seulement que ma doctrine est
si belle qu’il faudrait l’acheter aux dépens de la vie
de tous les hommes.
LE MANDARIN. — C’est vendre cher ses coquilles.
Mais comment votre doctrine est-elle si belle, puisque
vous me disiez hier qu’il fallait tromper ?
LE JÉSUITE. — Rien ne s’accorde plus aisément.
Nous annonçons des vérités ; ces vérités ne sont pas
à la portée de tout le monde, et nous rencontrons
des ennemis, des jansénistes, qui nous poursuivent
jusqu’à la Chine. Que faire alors ? il faut bien soutenir
une vérité utile par quelques mensonges qui
le sont aussi ; on ne peut se passer de miracles :
cela tranche toutes les difficultés. Je vous avoue
entre nous que nous n’en faisons point, mais nous
disons que nous en avons fait ; et si l’on nous croit,
nous gagnons des âmes. Qu’importe la route, pourvu
qu’on arrive au but ? Il est bien sûr que notre petit
Portugais Xavier ne pouvait être à la fois, en même
temps, dans deux vaisseaux ; cependant nous l’avons
dit ; et plus la chose est impossible et extravagante, plus elle a paru admirable. Nous lui avons fait aussi
ressusciter quatre garçons et cinq filles : cela était
important ; un homme qui ne ressuscite personne
n’a guère que des succès médiocres. Laissez-nous
au moins guérir de la colique quelques servantes de
votre maison ; nous ne demandons que la permission
d’un petit miracle : ne fait-on rien pour son ami ?
LE MANDARIN. — Je vous aime, je vous servirais
volontiers, mais je ne peux mentir pour personne.
LE JÉSUITE. — Vous êtes bien dur, mais j’espère
enfin vous convertir.
LE JÉSUITE. — Oui, je veux bien convenir d’abord
que vos lois et votre morale sont divines. Chez
nous on n’a que de la politesse pour son père et sa
mère ; chez vous on les honore et on leur obéit toujours.
Nos lois se bornent à punir les crimes ; les
vôtres décernent des récompenses aux vertus. Nos
édits, pour l’ordinaire, ne parlent que d’impôts, et
les vôtres sont souvent des traités de morale. Vous
recommandez la justice, la fidélité, la charité, l’amour
du bien public, l’amitié. Mais tout cela devient
criminel et abominable si vous ne pensez pas comme
nous ; et c’est ce que je m’engage à vous prouver.
LE MANDARIN. — Il vous sera difficile de remplir
cet engagement.
LE JÉSUITE. — Rien n’est plus aisé. Toutes les
vertus sont des vices quand on n’a pas la foi : or
vous n’avez pas la foi ; donc, malgré vos vertus que
j’honore, vous êtes tous des coquins, théologiquement
parlant.
LE MANDARIN. — Honnêtement parlant, votre
P. Lecomte, votre P. Ricci, et plusieurs autres,
n’ont-ils pas dit, n’ont-ils pas imprimé en Europe
que nous étions, il y a quatre mille ans, le peuple le
plus juste de la terre, et que nous adorions le vrai
Dieu dans le plus ancien temple de l’univers ? Vous
n’existiez pas alors ; nous n’avons jamais changé.
Comment pouvons-nous avoir eu raison il y a quatre
mille ans, et avoir tort à présent ?
LE JÉSUITE. — Je vais vous le dire : notre doctrine
est incontestablement la meilleure : or, les
Chinois ne reconnaissent pas notre doctrine ; donc
ils ont évidemment tort.
LE MANDARIN. — On ne peut mieux raisonner ;
mais nous avons à Kanton des Anglais, des Hollandais,
des Danois qui pensent tout différemment de
vous, qui vous ont chassés de leur pays, parce qu’ils
trouvaient votre doctrine abominable, et qui disent
que vous êtes des corrupteurs : vous-mêmes vous avez eu ici des disputes scandaleuses avec des gens
de votre propre secte ; vous vous anathématisiez
les uns les autres : ne sentez-vous pas l’énorme ridicule
d’une troupe d’Européens qui venaient nous
enseigner un système dans lequel ils n’étaient pas
d’accord entre eux ? Ne voyez-vous pas que vous
êtes les enfants perdus de puissances qui voudraient
s’étendre dans tout l’univers ? Quel fanatisme,
quelle fureur vous fait passer les mers pour venir
aux extrémités de l’Orient nous étourdir par vos
disputes, et fatiguer nos tribunaux de vos querelles !
