Un Chrétien et un Juif

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À l’enseigne du pot cassé - Collection Scripta Manent N°43 (p. 115-132).




UN CHRÉTIEN ET UN JUIF


DEVANT UN SÉNATEUR


En présence de Marc-Aurèle




UN jour, un juif de bon sens et un chrétien comparurent devant un sénateur éclairé, en présence du sage Marc-Aurèle, qui voulait s’instruire de leurs dogmes. Le sénateur les interrogea l’un après l’autre.


LE SÉNATEUR au chrétien. — Pourquoi troublez-vous la paix de l’empire ? pourquoi ne vous contentez-vous pas, comme les Syriens, les Égyptiens et les Juifs, de pratiquer tranquillement vos rites ? pourquoi voulez-vous que votre secte anéantisse toutes les autres ?


LE CHRÉTIEN. — C’est qu’elle est la seule véritable. Nous adorons un Dieu juif, né dans un village de Judée, sous l’empereur Auguste, l’an de Rome 752 ou 756 ; son père et sa mère furent inscrits, selon le divin saint Luc, dans ce village, lorsque l’empereur fit faire le dénombrement de tout l’univers, Cyrenius étant alors gouverneur de Syrie.


LE SÉNATEUR. — Votre Luc vous a trompés. Cyrenius ne fut gouverneur de Syrie que dix ans après l’époque dont vous parlez : c’était Quintilius Varus qui était alors proconsul de Syrie ; nos annales en font foi. Jamais Auguste n’eut le dessein extravagant de faire un dénombrement de l’univers : jamais même il n’y eut sous son règne un recensement entier des citoyens romains. Quand même on en aurait fait un, il n’aurait pas eu lieu en Judée, qui était gouvernée par Hérode, tributaire de l’empire, et non par des officiers de César. Le père et la mère de votre Dieu étaient, dites-vous, des habitants d’un village juif ; ils n’étaient donc pas citoyens romains : ils ne pouvaient être compris dans le cens.


LE CHRÉTIEN. — Notre Dieu n’avait point de père juif. Sa mère était vierge. Ce fut Dieu même qui l’engrossa par l’opération d’un esprit, qui était Dieu aussi, sans que la mère cessât d’être pucelle. Et cela est si vrai, que trois rois ou trois philosophes vinrent d’Orient pour l’adorer dans l’étable où il naquit, conduits par une étoile nouvelle qui voyagea avec eux.


LE SÉNATEUR. — Vous voyez bien, mon pauvre homme, qu’on s’est moqué de vous. S’il avait paru alors une étoile nouvelle, nous l’aurions vue ; toute la terre en aurait parlé ; tous les astronomes auraient calculé ce phénomène.


LE CHRÉTIEN. — Cela est pourtant dans son livres sacrés.


LE SÉNATEUR. — Montrez-moi vos livres.


LE CHRÉTIEN. — Nous ne les montrons point aux profanes, aux impies ; vous êtes un profane et un impie, puisque vous n’êtes point de notre secte. Nous avons très peu de livres. Ils restent entre les mains de nos maîtres. Il faut être initié pour les lire. Je les ai lus, et si sa majesté impériale le permet, je vais vous en rendre compte en sa présence : elle verra que notre secte est la raison même.


LE SÉNATEUR. — Parlez, l’empereur vous l’ordonne, et je veux bien oublier qu’en digne chrétien que vous êtes vous m’avez appelé impie.


LE CHRETIEN. — Oh ! seigneur, impie n’est pas une injure ; cela peut signifier un homme de bien qui a le malheur de n’être pas de notre avis. Mais, pour obéir à l’empereur, je vais dire tout ce que je sais.

Premièrement, notre Dieu naquit d’une femme pucelle, qui descendait de quatre prostituées : Bethsabée, qui se prostitua à David ; Thamar, qui se prostitua à Juda le Patriarche ; Ruth, qui se prostitua au vieux Booz ; et la fille de joie Rahab qui se prostituait à tout le monde : le tout pour faire voir que les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes.

Secondement, vous devez savoir que notre Dieu mourut par le dernier supplice, puisque c’est vous qui l’avez fait mettre en croix comme un esclave et un voleur ; car les Juifs n’avaient pas alors le droit du glaive ; c’était Pontius Pilatus qui gouvernait Jérusalem au nom de l’empereur Tibère : vous n’ignorez pas que ce Dieu ayant été pendu publiquement ressuscita secrètement ; mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que sa naissance, sa vie, sa mort, avaient été prédites par tous les prophètes juifs : par exemple, nous voyons clair comme le jour lorsqu’un Isaïe dit, sept ou quatorze cents ans avant la naissance de notre Dieu : « Une fille ou femme va faire un enfant qui mangera du beurre et du miel, et il s’appellera Emmanuel », cela veut dire que Jésus sera Dieu.

