Entretiens sur la pluralité des mondes/Troisieme soir

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pour embarrasser une personne d’esprit, mais non pas assez bien pour la persuader. Il n’y a que la vérité qui persuade, même sans avoir besoin de paroître avec toutes ses preuves. Elle entre si naturellement dans l’esprit que, quand on l’apprend pour la première fois, il semble qu’on ne fasse que s’en souvenir. Ah ! vous me soulagez, répliqua la Marquise, votre faux raisonnement m’incommodoit, et je me sens plus en état d’aller me coucher tranquillement, si vous voulez bien que nous nous retirions.

TROISIEME SOIR.

Particularités du Monde de la Lune. Que les autres Planètes sont habitées aussi.


La Marquise voulut m’engager pendant le jour à poursuivre nos entretiens, mais je lui représentai que nous ne devions confier de telles rêveries qu’à la lune et aux étoiles, puisqu’aussi bien elles en étoient l’objet. Nous ne manquâmes pas d’aller le soir dans le Parc, qui devenoit un lieu consacré à nos conversations savantes.

J’ai bien des nouvelles à vous apprendre, lui dis-je ; la lune que je vous disois hier, qui selon toutes les apparences étoit habitée, pourroit bien ne l’être point ; j’ai pensé à une chose qui met ses habitants en péril. Je ne souffrirai point cela, répondit-elle. Hier vous m’aviez préparée à voir ces gens-là venir ici au premier jour, et aujourd’hui ils ne seroient seulement pas au monde ? Vous ne vous jouerez point ainsi de moi, vous m’avez fait croire les habitants de la lune, j’ai surmonté la peine que j’y avais, je les croirai. Vous allez bien vite, repris-je, il faut ne donner que la moitié de son esprit aux choses de cette espèce que l’on croit, et en réserver une autre moitié libre, où le contraire puisse être admis, s’il en est besoin. Je ne me paie point de sentences, répliqua-t-elle, allons au fait. Ne faut-il pas raisonner de la lune comme de St. Denis ? Non, répondis-je, la lune ne ressemble pas autant à la terre que St. Denis ressemble à Paris. Le soleil élève de la terre et des eaux des exhalaisons et des vapeurs qui, montant en l’air jusqu’à quelque hauteur, s’y assemblent, et forment les nuages. Ces nuages suspendus voltigent irrégulièrement autour de notre globe, et ombragent tantôt un pays, tantôt un autre. Qui verroit la Terre de loin remarqueroit souvent quelques changemens sur sa surface, parce qu’un grand pays couvert par des nuages seroit un endroit obscur, et deviendroit plus lumineux dès qu’il seroit découvert. On verroit des taches qui changeroient de place, ou s’assembleroient diversement, ou disparaîtroient tout à fait. On verroit donc aussi ces mêmes changemens sur la surface de la lune, si elle avoit des nuages autour d’elle ; mais tout au contraire, toutes ses taches sont fixes, ses endroits lumineux le sont toujours, et voilà le malheur. À ce compte-là, le soleil n’élève point de vapeurs, ni d’exhalaisons de dessus la lune. C’est donc un corps infiniment plus dur et plus solide que notre terre, dont les parties les plus subtiles se dégagent aisément d’avec les autres, et montent en haut dès qu’elles sont mises en mouvement par la chaleur. Il faut que ce soit quelque amas de rochers et de marbres où il ne se fait point d’évaporations ; d’ailleurs, elles se font si naturellement et si nécessairement, où il y a des eaux, qu’il ne doit point y avoir d’eaux où il ne s’en fait point. Qui sont donc les habitants de ces rochers qui ne peuvent rien produire, et de ce pays qui n’a point d’eaux ? Et quoi, s’écria-t-elle, il ne vous souvient plus que vous m’avez assurée qu’il y avoit dans la lune des mers que l’on distinguoit d’ici ? Ce n’est qu’une conjecture, répondis-je, j’en suis bien fâché ; ces endroits obscurs, qu’on prend pour des mers, ne sont peut-être que de grandes cavités. De la distance où nous sommes, il est permis de ne pas deviner tout à fait juste. Mais, dit-elle, cela suffira-t-il pour nous faire abandonner les habitants de la lune ? Non pas tout à fait, Madame, répondis-je, nous ne nous déterminerons ni pour eux, ni contre eux. Je vous avoue ma faiblesse, répliqua-t-elle, je ne suis point capable d’une si parfaite indétermination, j’ai besoin de croire. Fixez-moi promptement à une opinion sur les habitants de la lune ; conservons-les, ou anéantissons-les pour jamais, et qu’il n’en soit plus parlé ; mais conservons-les plutôt, s’il se peut, j’ai pris pour eux une inclination que j’aurois de la peine à perdre. Je ne laisserai donc pas la lune déserte, repris-je, repeuplons-la pour vous faire plaisir. À la vérité, puisque l’apparence des taches de la lune ne change point, on ne peut pas croire qu’elle ait des nuages autour d’elle, qui ombragent tantôt une partie, tantôt une autre, mais ce n’est pas à dire qu’elle ne pousse point hors d’elle de vapeurs, ni d’exhalaisons. Nos nuages que nous voyons portés en l’air ne sont que des exhalaisons et des vapeurs, qui au sortir de la terre étoient séparées en trop petites parties pour pouvoir être vues, et qui ont rencontré un peu plus haut un froid qui les a resserrées, et rendues visibles par la réunion de leurs parties, après quoi ce sont de gros nuages qui flottent en l’air, où ils sont des corps étrangers, jusqu’à ce qu’ils retombent en pluies. Mais ces mêmes vapeurs, et ces mêmes exhalaisons se tiennent quelquefois assez dispersées pour être imperceptibles, et ne se ramassent qu’en formant des rosées très subtiles, qu’on ne voit tomber d’aucune nuée. Je suppose donc qu’il sorte des vapeurs de la lune ; car enfin il faut qu’il en sorte ; il n’est pas croyable que la lune soit une masse dont toutes les parties soient d’une égale solidité, toutes également en repos les unes auprès des autres, toutes incapables de recevoir aucun changement par l’action du soleil sur elles ; nous ne connoissons aucun corps de cette nature, les marbres mêmes n’en sont pas ; tout ce qui est le plus solide change et s’altère, ou par le mouvement secret et invisible qu’il a en lui-même, ou par celui qu’il reçoit de dehors. Mais les vapeurs de la lune ne se rassembleront point autour d’elle en nuages, et ne retomberont point sur elle en pluies, elles ne formeront que des rosées. Il suffit pour cela que l’air dont apparemment la lune est environnée en son particulier, comme notre terre l’est du sien, soit un peu différent de notre air, et les vapeurs de la lune un peu différentes des vapeurs de la terre, ce qui est quelque chose de plus que vraisemblable. Sur ce pied-là, il faudra que, la matière étant disposée dans la lune autrement que sur la terre, les effets soient différens, mais il n’importe ; du moment que nous avons trouvé un mouvement intérieur dans les parties de la lune, ou produit par des causes étrangères, voilà ses habitants qui renaissent, et nous avons le fond nécessaire pour leur subsistance. Cela nous fournira des fruits, des blés, des eaux, et tout ce que nous voudrons. J’entends des fruits, des blés, des eaux à la manière de la Lune, que je fais profession de ne pas connoître, le tout proportionné aux besoins de ses habitants, que je ne connois pas non plus.