Vous nous apportez votre pain et votre vin, et vous
dites qu’il n’est permis qu’à vous de boire du vin ;
assurément cela n’est pas honnête et civil. Vous
nous dites que nous serons damnés si nous ne mangeons
de votre pain ; et puis, quand quelques-uns
de nous ont eu la politesse d’en manger, vous leur
dites que ce n’est pas du pain, que ce sont des membres
d’un corps humain et du sang, et qu’ils seront
damnés s’ils croient avoir mangé du pain que vous
leur avez offert. Les lettrés chinois ont-ils pu penser
autre chose de vous, sinon que vous étiez des fous
qui aviez rompu vos chaînes, et qui couriez par
le monde comme des échappés ? Du moins les Européens
d’Angleterre, de Hollande, de Danemark
et de Suède ne nous disent pas que du pain n’est
pas du pain, et que du vin n’est pas du vin ; ne
soyez pas surpris s’ils ont paru à la Chine et
dans l’Inde plus raisonnables que vous. Cependant
nous ne leur permettons pas de prêcher à Pékin : et vous voulez qu’on vous le permette !
LE JÉSUITE. — Ne parlons point de ce mystère.
Il est vrai que, dans notre Europe, le réformé, le
protestant, le moliniste, le janséniste, l’anabaptiste,
le méthodiste, le morave, le mennonite, l’anglican,
le quaker, le piétiste, le coccéien, le voétien, le socinien,
l’unitaire rigide, le millénaire, veulent chacun
tirer à eux la vérité, qu’ils la mettent en pièces,
et qu’on a bien de la peine à en rassembler les morceaux.
Mais enfin nous nous accordons sur le fond
des choses.
LE MANDARIN. — Si vous preniez la peine d’examiner
les opinions de chaque disputeur, vous verriez
qu’ils ne sont de même avis sur aucun point. Vous
savez combien nous fûmes scandalisés quand notre
prince Olou-tsé, que vous avez séduit, nous dit que
vous aviez deux lois, que ce qui avait été autrefois
vrai et bon était devenu faux et mauvais. Tous nos
tribunaux furent indignés ; ils le seraient bien davantage
s’ils apprenaient que, depuis dix-sept siècles,
vous êtes occupés à expliquer, à retrancher et à ôter,
à concilier, à rajuster, à forger : nous, au contraire,
depuis cinquante siècles, nous n’avons pas varié un
seul moment.
LE JÉSUITE. — C’est parce que vous n’avez jamais
été éclairés. Vous n’avez jamais écouté que votre
simple raison : elle vous a dit qu’il y a un Dieu, et qu’il faut être juste ; il n’y a pas moyen de disputer
sur cela : mais il fallait écouter quelque chose au-dessus
de votre raison ; il fallait lire tous les livres du
peuple juif, que malheureusement vous ne connaissiez
pas, et il fallait les croire ; et ensuite il fallait
ne les plus croire et lire tous nos livres grecs et latins.
Alors vous auriez eu, comme nous, mille belles querelles
toutes les années ; chaque querelle aurait
occasionné une décision admirable, un jugement
nouveau : voilà ce qui vous a manqué, et c’est ce
que je veux apprendre aux Chinois, mais toujours
pour le bien de la paix.
LE MANDARIN. — Hé bien ! quand les Chinois,
pour le bien de la paix, sauront toutes les opinions
qui déchirent votre petit coin de terre au bout de
l’Occident, en seront-ils plus justes ? honoreront-ils
leurs parents davantage ? seront-ils plus fidèles à
l’empereur ? l’empire sera-t-il mieux gouverné,
les terres mieux cultivées ?
LE JÉSUITE. — Non assurément ; mais les Chinois
seront sauvés comme moi ; ils n’ont qu’à croire
ce que je ne comprends pas.
LE MANDARIN. — Pourquoi voulez-vous qu’ils
le comprennent ?
LE JÉSUITE. — Ils ne le comprendront pas non
plus.
LE MANDARIN. — Pourquoi voulez-vous donc
le leur apprendre ?
LE JÉSUITE. — C’est qu’il est nécessaire aujourd’hui
à tous les hommes de le savoir.
LE MANDARIN. — S’il est nécessaire à tous
les hommes de le savoir, pourquoi les Chinois l’ont-ils
toujours ignoré ? pourquoi l’avez-vous ignoré vous-mêmes
si longtemps ? pourquoi n’en a-t-on jamais
rien su dans toute la Grande-Tartarie, dans l’Inde
et au Japon ? Ce qui est nécessaire à tous les hommes
ne leur est-il pas donné à tous ? n’ont-ils pas tous
les mêmes sens, le même instinct d’amour-propre,
le même instinct de bienveillance, le même instinct
qui les fait vivre en société ? Comment se pourrait-il
faire que l’Être suprême, qui nous a donné tout ce
qui nous est convenable, nous eût refusé la seule chose
essentielle ? N’est-ce pas une impiété de le croire ?