Il est dit, dans une de nos histoires, que Juda serait comme un jeune lion qui s’étendrait sur sa proie, et que la vierge ne sortirait point des cuisses de Juda jusqu’à ce que Shilo parût. Tout l’univers avouera que chacune de ces paroles prouve que Jésus est Dieu. Ces autres paroles remarquables, il lie son ânon à la vigne, démontrent par surabondance de droit que Jésus est Dieu.

Il est vrai qu’il ne fut pas Dieu tout d’un coup, mais seulement fils de Dieu. Sa dignité a été bientôt augmentée, quand nous avons fait connaissance avec quelques platoniciens dans Alexandrie. Ils nous ont appris ce que c’était que le Verbe dont nous n’avions jamais entendu parler, et que Dieu faisait tout par son verbe, par son logos ; alors Jésus est devenu le logos de Dieu ; et comme l’homme et la parole sont la même chose, il est clair que Jésus étant verbe est Dieu manifestement.

Si vous nous demandez pourquoi Dieu est venu se faire supplicier en Judée, il est avéré que c’est pour ôter le péché de la terre : car, depuis son exécution, personne n’a commis la plus petite faute parmi ses élus. Or ses élus, du nombre desquels je suis, composent tout le monde ; le reste est un ramas de réprouvés qui doit être compté pour rien. Le monde n’a été créé que pour les élus ; notre religion remonte à l’origine du monde, car elle est fondée sur la juive qu’elle détruit, laquelle juive est fondée sur celle d’un Chaldéen, nommé Abraham ; la religion d’Abraham a renchéri sur celle de Noé, que vous ne connaissez pas, et celle de Noé est une réforme de celle d’Adam et d’Ève, que les Romains connaissent encore moins. Ainsi, Dieu a changé cinq fois sa religion universelle, sans que personne en sût rien, excepté autrefois les Juifs, et excepté nous aujourd’hui qui sommes substitués aux Juifs. Cette filiation aussi ancienne que la terre, le péché du premier homme racheté par le sang du Dieu hébreu, l’incarnation de ce Dieu prédite par tous les prophètes, sa mort figurée par tous les événements de l’histoire juive, ses miracles faits à la vue du monde entier, dans un coin de la Galilée ; sa vie écrite hors de Jérusalem, cinquante ans après qu’il eut été supplicié à Jérusalem ; le logos de Platon que nous avons identifié avec Jésus ; enfin les enfers dont nous menaçons quiconque ne croira pas en lui et en nous ; tout ce grand tableau de vérités lumineuses démontre que l’empire romain nous sera soumis, et que le trône des Césars deviendra le trône de la religion chrétienne.


LE SÉNATEUR. — Cela pourrait arriver. La populace aime à être séduite ; il y a toujours au moins cent gredins imbéciles et fanatiques contre un citoyen sage. Vous me parlez des miracles de votre Dieu : il est bien certain que si on se laisse infatuer de prophéties et de miracles joints au logos de Platon ; si on fascine ainsi les yeux, les oreilles et l’esprit des simples ; si à l’aide d’une métaphysique insensée, réputée divine, on échauffe l’imagination des hommes, toujours amoureux du merveilleux, certes on pourra parvenir un jour à bouleverser l’empire. Mais, dites-nous, quels sont les miracles de votre Juif-Dieu.


LE CHRÉTIEN. — Le premier est que le diable l’emporta sur une montagne ; le second, qu’étant à une noce de paysans où tout le monde était ivre, et tout le vin ayant été bu, il changea en vin l’eau qu’il fit mettre dans des cruches ; mais le plus beau de tous ses miracles est qu’il envoya deux diables dans le corps de deux mille cochons qui allèrent se noyer dans un lac, quoiqu’il n’y eût point de cochons dans le pays.


