Entretiens sur la pluralité des mondes/Quatrieme soir

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QUATRIEME SOIR.


Particularités des mondes de Vénus, de Mercure, de Mars, de Jupiter et de Saturne.


Les songes ne furent point heureux, ils représentèrent toujours quelque chose qui ressembloit à ce que l’on voit ici. J’eus lieu de reprocher à la Marquise ce que nous reprochent, à la vue de nos tableaux, certains peuples qui ne font jamais que des peintures bizarres et grotesques. Bon ! nous disent-ils, cela est tout fait comme des hommes, il n’y a pas là d’imagination. Il fallut donc se résoudre à ignorer les figures des habitants de toutes ces planètes, et se contenter d’en deviner ce que nous pourrions, en continuant le voyage des mondes que nous avions commencé. Nous en étions à Vénus. On est bien sûr, dis-je à la Marquise, que Vénus tourne sur elle-même, mais on ne sait pas bien en quel temps, ni par conséquent combien ses jours durent. Pour ses années, elles ne sont que de près de huit mois, puisqu’elle tourne en ce temps-là autour du Soleil. Elle est grosse comme la Terre, et par conséquent la Terre paraît à Vénus de la même grandeur dont Vénus nous paraît. J’en suis bien aise, dit la Marquise, la Terre pourra être pour Vénus l’étoile du berger, et la mère des amours, comme Vénus l’est pour nous. Ces noms-là ne peuvent convenir qu’à une petite planète, qui soit jolie, claire, brillante, et qui ait un air galant. J’en conviens, répondis-je, mais savez-vous ce qui rend Vénus si jolie de loin ? C’est qu’elle est fort affreuse de près. On a vu avec les lunettes d’approche que ce n’étoit qu’un amas de montagnes beaucoup plus hautes que les nôtres, fort pointues, et apparemment fort sèches ; et par cette disposition la surface d’une planète est la plus propre qu’il se puisse à renvoyer la lumière avec beaucoup d’éclat et de vivacité. Notre Terre, dont la surface est fort unie auprès de celle de Vénus et en partie couverte de mers, pourroit bien n’être pas si agréable à voir de loin. Tant pis, dit la Marquise, car ce seroit assurément un avantage et un agrément pour elle que de présider aux amours des habitants de Vénus, ces gens-là doivent bien entendre la galanterie. Oh ! sans doute, répondis-je, le menu peuple de Vénus n’est composé que de Céladons et de Silvandres, et leurs conversations les plus communes valent les plus belles de Clélie. Le climat est très favorable aux amours, Vénus est plus proche que nous du Soleil, et en reçoit une lumière plus vive et plus de chaleur. Elle est à peu près aux deux tiers de la distance du Soleil à la Terre.

Je vois présentement, interrompit la Marquise, comment sont faits les habitants de Vénus. Ils ressemblent aux Mores grenadins, un petit peuple noir, brûlé du soleil, plein d’esprit et de feu, toujours amoureux, faisant des vers, aimant la musique, inventant tous les jours des fêtes, des danses et des tournois. Permettez-moi de vous dire, Madame, répliquai-je, que vous ne connoissez guère bien les habitants de Vénus. Nos Mores grenadins n’auroient été auprès d’eux que des Lapons et des Groënlandois pour la froideur et pour la stupidité.

Mais que sera-ce des habitants de Mercure ? Ils sont plus de deux fois plus proches du Soleil que nous. Il faut qu’ils soient fous à force de vivacité. Je crois qu’ils n’ont point de mémoire, non plus que la plupart des nègres, qu’ils ne font jamais de réflexion sur rien, qu’ils n’agissent qu’à l’aventure, et par des mouvements subits, et qu’enfin c’est dans Mercure que sont les Petites Maisons de l’univers. Ils voient le Soleil neuf fois plus grand que nous ne le voyons ; il leur envoie une lumière si forte que s’ils étoient ici, ils ne prendroient nos plus beaux jours que pour de très faibles crépuscules, et peut-être n’y pourraient-ils pas distinguer les objets, et la chaleur à laquelle ils sont accoutumés est si excessive, que celle qu’il fait ici au fond de l’Afrique les glacerait. Apparemment notre fer, notre argent, notre or se fondroient chez eux, et on ne les y verroit qu’en liqueur, comme on ne voit ici ordinairement l’eau qu’en liqueur, quoi qu’en de certains temps ce soit un corps fort solide. Les gens de Mercure ne soupçonneroient pas que dans un autre monde ces liqueurs-là, qui font peut-être leurs rivières, sont des corps des plus durs que l’on connoisse. Leur année n’est que de trois mois. La durée de leur jour ne nous est point connue, parce que Mercure est si petit et si proche du Soleil, dans les rayons duquel il est presque toujours perdu, qu’il échappe à toute l’adresse des astronomes, et qu’on n’a pu encore avoir assez de prise sur lui, pour observer le mouvement qu’il doit avoir sur son centre ; mais ses habitants ont besoin qu’il achève ce tour en peu de temps ; car apparemment brûlés comme ils sont par un grand poële ardent suspendu sur leurs têtes, ils soupirent après la nuit. Ils sont éclairés pendant ce temps-là de Vénus, et de la Terre qui leur doivent paraître assez grandes. Pour les autres planètes, comme elles sont au-delà de la Terre vers le firmament, ils les voient plus petites que nous ne les voyons, et n’en reçoivent que bien peu de lumière.