LE JÉSUITE. — C’est qu’il n’a fait ce présent
qu’à ses favoris.
LE MANDARIN. — Vous êtes donc son favori ?
LE JÉSUITE. — Je m’en flatte.
LE MANDARIN. — Pour moi, je suis simplement
son adorateur. Je vous renvoie à tous les peuples
et à toutes les sectes de votre Europe, qui croient que vous êtes des réprouvés ; et, tant que vous
vous persécuterez les uns les autres, il ne sera pas
prudent de vous écouter.
LE JESUITE. — Ah ! si jamais je retourne à
Rome, que je me vengerai de tous ces impies qui
empêchent nos progrès à la Chine !
LE MANDARIN. — Faites mieux, pardonnez-leur.
Vivons doucement tous ensemble, tant que vous
serez ici ; secourons-nous mutuellement ; adorons
tous l’Être suprême du fond de notre cœur. Quoique
vous ayez plus de barbe que nous, le nez plus long,
les yeux moins fendus, les joues plus rouges, les pieds
plus gros, les oreilles plus petites, et l’esprit plus
inquiet, cependant nous sommes tous frères.
LE JÉSUITE. — Tous frères ! et que deviendra
mon titre de Père ?
LE MANDARIN. — Vous convenez tous qu’il faut
aimer Dieu ?
LE JÉSUITE. — Pas tout à fait, mais je le permets.
LE MANDARIN. — Qu’il faut être modéré, sobre,
compatissant, équitable, bon maître, bon père de
famille, bon citoyen ?
LE JÉSUITE. — Oui.
LE MANDARIN. — Hé bien ! ne vous tourmentez
plus tant ; je vous assure que vous êtes de ma religion.
LE JÉSUITE. — Ah ! vous vous rendez à la fin.
Je savais bien que je vous convertirais.
Quand le mandarin et le jésuite eurent été d’accord, le mandarin donna au moine cette profession de foi :
1° La religion consiste dans la soumission à Dieu et dans la pratique des vertus.
2° Cette vérité incontestable est reconnue de toutes les nations et de tous les temps : il n’y a de vrai que ce qui force tous les hommes à un consentement unanime : les vaines opinions qui se contredisent sont fausses.
3° Tout peuple qui se vante d’avoir une religion particulière pour lui seul offense la Divinité et le genre humain ; il ose supposer que Dieu abandonne tous les autres peuples pour n’éclairer que lui.
4° Les superstitions particulières n’ont été inventées que par des hommes ambitieux qui ont voulu dominer sur les esprits, qui ont fourni un prétexte à la nation qu’ils ont séduite d’envahir les biens des autres nations.
5° Il est constaté par l’histoire que ces différentes sectes, qui se proscrivent réciproquement avec tant de fureur, ont été la source de mille guerres civiles ; et il est évident que si les hommes se regardaient tous comme des frères, également soumis à leur père commun, il y aurait eu moins de sang versé sur la terre, moins de saccagement, moins de rapines, et moins de crimes de toute espèce.
6° Des lamas et des bonzes qui prétendent que la mère du dieu Fo accoucha de ce dieu par le côté droit, après avoir avalé un enfant, disent une sottise ; s’ils ordonnent de la croire, ce sont des charlatans tyranniques ; s’ils persécutent ceux qui ne la croient pas, ils sont des monstres.
7° Les brames, qui ont des opinions un peu moins absurdes, et non moins fausses, auraient également tort de commander de les croire, quand même elles pourraient avoir quelque lueur de vraisemblance ; car l’Être suprême ne peut juger les hommes sur les opinions d’un brame, mais sur leurs vertus et sur leurs iniquités. Une opinion, quelle qu’elle soit, n’a nul rapport avec la manière dont on a vécu ; il ne s’agit pas de faire croire telle ou telle métamorphose, tel ou tel prodige, mais d’être homme de bien. Quand vous êtes accusé devant un tribunal, on ne vous demande pas si vous croyez que le premier mandarin a encore son père et sa mère, s’il est marié, s’il est veuf, s’il est riche ou pauvre, grand ou petit ; on vous interroge sur vos actions.