Marc-Aurèle, ennuyé de ces choses divines qui ne paraissaient que des bêtises à son esprit aveuglé, imposa silence au chrétien, qui aurait encore parlé longtemps. Il ordonna au Juif de s’expliquer, de lui dire en effet si la secte chrétienne était une branche de la judaïque, et ce qu’il pensait de l’une et de l’autre. Le Juif s’inclina profondément, puis leva les yeux au ciel, puis s’énonça en ces termes :


« Sacrée majesté, je vous dirai d’abord que les Juifs sont bien éloignés de vouloir dominer comme les chrétiens. Nous n’avons pas l’audace de prétendre soumettre la terre à nos opinions ; trop contents d’être tolérés, nous respectons tous vos usages, sans les adopter : on ne nous voit point porter la sédition dans vos villes et dans vos camps ; nous n’avons coupé le prépuce à aucun Romain, tandis que les chrétiens les baptisent. Nous croyons à Moïse, mais nous n’exhortons aucun Romain à y croire ; nous sommes (du moins à présent) aussi paisibles, aussi soumis que les chrétiens sont turbulents et factieux.

« Vous voyez les beaux miracles que nos ennemis cruels imputent à leur prétendu Dieu. S’il s’agissait ici de miracles, nous vous ferions voir d’abord un serpent qui parle à notre bonne mère commune ; une ânesse qui parle à un prophète idolâtre, et ce prophète, venu pour nous maudire, nous bénissant malgré lui ; nous vous ferions voir un Moïse surpassant en prodiges tous les sorciers d’un roi d’Égypte, remplissant tout un pays de grenouilles et de poux, conduisant deux ou trois millions de Juifs à pied sec à travers la mer Rouge, à l’exemple de l’ancien Bacchus ; je vous montrerais un Josué, qui fait tomber une pluie de pierres sur les habitants d’un village ennemi, à onze heures du matin, et arrêtant le soleil et la lune à midi, pour avoir le temps de tuer mieux ses ennemis qui étaient déjà morts. Vous m’avouerez, sacrée majesté, que les deux mille cochons dans lesquels Jésus envoie le diable sont bien peu de chose devant le soleil et la lune de Josué, et devant la mer Rouge de Moïse ; mais je ne veux point insister sur nos anciens prodiges ; je veux imiter la sagesse de notre historien Flavien Josèphe, qui, en rapportant ces miracles tels qu’ils sont écrits par nos prêtres, laisse au lecteur la liberté de s’en moquer.

« Je viens à la différence qui est entre nous et les sectaires chrétiens.

« Votre sacrée Majesté saura que de tout temps il s’est élevé en Égypte et en Syrie des enthousiastes qui, sans être légalement autorisés, se sont avisés de parler au nom de la Divinité : nous en avons eu beaucoup parmi nous, surtout dans nos calamités ; mais assurément aucun d’eux n’a prédit ni pu prédire un homme tel que Jésus. Si, par impossible, ils avaient prophétisé touchant cet homme, ils auraient au moins annoncé son nom, et ce nom ne se trouve dans aucun de leurs écrits ; ils auraient dit que Jésus devait naître d’une femme nommée Mirja, que les chrétiens prononcent ridiculement Maria ; ils auraient dit que les Romains le feraient pendre à la sollicitation du sanhédrin. Les chrétiens répondent à cette objection puissante qu’alors les prophéties auraient été trop claires, et qu’il fallait que Dieu fût caché. Quelle réponse de charlatans et de fanatiques ! Quoi, si Dieu parle par la voix d’un prophète qu’il inspire, il ne parlera pas clairement ! Quoi, le Dieu de vérité ne s’expliquera que par les équivoques qui appartiennent au mensonge ! Cet énergumène imbécile, qui a parlé avant moi, a montré toute la turpitude de son système, en rapportant les prétendues prophéties que la secte chrétienne tâche de corrompre en faveur de Jésus par des interprétations absurdes. Les chrétiens cherchent partout des prophéties ; ils poussent la démence jusqu’à trouver Jésus dans une églogue de Virgile : ils ont voulu le trouver dans les vers des sibylles ; et, n’en pouvant venir à bout, ils ont eu la hardiesse absurde d’en forger une en vers grecs acrostiches, qui pèchent même par la quantité ; je la mets sous les yeux de votre sacrée majesté. »


Le Juif, à ces mots, fouillant dans sa poche sale et grasse, en tira la prédiction que saint Justin et d’autres avaient attribuée aux sibylles :

Avec cinq pains et deux poissons,
Il nourrira cinq mille hommes au désert,
Et en ramassant les morceaux qui resteront,
Il en remplira douze paniers.