Je ne suis pas si touchée, dit la Marquise, de cette perte-là que font les habitants de Mercure, que de l’incommodité qu’ils reçoivent de l’excès de chaleur. Je voudrois bien que nous les soulageassions un peu. Donnons à Mercure de longues et d’abondantes pluies qui le rafraîchissent, comme on dit qu’il en tombe ici dans les pays chauds pendant des quatre mois entiers, justement dans les saisons les plus chaudes.

Cela se peut, repris-je, et même nous pouvons rafraîchir encore Mercure d’une autre façon. Il y a des pays dans la Chine qui doivent être très chauds par leur situation, et où il fait pourtant de grands froids pendant les mois de juillet et d’août, jusque-là que les rivières se gèlent. C’est que ces contrées-là ont beaucoup de salpêtre ; les exhalaisons en sont fort froides, et la force de la chaleur les fait sortir de la terre en grande abondance. Mercure sera, si vous voulez, une petite planète toute de salpêtre, et le Soleil tirera d’elle-même le remède au mal qu’il lui pourroit faire. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la nature ne sauroit faire vivre les gens qu’où ils peuvent vivre, et que l’habitude, jointe à l’ignorance de quelque chose de meilleur, survient, et les y fait vivre agréablement. Ainsi on pourroit même se passer dans Mercure du salpêtre et des pluies.

Après Mercure, vous savez qu’on trouve le Soleil. Il n’y a pas moyen d’y mettre d’habitants. Le pourquoi non nous manque là. Nous jugeons, par la Terre qui est habitée, que les autres corps de la même espèce qu’elle doivent l’être aussi ; mais le Soleil n’est point un corps de la même espèce que la Terre, ni que les autres planètes. Il est la source de toute cette lumière que les planètes ne font que se renvoyer les unes aux autres après l’avoir reçue de lui. Elles peuvent faire, pour ainsi dire, des échanges entre elles, mais elles ne la peuvent produire. Lui seul tire de soi-même cette précieuse substance ; il la pousse avec force de tous côtés, de là elle revient à la rencontre de tout ce qui est solide, et d’une planète à l’autre il s’épand de longues et vastes traînées de lumières qui se croisent, se traversent, et s’entrelacent en mille façons différentes, et forment d’admirables tissus de la plus riche matière qui soit au monde. Aussi le Soleil est-il placé dans le centre, qui est le lieu le plus commode d’où il puisse la distribuer également, et animer tout par sa chaleur. Le Soleil est donc un corps particulier, mais quelle sorte de corps ? On est bien embarrassé à le dire. On avoit toujours cru que c’étoit un feu très pur ; mais on s’en désabusa au commencement de ce siècle, qu’on aperçut des taches sur sa surface. Comme on avoit découvert, peu de temps auparavant, de nouvelles planètes, dont je vous parlerai, que tout le monde philosophe n’avoit l’esprit rempli d’autre chose, et qu’enfin les nouvelles planètes s’étoient mises à la mode, on jugea aussitôt que ces taches en étaient, qu’elles avoient un mouvement autour du Soleil, et qu’elles nous en cachoient nécessairement quelque partie, en tournant leur moitié obscure vers nous. Déjà les savants faisoient leur cour de ces prétendues planètes aux princes de l’Europe. Les uns leur donnoient le nom d’un prince, les autres d’un autre, et peut-être il y auroit eu querelle entre eux à qui seroit demeuré le maître des taches pour les nommer comme il eût voulu.