C’est-à-dire, me dit la Marquise, que vous savez seulement que tout est bien, sans savoir comment il est ; c’est beaucoup d’ignorance sur bien peu de science ; mais il faut s’en consoler, je suis encore trop heureuse que vous ayez rendu à la lune ses habitants. Je suis même fort contente que vous lui donniez un air qui l’enveloppe en son particulier, il me sembleroit désormais que sans cela une planète seroit trop nue.

Ces deux airs différens, repris-je, contribuent à empêcher la communication des deux planètes. S’il ne tenoit qu’à voler, que savons-nous, comme je vous disois hier, si on ne volera pas fort bien quelque jour ? J’avoue pourtant qu’il n’y a pas beaucoup d’apparence. Le grand éloignement de la lune à la terre seroit encore une difficulté à surmonter, qui est assurément considérable ; mais quand même elle ne s’y rencontreroit pas, il ne seroit pas possible de passer de l’air de l’une dans l’air de l’autre. L’eau est l’air des poissons, ils ne passent jamais dans l’air des oiseaux, ni les oiseaux dans l’air des poissons ; ce n’est pas la distance qui les en empêche, c’est que chacun a pour prison l’air qu’il respire. Nous trouvons que le nôtre est mêlé de vapeurs plus épaisses et plus grossières que celui de la lune. À ce compte, un habitant de la lune qui seroit arrivé aux confins de notre monde se noieroit dès qu’il entreroit dans notre air, et nous le verrions tomber mort sur la terre.