Marc-Aurèle leva les épaules de pitié, et le Juif continue ainsi :


« Je ne dissimulerai point que, dans nos temps de calamité, nous avons attendu un libérateur. C’est la consolation de toutes les nations malheureuses, et surtout des peuples esclaves : nous avons toujours appelé messie quiconque nous a fait du bien, comme les mendiants appellent domine, monseigneur, ceux qui leur font quelque aumône ; car nous ne devons pas ici faire les fiers, « Nec tanta superbia victis. » Nous pouvons nous comparer à des gueux, sans rougir.

« Nous voyons, dans l’histoire de nos roitelets, que le Dieu du ciel et de la terre envoya un prophète pour élire Jéhu, hérétique roitelet de Sichem, et même Hazaël, roi de Syrie, tous deux messies du Très-Haut ; notre grand prophète Isaïe, dans son seizième capitulaire, appelle Cyrus messie ; notre grand prophète Ézéchiel, dans son vingt-huitième capitulaire, appelle messie et chérubin un roi de Tyr. Hérode, connu de votre majesté, a été appelé messie.

« Messie signifie oint. Les rois juifs étaient oints ; Jésus n’a jamais été oint, et nous ne voyons pas pourquoi ses disciples lui donnent le nom d’oint, de messie. Il n’y a qu’un seul de leurs historiens qui lui donne ce titre de messie, d’oint ; c’est Jean, ou celui qui a écrit un des cinquante Évangiles sous le nom de Jean : or, cet Évangile n’a été écrit que plus de quatre-vingts ans après la mort de Jésus : jugez quelle foi on peut avoir à un pareil ouvrage.

« Jésus était un homme de la populace, qui voulut faire le prophète comme tant d’autres : mais jamais il ne prétendit établir une loi nouvelle. Ceux qui se sont avisés d’écrire sa Vie, sous le nom de Matthieu, Marc, Luc et Jean, disent en cent endroits qu’il suivit la loi de Moïse. Il fut circoncis suivant cette loi ; il allait au temple suivant cette loi. « Je suis venu, dit-il, pour accomplir la loi et les prophètes. La loi de Moïse ne doit point être détruite. »

« Jésus n’était donc réellement qu’un de nos Juifs prêchant la loi juive. Il est dit, dans cette loi juive, qu’elle doit être éternelle. « N’y ajoutez pas un seul mot, et n’en ôtez pas un seul. »

« Il y a plus ; nous voyons dans cette loi ces propres paroles : « S’il s’élève au milieu de vous un prophète, ou quelqu’un qui dise avoir eu des visions en songe, et qu’il prédise des signes et des prodiges, et si ces signes et ces prodiges arrivent, et s’il vous dit : Suivons de nouveaux dieux, que ce prophète soit puni de mort… parce qu’il a voulu vous détourner de la voie que le seigneur Dieu vous a prescrite… Si votre frère, ou le fils de votre mère, ou votre fils, ou votre fille, ou votre femme, ou votre ami, que vous aimez comme votre âme, vous dit : Allons, servons d’autres dieux, etc., tuez-le aussitôt, et que tout le peuple le frappe après vous. »

« Selon tous ces préceptes, dont je ne garantis pas la douceur, Jésus devait périr par le dernier supplice, s’il avait voulu changer quelque chose à la loi de Moïse. Mais si nous en voulons croire le propre témoignage de ceux qui ont écrit en sa faveur, nous verrons qu’il n’a été accusé devant les Romains que parce qu’il avait toujours insulté la magistrature et troublé l’ordre public. Ils disent qu’il appelait continuellement les magistrats hypocrites, menteurs, calomniateurs, injustes, race de vipères, sépulcres blanchis.

« Or, je demande quel est le Romain qu’on ne punirait pas, s’il allait tous les jours au pied du Capitole appeler les sénateurs sépulcres blanchis, race de vipères. On l’accusa d’avoir blasphémé, d’avoir battu des marchands dans le parvis du temple, d’avoir dit qu’il détruirait le temple, et qu’il le rebâtirait dans trois jours : sottises qui ne méritaient que le fouet.

« On dit qu’il fut encore accusé de s’être appelé fils de Dieu ; mais les chrétiens ignorants qui ont écrit son histoire ne savent pas que, parmi nous, fils de Dieu signifie un homme de bien, comme fils de Bélial veut dire un méchant. Une équivoque a tout fait, et c’est à une pure logomachie que Jésus doit sa divinité. C’est ainsi que, parmi ces chrétiens, celui qui ose se dire évêque de Rome prétend être au-dessus des autres évêques, parce que Jésus lui dit un jour, à ce qu’on prétend : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée.