Je ne trouve point cela bon, interrompit la Marquise. Vous me disiez l’autre jour qu’on avoit donné aux différentes parties de la Lune des noms de savants et d’astronomes, et j’en étois fort contente. Puisque les princes prennent pour eux la Terre, il est juste que les savants se réservent le ciel, et y dominent, mais ils n’en devroient point permettre l’entrée à d’autres. Souffrez, répondis-je, qu’ils puissent, du moins en cas de besoin, engager aux princes quelque astre, ou quelque partie de la Lune. Quant aux taches du Soleil, ils n’en purent faire aucun usage. Il se trouva que ce n’étoient point des planètes, mais des nuages, des fumées, des écumes qui s’élèvent sur le Soleil. Elles sont tantôt en grande quantité, tantôt en petit nombre, tantôt elles disparaissent toutes ; quelque fois elles se mettent plusieurs ensemble, quelquefois elles se séparent, quelquefois elles sont plus claires, quelque fois plus noires. Il y a des temps où l’on en voit beaucoup, il y en a d’autres, et même assez longs, où il n’en paraît aucune. On croiroit que le Soleil est une matière liquide, quelques-uns disent de l’or fondu, qui bouillonne incessamment, et produit des impuretés, que la force de son mouvement rejette sur sa surface ; elles s’y consument, et puis il s’en produit d’autres. Imaginez-vous quels corps étrangers ce sont là, il y en a tel qui est dix-sept cent fois plus gros que la Terre ; car vous saurez qu’elle est plus d’un million de fois plus petite que le globe du Soleil. Jugez par là quelle est la quantité de cet or fondu, ou l’étendue de cette grande mer de lumière et de feu. D’autres disent, et avec assez d’apparence, que les taches, du moins pour la plupart, ne sont point des productions nouvelles, et qui se dissipent au bout de quelque temps, mais de grosses masses solides, de figure fort irrégulière, toujours subsistantes, qui tantôt flottent sur le corps liquide du Soleil, tantôt s’y enfoncent ou entièrement ou en partie, et nous présentent différentes pointes ou éminences, selon qu’elles s’enfoncent plus ou moins, et qu’elles se tournent vers nous de différents côtés. Peut-être font-elles partie de quelque grand amas de matière solide qui sert d’aliment au feu du Soleil. Enfin, quoi que ce puisse être que le Soleil, il ne paraît nullement propre à être habité. C’est pourtant dommage, l’habitation seroit belle. On seroit au centre de tout, on verroit toutes les planètes tourner régulièrement autour de soi, au lieu que nous voyons dans leur cours une infinité de bizarreries, qui n’y paroissent que parce que nous ne sommes pas dans le lieu propre pour en bien juger, c’est-à-dire au centre de leur mouvement. Cela n’est-il pas pitoyable ? Il n’y a qu’un lieu dans le monde d’où l’étude des astres puisse être extrêmement facile, et justement dans ce lieu-là, il n’y a personne. Vous n’y songez pas, dit la Marquise. Qui seroit dans le Soleil ne verroit rien, ni planètes, ni étoiles fixes. Le Soleil n’efface-t-il pas tout ? Ce seroient ses habitants qui seroient bien fondés à se croire seuls dans toute la nature.

J’avoue que je m’étois trompé, répondis-je, je ne songeois qu’à la situation où est le Soleil, et non à l’effet de sa lumière ; mais vous qui me redressez si à propos, vous voulez bien que je vous dise que vous vous êtes trompée aussi ; les habitants du Soleil ne le verroient seulement pas. Ou ils ne pourroient soutenir la force de sa lumière, ou ils ne la pourroient recevoir, faute d’en être à quelque distance, et, tout bien considéré, le Soleil ne seroit qu’un séjour d’aveugles. Encore un coup, il n’est pas fait pour être habité ; mais voulez-vous que nous poursuivions notre voyage des mondes ? Nous sommes arrivés au centre qui est toujours le lieu le plus bas dans tout ce qui est rond, et je vous dirai, en passant, que pour aller d’ici-là, nous avons fait un chemin de trente-trois millions de lieues, il faudroit présentement retourner sur nos pas, et remonter. Nous retrouverons Mercure, Vénus, la Terre, la Lune, toutes planètes que nous avons visitées. Ensuite c’est Mars qui se présente. Mars n’a rien de curieux que je sache, ses jours sont de plus d’une demi-heure plus longs que les nôtres, et ses années valent deux de nos années, à un mois et demi près. Il est cinq fois plus petit que la Terre, il voit le Soleil un peu moins grand, et moins vif que nous ne le voyons ; enfin Mars ne vaut pas trop la peine qu’on s’y arrête. Mais la jolie chose que Jupiter avec ses quatre lunes ou satellites ! Ce sont quatre petites planètes qui, tandis que Jupiter tourne autour du Soleil en douze ans, tournent autour de lui comme notre Lune autour de nous. Mais, interrompit la Marquise, pourquoi y a-t-il des planètes qui tournent autour d’autres planètes qui ne valent pas mieux qu’elles ? Sérieusement il me paraîtroit plus régulier et plus uniforme que toutes les planètes, et grandes et petites, n’eussent que le même mouvement autour du Soleil.