Oh ! que j’aurois d’envie, s’écria la Marquise, qu’il arrivât quelque grand naufrage qui répandît ici bon nombre de ces gens-là, dont nous irions considérer à notre aise les figures extraordinaires ! Mais répliquai-je, s’ils étoient assez habiles pour naviguer sur la surface extérieure de notre air, et que de là, par la curiosité de nous voir, ils nous pêchassent comme des poissons, cela vous plairait-il ? Pourquoi non, répondit-elle en riant ? Pour moi, je me mettrois de mon propre mouvement dans leurs filets, seulement pour avoir le plaisir de voir ceux qui m’auroient pêchée.

Songez, répliquai-je, que vous n’arriveriez que bien malade au haut de notre air, il n’est pas respirable pour nous dans toute son étendue, il s’en faut bien ; on dit qu’il ne l’est déjà presque plus au haut de certaines montagnes, et je m’étonne bien que ceux qui ont la folie de croire que des génies corporels habitent l’air le plus pur, ne disent aussi que ce qui fait que ces génies ne nous rendent que des visites et très-rares et très-courtes, c’est qu’il y en a peu d’entre eux qui sachent plonger, et que ceux-là même ne peuvent faire jusqu’au fond de cet air épais, où nous sommes, que des plongeons de très peu de durée. Voilà donc bien des barrières naturelles qui nous défendent la sortie de notre monde, et l’entrée de celui de la lune. Tâchons du moins pour notre consolation de deviner ce que nous pourrons de ce monde-là. Je crois, par exemple, qu’il faut qu’on y voie le ciel, le soleil, et les autres d’une autre couleur que nous ne les voyons. Tous ces objets ne nous paraissent qu’au travers d’une espèce de lunette naturelle qui nous les change. Cette lunette, c’est notre air, mêlé comme il est de vapeurs et d’exhalaisons, et qui ne s’étend pas bien haut. Quelques modernes prétendent que de lui-même il est bleu aussi bien que l’eau de la mer, et que cette couleur ne paraît dans l’un et dans l’autre qu’à une grande profondeur. Le ciel, disent-ils, où sont attachées les étoiles fixes, n’a de lui-même aucune lumière, et par conséquent il devroit paroître noir ; mais on le voit au travers de l’air qui est bleu, et il paroît bleu. Si cela est, les rayons du soleil et des étoiles ne peuvent passer au travers de l’air sans se teindre un peu de sa couleur, et prendre autant de celle qui leur est naturelle. Mais quand même l’air ne seroit pas coloré de lui-même, il est certain qu’au travers d’un gros brouillard, la lumière d’un flambeau qu’on voit un peu de loin paraît toute rougeâtre, quoique ce ne soit pas sa vraie couleur ; et notre air n’est non plus qu’un gros brouillard qui nous doit altérer la vraie couleur, et du ciel, et du soleil, et des étoiles. Il n’appartiendroit qu’à la matière céleste de nous apporter la lumière et les couleurs dans toute leur pureté, et telles qu’elles sont. Ainsi, puisque l’air de la lune est d’une autre nature que notre air, ou il est teint en lui-même d’une autre couleur, ou du moins c’est un autre brouillard qui cause une autre altération aux couleurs des corps célestes. Enfin, à l’égard des gens de la Lune, cette lunette au travers de laquelle on voit tout est changée.

Cela me fait préférer notre séjour à celui de la lune, dit la Marquise, je ne saurois croire que l’assortiment des couleurs célestes y soit aussi beau qu’il l’est ici. Mettons, si vous voulez, un ciel rouge et des étoiles vertes, l’effet n’est pas si agréable que des étoiles couleur d’or sur du bleu. On diroit à vous entendre, repris-je, que vous assortiriez un habit ou un meuble ; mais, croyez-moi, la nature a bien de l’esprit ; laissez-lui le soin d’inventer un assortiment de couleurs pour la lune, et je vous garantis qu’il sera bien entendu. Elle n’aura pas manqué de varier le spectacle de l’univers à chaque point de vue différent, et de le varier d’une manière toujours agréable.