« Certainement Jésus, malgré l’équivoque, ne songea jamais à se faire regarder comme fils de Dieu au pied de la lettre, ainsi qu’Alexandre, Bacchus, Persée, Romulus. L’Évangile attribué à Jean dit même positivement qu’il fut reconnu par Philippe et Nathanaël pour fils de Joseph, charpentier du village de Nazareth.

« D’autres chrétiens lui ont composé des généalogies ridicules et toutes contradictoires, sous le nom de Matthieu et de Luc : ils disent que Mirja ou Maria l’enfanta par l’opération d’un esprit, et en même temps ils donnent la généalogie de Joseph, son père putatif ; et ces deux généalogies sont absolument différentes dans les noms et dans le nombre de ses prétendus ancêtres : il est bien sûr, sacrée majesté, qu’une imposture si énorme et si ridicule aurait été pour jamais ensevelie dans la fange où le christianisme est né, si les chrétiens n’avaient pas rencontré dans Alexandrie des platoniciens dont ils ont emprunté quelques idées, et s’ils n’avaient appuyé leurs mystères par cette philosophie dominante ; c’est là ce qui les a fait réussir auprès de ceux qui se payent de grands mots et de chimères philosophiques.

« C’est avec je ne sais quelle trinité de Platon, avec je ne sais quels mystères emphatiques touchant le Verbe, qu’on en imposa à la multitude ignorante, avide de nouveautés. La morale de ces nouveaux venus n’est certainement pas meilleure que la vôtre et la nôtre ; elle est même pernicieuse. On fait dire à ce Jésus : « qu’il est venu apporter la guerre, et non la paix ; qu’il ne faut pas prier ses amis à dîner quand ils sont riches ; qu’il faut jeter dans un cachot celui qui n’aura pas une belle robe au festin : qu’il faut contraindre les passants de venir à son festin », et cent autres bêtises atroces de la même espèce.

« Comme les livres chrétiens se contredisent à chaque page, ils lui font dire aussi qu’il faut aimer son prochain, quoique ailleurs il prononce qu’il faut haïr son père et sa mère pour être digne de lui ; mais, par une erreur inconcevable, on trouve dans l’Évangile attribué à Jean ces propres paroles : « Je fais un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres. » Comment peut-il donner l’épithète de nouveau à ce commandement, puisque ce précepte est de toutes les religions, et qu’il est expressément énoncé dans la nôtre en termes infiniment plus forts : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ?

« Vous voyez, magnanime empereur, comme, dans les choses les plus raisonnables, les chrétiens introduisent l’imposture et le déraisonnement. Ils couvrent toutes leurs innovations des voiles du mystère et des apparences de la sanctification. On les voit courir de ville en ville, de bourgade en bourgade, ameuter les femmes et les filles ; ils leur prêchent la fin du monde. Selon eux, le monde va finir ; leur Jésus a prédit que dans la génération où il vivait la terre serait détruite, et qu’il viendrait dans les nuées avec une grande puissance et une grande majesté. L’apostat Saül l’a prédit de même ; il a écrit aux fanatiques de Thessalonique qu’ils iraient avec lui dans les airs au-devant de Jésus.

« Cependant le monde dure encore ; mais les chrétiens en attendent toujours la fin prochaine ; ils voient déjà de nouveaux cieux et une nouvelle terre se former : deux insensés, nommés Justin et Tertullien, ont déjà vu de leurs yeux, pendant quarante nuits, la nouvelle Jérusalem dont les murailles, disent-ils, avaient cinq cents lieues de tour, et dans laquelle les chrétiens doivent habiter pendant mille ans et boire d’excellent vin d’une vigne dont chaque cep produira dix mille grappes, et chaque grappe dix mille raisins.

« Que votre majesté ne s’étonne point s’ils détestent Rome et votre empire, puisqu’ils ne comptent que sur leur nouvelle Jérusalem. Ils se font un devoir de ne jamais faire de réjouissance publique pour vos victoires ; ils ne couronnent point de fleurs leurs portiques, ils disent que c’est une idolâtrie. Nous, au contraire, nous n’y manquons jamais. Vous avez daigné même recevoir nos présents ; nous sommes des vaincus fidèles, et ils sont des sujets factieux. Daignez juger entre eux et nous. »


L’empereur alors se tourna vers le sénateur, et lui dit :

« Je juge qu’ils sont également insensés ; mais l’empire n’a rien à craindre des Juifs, et il a tout à redouter des chrétiens. »

Marc-Aurèle ne se trompa point dans sa conjecture.