Ah ! Madame, répliquai-je, si vous saviez ce que c’est que les tourbillons de Descartes, ces tourbillons dont le nom est si terrible et l’idée si agréable, vous ne parleriez pas comme vous faites. La tête me dût-elle tourner, dit elle en riant, il est beau de savoir ce que c’est que les tourbillons. Achevez de me rendre folle, je ne me ménage plus, je ne connois plus de retenue sur la philosophie ; laissons parler le monde, et donnons-nous aux tourbillons. Je ne vous connoissois pas de pareils emportements, repris-je ; c’est dommage qu’ils n’aient que les tourbillons pour objet. Ce qu’on appelle un tourbillon, c’est un amas de matière dont les parties sont détachées les unes des autres, et se meuvent toutes en un même sens ; permis à elles d’avoir pendant ce temps-là quelques petites mouvements particuliers, pourvu qu’elles suivent toujours le mouvement général. Ainsi, un tourbillon de vent, c’est une infinité de petites parties d’air, qui tournent en rond toutes ensemble, et enveloppent ce qu’elles rencontrent. Vous savez que les planètes sont portées dans la matière céleste, qui est d’une subtilité et d’une agitation prodigieuses. Tout ce grand amas de matière céleste qui est depuis le Soleil jusqu’aux étoiles fixes, tourne en rond et, emportant avec soi les planètes, les fait tourner toutes en un même sens autour du Soleil, qui occupe le centre, mais en des temps plus ou moins longs, selon qu’elles en sont plus ou moins éloignées. Il n’y a pas jusqu’au Soleil qui ne tourne sur lui-même, parce qu’il est justement au milieu de toute cette matière céleste ; vous remarquerez, en passant, que quand la Terre seroit dans la place où il est, elle ne pourroit encore faire moins que de tourner sur elle-même.

Voilà quel est le grand tourbillon dont le Soleil est comme le maître ; mais en même temps, les planètes se composent de petits tourbillons particuliers à l’imitation de celui du Soleil. Chacune d’elles, en tournant autour du Soleil, ne laisse pas de tourner autour d’elle-même, et fait tourner aussi autour d’elle en même sens une certaine quantité de cette matière céleste, qui est toujours prête à suivre tous les mouvements qu’on lui veut donner, s’ils ne la détournent pas de son mouvement général. C’est là le tourbillon particulier de la planète, et elle le pousse aussi loin que la force de son mouvement se peut étendre. S’il faut qu’il tombe dans ce petit tourbillon quelque planète moindre que celle qui y domine, la voilà emportée par la grande et forcée indispensablement à tourner autour d’elle, et le tout ensemble, la grande planète, la petite, et le tourbillon qui les renferme n’en tourne pas moins autour du Soleil. C’est ainsi qu’au commencement du monde nous nous fîmes suivre par la Lune, parce qu’elle se trouva dans l’étendue de notre tourbillon, et tout à fait à notre bienséance. Jupiter, dont je commençois à vous parler, fut plus heureux ou plus puissant que nous. Il y avoit dans son voisinage quatre petites planètes, il se les assujettit toutes quatre, et nous qui sommes une planète principale, croyez-vous que nous l’eussions été, si nous nous fussions trouvés proches de lui ? Il est mille fois plus gros que nous, il nous auroit engloutis sans peine dans son tourbillon, et nous ne serions qu’une Lune de sa dépendance, au lieu que nous en avons une qui est dans la nôtre, tant il est vrai que le seul hasard de la situation décide souvent de toute la fortune qu’on doit avoir.

Et qui nous assure, dit la Marquise, que nous demeurerons toujours où nous sommes ? Je commence à craindre que nous ne fassions la folie de nous approcher d’une planète aussi entreprenante que Jupiter, ou qu’il ne vienne vers nous pour nous absorber ; car il me paraît que dans ce grand mouvement, où vous dites qu’est la matière céleste, elle devroit agiter les planètes irrégulièrement, tantôt les approcher, tantôt les éloigner les unes des autres. Nous pourrions aussitôt y gagner qu’y perdre, répondis-je. Peut être irions-nous soumettre à notre domination Mercure ou Mars, qui sont de plus petites planètes, et qui ne nous pourroient résister. Mais nous n’avons rien à espérer ni à craindre, les planètes se tiennent où elles sont, les nouvelles conquêtes leur sont défendues, comme elles l’étoient autrefois aux rois de la Chine. Vous savez bien que, quand on met de l’huile avec de l’eau, l’huile surnage. Qu’on mette sur ces deux liqueurs un corps extrêmement léger, l’huile le soutiendra, et il n’ira pas jusqu’à l’eau. Qu’on y mette un autre corps plus pesant, et qui soit justement d’une certaine pesanteur, il passera au travers de l’huile, qui sera trop faible pour l’arrêter, et tombera jusqu’à ce qu’il rencontre l’eau qui aura la force de le soutenir. Ainsi dans cette liqueur, composée de deux liqueurs qui ne se mêlent point, deux corps inégalement pesants se mettent naturellement à deux places différentes, et jamais l’un ne montera, ni l’autre ne descendra. Qu’on mette encore d’autres liqueurs qui se tiennent séparées, et qu’on y plonge d’autres corps, il arrivera la même chose. Représentez-vous que la matière céleste, qui remplit ce grand tourbillon, a différentes couches qui s’enveloppent les unes les autres, et dont les pesanteurs sont différentes, comme celles de l’huile et de l’eau, et des autres liqueurs. Les planètes ont aussi différentes pesanteurs, chacune d’elles par conséquent s’arrête dans la couche qui a précisément la force nécessaire pour la soutenir, et qui lui fait équilibre, et vous voyez bien qu’il n’est pas possible qu’elle en sorte jamais.