Je reconnois son adresse, interrompit la Marquise, elle s’est épargné la peine de changer les objets pour chaque point de vue, elle n’a changé que les lunettes, et elle a l’honneur de cette grande diversité, sans en avoir fait la dépense. Avec un air bleu, elle nous donne un ciel bleu, et peut-être avec un air rouge, elle donne un ciel rouge aux habitants de la Lune, c’est pourtant toujours le même ciel. Il me paraît qu’elle nous a mis dans l’imagination certaines lunettes, au travers desquelles on voit tout, et qui changent fort les objets à l’égard de chaque homme. Alexandre voyoit la Terre comme une belle place bien propre à y établir un grand empire. Céladon ne la voyoit que comme le séjour d’Astrée. Un philosophe la voit comme une grosse planète qui va par les cieux, toute couverte de foux. Je ne crois pas que le spectacle change plus de la terre à la lune, qu’il fait ici d’imagination à imagination.

Le changement de spectacle est plus surprenant dans nos imaginations, répliquai-je, car ce ne sont que les mêmes objets qu’on voit si différemment ; du moins dans la lune on peut voir d’autres objets, ou ne pas voir quelques-uns de ceux qu’on voit ici. Peut-être ne connoissent-ils point en ce pays-là l’aurore ni les crépuscules. L’air qui nous environne, et qui est élevé au-dessus de nous, reçoit des rayons qui ne pourroient pas tomber sur la terre ; et parce qu’il est fort grossier, il en arrête une partie, et nous les renvoie, quoiqu’ils ne nous fussent pas naturellement destinés. Ainsi l’aurore et les crépuscules sont une grâce que la nature nous fait ; c’est une lumière que régulièrement nous ne devrions point avoir, et qu’elle nous donne par-dessus ce qui nous est dû. Mais dans la lune, où apparemment l’air est plus pur, il pourroit bien n’être pas si propre à renvoyer en bas les rayons qu’il reçoit avant que le soleil se lève, ou après qu’il est couché. Les pauvres habitants n’ont donc point cette lumière de faveur, qui en se fortifiant peu à peu, les prépareroit agréablement à l’arrivée du soleil, ou qui en s’affoiblissant comme de nuance en nuance, les accoutumeroit à sa perte. Ils sont dans des ténèbres profondes, et tout d’un coup il semble qu’on tire un rideau, voilà leurs yeux frappés de tout l’éclat qui est dans le soleil ; ils sont dans une lumière vive et éclatante, et tout d’un coup les voilà tombés dans des ténèbres profondes. Le jour et la nuit ne sont point liés par un milieu qui tienne de l’un et de l’autre. L’arc-en-ciel est encore une chose qui manque aux gens de la lune ; car si l’aurore est un effet de la grossièreté de l’air et des vapeurs, l’arc-en-ciel se forme dans les pluies qui tombent en certaines circonstances, et nous devons les plus belles choses du monde à celles qui le sont le moins. Puisqu’il n’y a autour de la lune ni vapeurs assez grossières, ni nuages pluvieux, adieu l’arc-en-ciel avec l’aurore, et à quoi ressembleront les belles de ce pays-là ? Quelle source de comparaisons perdue ?