8° « Si tu n’es pas instruit de certains faits, si tu ne crois pas certaines obscurités, si tu ne sais par cœur certaines formules, si tu n’as pas mangé en certains temps certains aliments qu’on ne trouve point dans la moitié du globe, tu seras éternellement malheureux. » Voilà ce que les hommes ont pu inventer de plus absurde et de plus horrible. « Si tu es juste, tu seras récompensé ; si tu es injuste, tu seras puni. » Voilà ce qui est raisonnable.
9° Certains brames, qui croient que les enfants morts avant que d’avoir été baignés dans le Gange sont condamnés à des supplices éternels, sont les plus insensés de tous les hommes et les plus durs. Ceux qui font vœu de pauvreté pour s’enrichir ne sont pas les moins fourbes ; ceux qui cabalent dans les familles et dans l’État ne sont pas les moins méchants.
10° Plus les hommes sont faibles, enthousiastes, fanatiques, plus le gouvernement doit être modéré et sage.
11° Si vous donnez à un charlatan le privilège exclusif de faire des almanachs, il fera un calendrier de superstitions pour tous les jours de l’année ; il intimidera les peuples et les magistrats par les conjonctions et les influences des astres. Si vous laissez vingt charlatans faire des almanachs, ils prédiront des événements différents ; ils se discréditeront tous les uns les autres : un temps viendra où tout le peuple aura découvert la friponnerie de tous les astrologues.
12° Alors il n’y aura plus d’almanachs que ceux des véritables astronomes qui calculent juste les mouvements des globes, qui n’attribuent d’influence à aucun, et qui ne prédisent ni la bonne ni la mauvaise fortune. Le peuple insensiblement ne croira que ces sages ; il adorera d’un culte plus pur le créateur et le guide de tous les globes, et notre petit globe en sera plus heureux.
13° Il est impossible que l’esprit de paix, l’amour du prochain, le bon ordre, en un mot la vertu, subsiste au milieu des disputes interminables ; il n’y a jamais eu la moindre dispute entre les lettrés, qui se bornent à reconnaître un Dieu, à l’aimer, à le servir sans mélange de superstitions, et à servir leur prochain.
14° C’est là le premier devoir ; le second est d’éclairer les superstitieux ; le troisième est de les tolérer en les plaignant, si on ne peut les éclairer.
15° Il peut y avoir plusieurs cérémonies ; mais il n’y a qu’une seule morale. Ce qui vient de Dieu est universel et immuable ; ce qui vient des hommes est local, inconstant, périssable.
16° Un imbécile dit : « Je dois penser comme mon bonze ; car tout mon village est de son avis. » Sors de ton village, pauvre homme, et tu en verras cent mille autres qui ont chacun leur bonze, et qui pensent tous différemment.
17° Voyage d’un bout de la terre à l’autre, tu verras que partout deux et deux font quatre, que Dieu est adoré partout ; mais tu verras qu’ici on ne peut mourir sans huile, et que là, en mourant, il faut tenir à la main la queue d’une vache. Laisse là leur huile et leur queue, et sers le Maître de l’Univers.
18° Voici un des grands maux que la superstition a fait naître. Un homme a violé sa sœur et tué son frère ; mais il fréquente une certaine pagode, il récite certaines formules dans une langue étrangère, il porte une certaine image sur sa poitrine ; mille vieilles s’écrient : Le bon homme ! le saint homme !
Un juste avoue franchement qu’on peut adorer Dieu sans faire ce pèlerinage, sans réciter cette formule ; mille vieilles s’écrient : Au monstre ! au scélérat !
19° Voici le comble de l’abomination ; voici ce qui fait sécher d’horreur et gémir d’être homme. Un chef des pagodes, assassin, empoisonneur public, a peuplé l’Inde de ses bâtards, et a vécu tranquille et respecté ; il a donné des lois aux princes. Un juste a dit : Gardez-vous d’imiter ce chef des pagodes ; gardez-vous de croire les métamorphoses qu’il enseigne ; et ce juste a été brûlé à petit feu sur la place publique.
20° O vous ! fanatiques actifs, qui depuis longtemps troublez la terre par vos querelles raisonnées ; et vous, fanatiques passifs, qui, sans raisonner, avez été mordus de ces enragés et qui êtes malades de la même rage, tâchez de guérir si vous pouvez ; essayez de cette recette que voici : Adorez Dieu sans vouloir le comprendre ; aimez-le sans vous plaindre des maux qui sont mêlés sur la terre avec les biens ; regardez comme vos frères le Japonais, le Siamois, l’Indien, l’Africain, le Persan, le Turc, le Russe, et même les habitants du petit pays de l’occident méridional de l’Europe qui tient si peu de place sur la carte.