Je conçois, dit la Marquise, que ces pesanteurs-là règlent fort bien les rangs. Plût à Dieu qu’il y eût quelque chose de pareil qui les réglât parmi nous, et qui fixât les gens dans les places qui leur sont naturellement convenables ! Me voilà fort en repos du côté de Jupiter. Je suis bien aise qu’il nous laisse dans notre petit tourbillon avec notre Lune unique. Je suis d’humeur à me borner aisément, et je ne lui envie point les quatre qu’il a.

Vous auriez tort de les lui envier, repris-je, il n’en a point plus qu’il ne lui en faut. Il est cinq fois plus éloigné du Soleil que nous, c’est-à-dire qu’il en est à cent soixante cinq millions de lieues, et par conséquent ses lunes ne reçoivent, et ne lui renvoient, qu’une lumière assez faible. Le nombre supplée au peu d’effet de chacune. Sans cela, comme Jupiter tourne sur lui-même en dix heures, et que ses nuits, qui n’en durent que cinq, sont fort courtes, quatre lunes ne paraîtroient pas si nécessaires. Celle qui est la plus proche de Jupiter fait son cercle autour de lui en quarante-deux heures, la seconde en trois jours et demi, la troisième en sept, la quatrième en dix-sept et, par l’inégalité même de leurs cours, elles s’accordent à lui donner les plus jolis spectacles du monde. Tantôt elles se lèvent toutes quatre ensemble, et puis se séparent presque dans le moment ; tantôt elles sont toutes à leur midi rangées l’une au-dessus de l’autre ; tantôt on les voit toutes quatre dans le ciel à des distances égales ; tantôt, quand deux se lèvent, deux autres se couchent ; surtout, j’aimerois à voir ce jeu perpétuel d’éclipses qu’elles font ; car il ne se passe point de jour qu’elles ne s’éclipsent les unes les autres, ou qu’elles n’éclipsent le Soleil ; et assurément, les éclipses s’étant rendues si familières en ce monde-là, elles y sont un sujet de divertissement, et non pas de frayeur, comme en celui-ci.

Et vous ne manquerez pas, dit la Marquise, à faire habiter ces quatre lunes, quoique ce ne soient que de petites planètes subalternes, destinées seulement à en éclairer une autre pendant ses nuits ? N’en doutez nullement, répondis-je. Ces planètes n’en sont pas moins dignes d’être habitées, pour avoir le malheur d’être asservies à tourner autour d’une autre plus importante.

Je voudrois donc, reprit-elle, que les habitants des quatre lunes de Jupiter fussent comme des colonies de Jupiter ; qu’elles eussent reçu de lui, s’il étoit possible, leurs lois et leurs coutumes ; que, par conséquent, elles lui rendissent quelque sorte d’hommage, et ne regardassent la grande planète qu’avec respect. Ne faudrait-il point aussi, lui dis-je, que les autre lunes envoyassent de temps en temps des députés dans Jupiter, pour lui prêter serment de fidélité ? Pour moi, je vous avoue que le peu de supériorité que nous avons sur les gens de notre Lune me fait douter que Jupiter en ait beaucoup sur les habitants des siennes, et je crois que l’avantage auquel il puisse le plus raisonnablement prétendre, c’est de leur faire peur. Par exemple, dans celle qui est la plus proche de lui, ils le voient seize cent fois plus grand que notre Lune ne nous paraît, quelle monstrueuse planète suspendue sur leurs têtes ! En vérité, si les Gaulois craignoient anciennement que le ciel ne tombât sur eux, et ne les écrasât, les habitants de cette Lune auroient bien plus de sujet de craindre une chute de Jupiter. C’est peut-être là aussi la frayeur qu’ils ont, dit-elle, au lieu de celle des éclipses, dont vous m’avez assurée qu’ils sont exempts, et qu’il faut bien remplacer par quelque autre sottise. Il le faut de nécessité absolue, répondis-je. L’inventeur du troisième système dont je vous parlois l’autre jour, le célèbre Tycho Brahé, un des plus grands astronomes qui furent jamais, n’avoit garde de craindre les éclipses, comme le vulgaire les craint, il passoit sa vie avec elles. Mais croiriez-vous bien ce qu’il craignoit en leur place ? Si en sortant de son logis la première personne qu’il rencontroit étoit une vieille, si un lièvre traversoit son chemin, Tycho Brahé croyoit que la journée devoit être malheureuse, et retournoit promptement se renfermer chez lui, sans oser commencer la moindre chose.

Il ne seroit pas juste, reprit-elle, après que cet homme-là n’a pu se délivrer impunément de la crainte des éclipses, que les habitants de cette Lune de Jupiter, dont nous parlions, en fussent quittes à meilleur marché. Nous ne leur ferons pas de quartier, ils subiront la loi commune ; et s’ils sont exempts d’une erreur, ils donneront dans quelque autre ; mais comme je ne me pique pas de la pouvoir deviner, éclaircissez-moi, je vous prie, une autre difficulté qui m’occupe depuis quelques moments. Si la Terre est si petite à l’égard de Jupiter, Jupiter nous voit-il ? Je crains que nous ne lui soyons inconnus.

De bonne foi, je crois que cela est ainsi, répondis-je. Il faudroit qu’il vît la Terre cent fois plus petite que nous ne le voyons. C’est trop peu, il ne la voit point. Voici seulement ce que nous pouvons croire de meilleur pour nous. Il y aura dans Jupiter des astronomes qui, après avoir bien pris de la peine à composer des lunettes excellentes, après avoir choisi les plus belles nuits pour observer, auront enfin découvert dans les cieux une très petite planète qu’ils n’avoient jamais vue. D’abord le Journal des Savants de ce pays-là en parle ; le peuple de Jupiter, ou n’en entend point parler, ou n’en fait que rire ; les philosophes, dont cela détruit les opinions, forment le dessein de n’en rien croire ; il n’y a que les gens très raisonnables qui en veulent bien douter. On observe encore, on revoit la petite planète ; on s’assure bien que ce n’est point une vision ; on commence même à soupçonner qu’elle a un mouvement autour du Soleil ; on trouve, au bout de mille observations, que ce mouvement est d’une année ; et enfin, grâce à toutes les peines que se donnent les savants, on sait dans Jupiter que notre Terre est au monde. Les curieux vont la voir au bout d’une lunette, et la vue à peine peut-elle encore l’attraper.

Si ce n’était, dit la Marquise, qu’il n’est point trop agréable de savoir qu’on ne nous peut découvrir de dedans Jupiter qu’avec des lunettes d’approche, je me représenterois avec plaisir ces lunettes de Jupiter dressées vers nous, comme les nôtres le sont vers lui, et cette curiosité mutuelle avec laquelle les planètes s’entre-considèrent et demandent l’une de l’autre : Quel monde est-ce là ? Quelles gens l’habitent ?

Cela ne va pas si vite que vous pensez, répliquai-je. Quand on verroit notre Terre de dedans Jupiter, quand on l’y connaîtrait, notre Terre ce n’est pas nous ; on n’a pas le moindre soupçon qu’elle puisse être habitée. Si quelqu’un vient à se l’imaginer, Dieu sait comme tout Jupiter se moque de lui. Peut-être même sommes-nous cause qu’on y a fait le procès à des philosophes qui ont voulu soutenir que nous étions. Cependant je croirois plus volontiers que les habitants de Jupiter sont assez occupés à faire des découvertes sur leur planète, pour ne songer point du tout à nous. Elle est si grande que s’ils naviguent, assurément leurs Christophes Colombs ne sauroient manquer d’emploi. Il faut que les peuples de ce monde-là ne connoissent pas seulement de réputation la centième partie des autres peuples ; au lieu que dans Mercure, qui est fort petit, ils sont tous voisins les uns des autres ; ils vivent familièrement ensemble, et ne comptent que pour une promenade de faire le tour de leur monde. Si on ne nous voit point dans Jupiter, vous jugez bien qu’on y voit encore moins Vénus, qui est plus éloignée de lui, et encore moins Mercure qui est et plus petit et plus éloigné. En récompense ses habitants voient leurs quatre lunes, et Saturne avec les siennes, et Mars. Voilà assez de planètes pour embarrasser ceux d’entre eux qui sont astronomes ; la nature a eu la bonté de leur cacher ce qui en reste dans l’univers.

Quoi, dit la Marquise, vous comptez cela pour une grâce ? Sans doute, répondis-je. Il y a dans tout ce grand tourbillon seize planètes. La nature, qui veut nous épargner la peine d’étudier tous leurs mouvements, ne nous en montre que sept, n’est-ce pas là une assez grande faveur ? Mais nous, qui n’en sentons pas le prix, nous faisons si bien que nous attrapons les neuf autres qui avoient été cachées ; aussi en sommes-nous punis par les grands travaux que l’astronomie demande présentement.

Je vois, reprit-elle, par ce nombre de seize planètes qu’il faut que Saturne ait cinq lunes. Il les a aussi, répliquai-je, et avec d’autant plus de justice que, comme il tourne en trente ans autour du Soleil, il a des pays où la nuit dure quinze ans, par la même raison que sur la Terre qui tourne en un an, il y a des nuits de six mois sous les pôles. Mais Saturne étant deux fois plus éloigné du Soleil que Jupiter, et par conséquent dix fois plus que nous, ses cinq lunes, si faiblement éclairées, lui donneraient-elles assez de lumière pendant ses nuits ? Non, il a encore une ressource singulière et unique dans tout l’univers connu. C’est un grand cercle - et un grand anneau assez large qui l’environne -, et qui étant assez élevé pour être presque entièrement hors de l’ombre du corps de cette planète, réfléchit la lumière du Soleil dans des lieux qui ne la voient point, et la réfléchit de plus près, et avec plus de force que toutes les cinq lunes, parce qu’il est moins élevé que la plus basse.

En vérité, dit la Marquise, de l’air d’une personne qui rentroit en elle-même avec étonnement, tout cela est d’un grand ordre ; il paraît bien que la nature a eu en vue les besoins de quelques êtres vivants, et que la distribution des lunes n’a pas été faite au hasard. Il n’en est tombé en partage qu’aux planètes éloignées du Soleil, à la Terre, Jupiter, à Saturne ; car ce n’étoit pas la peine d’en donner à Vénus et à Mercure, qui ne reçoivent que trop de lumière, dont les nuits sont fort courtes, et qui les comptent apparemment pour de plus grands bienfaits de la nature que leurs jours mêmes. Mais attendez, il me semble que Mars qui est encore plus éloigné du Soleil que la Terre, n’a point de Lune. On ne peut pas vous le dissimuler, répondis-je. Il n’en a point, et il faut qu’il ait pour ses nuits des ressources que nous ne savons pas. Vous avez vu des phosphores, de ces matières liquides ou sèches, qui, en recevant la lumière du Soleil, s’en imbibent et s’en pénètrent, et ensuite jettent un assez grand éclat dans l’obscurité. Peut-être Mars a-t-il de grands rochers fort élevés, qui sont des phosphores naturels, et qui prennent pendant le jour une provision de lumière qu’ils rendent pendant la nuit. Vous ne sauriez nier que ce ne fût un spectacle assez agréable de voir tous ces rochers s’allumer de toutes parts dès que le Soleil seroit couché, et faire sans aucun art des illuminations magnifiques, qui ne pourroient incommoder par leur chaleur. Vous savez encore qu’il y a en Amérique des oiseaux qui sont si lumineux dans les ténèbres qu’on s’en peut servir pour lire. Que savons-nous si Mars n’a point un grand nombre de ces oiseaux qui, dès que la nuit est venue, se dispersent de tous côtés, et vont répandre un nouveau Jour ?

Je ne me contente, reprit-elle, ni de vos rochers, ni de vos oiseaux. Cela ne laisseroit pas d’être joli ; mais, puisque la nature a donné tant de lunes à Saturne et à Jupiter, c’est une marque qu’il faut des lunes. J’eusse été bien aise que tous les mondes éloignés du Soleil en eussent eu, si Mars ne nous fut point venu faire une exception désagréable. Ah ! vraiment, répliquai-je, si vous vous mêliez de philosophie plus que vous ne faites, il faudroit bien que vous vous accoutumassiez à voir des exceptions dans les meilleurs systèmes. Il y a toujours quelque chose qui y convient le plus juste du monde, et puis quelque chose aussi qu’on y fait convenir comme on peut, ou qu’on laisse là, si on désespère d’en pouvoir venir à bout. Usons-en de même pour Mars, puisqu’il ne nous est point favorable, et ne parlons point de lui. Nous serions bien étonnés, si nous étions dans Saturne, de voir sur nos têtes pendant la nuit ce grand anneau qui iroit en forme de demi-cercle d’un bout à l’autre de l’horizon, et qui, nous renvoyant la lumière du soleil, feroit l’effet d’une lune continue. Et ne mettrons-nous point d’habitants dans ce grand anneau ? interrompit-elle en riant. Quoi que je sois d’humeur, répondis-je, à en envoyer partout assez hardiment, je vous avoue que je n’oserois en mettre là, cet anneau me paraît une habitation trop irrégulière. Pour les cinq petites lunes, on ne peut pas se dispenser de les peupler. Si cependant l’anneau n’était, comme quelques-uns le soupçonnent, qu’un cercle de lunes qui se suivissent de fort près et eussent un mouvement égal, et que les cinq petites lunes fussent cinq échappées de ce grand cercle, que de mondes dans le tourbillon de Saturne ! Quoi qu’il en soit, les gens de Saturne sont assez misérables, même avec le secours de l’anneau. Il leur donne la lumière, mais quelle lumière dans l’éloignement où il est du Soleil ! Le Soleil même, qu’ils voient cent fois plus petit que nous ne le voyons, n’est pour eux qu’une petite étoile blanche et pâle, qui n’a qu’un éclat et une chaleur bien faibles, et si vous les mettiez dans nos pays les plus froids, dans le Groenland, ou dans la Laponie, vous les verriez suer à grosses gouttes et expirer de chaud. S’ils avoient de l’eau, ce ne seroit point de l’eau pour eux, mais une pierre polie, un marbre ; et l’esprit de vin, qui ne gèle jamais ici, seroit dur comme nos diamants.

Vous me donnez une idée de Saturne qui me glace, dit la Marquise, au lieu que tantôt vous m’échauffiez en me parlant de Mercure. Il faut bien, répliquai-je, que les deux mondes qui sont aux extrémités de ce grand tourbillon, soient opposés en toutes choses.

Ainsi, reprit-elle, on est bien sage dans Saturne, car vous m’avez dit que tout le monde étoit fou dans Mercure. Si on n’est pas bien sage dans Saturne, repris-je, du moins, selon toutes les apparences, on y est bien flegmatique. Ce sont gens qui ne savent ce que c’est que de rire, qui prennent toujours un jour pour répondre à la moindre question qu’on leur fait, et qui eussent trouvé Caton d’Utique trop badin et trop folâtre.

Il me vient une pensée, dit-elle. Tous les habitants de Mercure sont vifs, tous ceux de Saturne sont lents. Parmi nous les uns sont vifs, les autres lents ; cela ne viendrait-il point de ce que notre Terre étant justement au milieu des autres mondes, nous participons des extrémités ? Il n’y a point pour les hommes de caractère fixe et déterminé ; les uns sont faits comme les habitants de Mercure, les autres comme ceux de Saturne, et nous sommes un mélange de toutes les espèces qui se trouvent dans les autres planètes. J’aime assez cette idée, repris-je ; nous formons un assemblage si bizarre, qu’on pourroit croire que nous serions ramassés de plusieurs mondes différents ? A ce compte, il est assez commode d’être ici, on y voit tous les autres mondes en abrégé.

Du moins, reprit la Marquise, une commodité fort réelle qu’a notre monde par sa situation, c’est qu’il n’est ni si chaud que celui de Mercure ou de Vénus, ni si froid que celui de Jupiter ou de Saturne. De plus, nous sommes justement dans un endroit de la Terre où nous ne sentons l’excès ni du chaud ni du froid. En vérité si un certain philosophe rendoit grâce à la nature d’être homme et non pas bête, Grec et non pas Barbare, moi je veux lui rendre grâce d’être sur la planète la plus tempérée de l’univers, et dans un des lieux les plus tempérés de cette planète. Si vous m’en croyez, Madame, répondis-je, vous lui rendrez grâce d’être jeune et non pas vieille ; jeune et belle, et non pas jeune et laide ; jeune et belle Française, et non pas jeune et belle Italienne. Voilà bien d’autres sujets de reconnoissance que ceux que vous tirez de la situation de votre tourbillon, ou de la température de votre pays.

Mon Dieu ! répliqua-t-elle, laissez-moi avoir de la reconnoissance sur tout, jusque sur le tourbillon où je suis placée. La mesure de bonheur qui nous a été donnée est assez petite, il n’en faut rien perdre, et il est bon d’avoir pour les choses les plus communes et les moins considérables un goût qui les mette à profit. Si on ne vouloit que des plaisirs vifs, on en auroit peu, on les attendroit long-temps, et on les paieroit bien. Vous me promettez donc, répliquai-je, que si on vous proposoit de ces plaisirs vifs, vous vous souviendriez des tourbillons et de moi, et que vous ne nous négligeriez pas tout à fait ? Oui, répondit elle, mais faites que la philosophie me fournisse toujours des plaisirs nouveaux. Du moins pour demain, répondis-je, j’espère qu’ils ne vous manqueront pas. J’ai des étoiles fixes, qui passent tout ce que vous avez vu jusqu’ici.