Je n’aurois pas grand regret à ces comparaisons-là, dit la Marquise, et je trouve qu’on est assez bien récompensé dans la lune, de n’avoir ni aurore ni arc-en-ciel ; car on ne doit avoir par la même raison ni foudres ni tonnerres, puisque ce sont aussi des choses qui se forment dans les nuages. On a de beaux jours toujours sereins, pendant lesquels on ne perd point le soleil de vue. On n’a point de nuits où toutes les étoiles ne se montrent ; on ne connaît ni les orages, ni les tempêtes, ni tout ce qui paraît être un effet de la colère du ciel ; trouvez-vous qu’on soit tant à plaindre ? Vous me faites voir la lune comme un séjour enchanté, répondis-je ; cependant je ne sais s’il est si délicieux d’avoir toujours sur la tête, pendant des jours qui en valent quinze des nôtres, un soleil ardent dont aucun nuage ne modère la chaleur. Peut-être aussi est-ce à cause de cela que la nature a creusé dans la lune des espèces de puits, qui sont assez grands pour être aperçus par nos lunettes ; car ce ne sont point des vallées qui soient entre des montagnes, ce sont des creux que l’on voit au milieu de certains lieux plats et en très grand nombre. Que sait-on si les habitants de la Lune, incommodés par l’ardeur perpétuelle du soleil, ne se réfugient point dans ces grands puits ? Ils n’habitent peut-être point ailleurs, c’est là qu’ils bâtissent leurs villes. Nous voyons ici que la Rome souterraine est plus grande que la Rome qui est sur terre. Il ne faudroit qu’ôter celle-ci, le reste seroit une ville à la manière de la lune. Tout un peuple est dans un puits, et d’un puits à l’autre il y a des chemins souterrains pour la communication des peuples. Vous vous moquez de cette vision ; j’y consens de tout mon cœur ; cependant, à vous parler très sérieusement, vous pourriez vous tromper plutôt que moi. Vous croyez que les gens de la lune doivent habiter sur la surface de leur planète, parce que nous habitons sur la surface de la nôtre : c’est tout le contraire, puisque nous habitons sur la surface de notre planète, ils pourroient bien n’habiter pas sur la surface de la leur. D’ici là il faut que toutes choses soient bien différentes.

Il n’importe, dit la Marquise, je ne puis me résoudre à laisser vivre les habitants de la lune dans une obscurité perpétuelle. Vous y auriez encore plus de peine, repris-je, si vous saviez qu’un grand philosophe de l’antiquité a fait de la lune le séjour des âmes qui ont mérité ici d’être bienheureuses. Toute leur félicité consiste en ce qu’elles y entendent l’harmonie que les corps célestes font par leurs mouvemens ; mais comme il prétend que, quand la lune tombe dans l’ombre de la terre, elles ne peuvent plus entendre cette harmonie, alors, dit-il, ces âmes crient comme des désespérées, et la lune se hâte le plus qu’elle peut de les tirer d’un endroit si fâcheux. Nous devrions donc, répliqua-t-elle, voir arriver ici les bienheureux de la lune, car apparemment on nous les envoie aussi ; et dans ces deux planètes on croit avoir assez pourvu à la félicité des âmes, de les avoir transportées dans un autre monde. Sérieusement, repris-je, ce ne seroit pas un plaisir médiocre de voir plusieurs mondes différens. Ce voyage me réjouit quelquefois beaucoup à ne le faire qu’en imagination, et que serait-ce si on le faisoit en effet ? cela vaudroit bien mieux que d’aller d’ici au Japon, c’est-à-dire de ramper avec beaucoup de peine d’un point de la terre sur un autre, pour ne voir que des hommes. Eh bien, dit-elle, faisons le voyage des planètes comme nous pourrons, qui nous en empêche ? Allons nous placer dans tous ces différens points de vue, et de là considérons l’univers. N’avons-nous plus rien à voir dans la lune ? Ce monde-là n’est pas encore épuisé, répondis-je. Vous vous souvenez bien que les deux mouvemens, par lesquels la lune tourne sur elle-même et autour de nous, étant égaux, l’un rend toujours à nos yeux ce que l’autre leur devroit dérober, et qu’ainsi elle nous présente toujours la même face. Il n’y a donc que cette moitié-là qui nous voie ; et comme la lune doit être censée ne tourner point sur son centre à notre égard, cette moitié qui nous voit, nous voit toujours attachés au même endroit du ciel. Quand elle est dans la nuit, et ces nuits-là valent quinze de nos jours, elle voit d’abord un petit coin de la terre éclairé, ensuite un plus grand, et presque d’heure en heure la lumière lui paraît se répandre sur la face de la terre jusqu’à ce qu’enfin elle la couvre entière ; au lieu que ces mêmes changemens ne nous paraissent arriver sur la lune que d’une nuit à l’autre, parce que nous la perdons longtemps de vue. Je voudrois bien pouvoir deviner les mauvais raisonnemens que font les philosophes de ce monde-là, sur ce que notre terre leur paraît immobile, lorsque tous les autres corps célestes se lèvent et se couchent sur leurs têtes en quinze jours. Ils attribuent apparemment cette immobilité à sa grosseur ; car elle est soixante fois plus grosse que la lune, et quand les poètes veulent louer les Princes oisifs, je ne doute pas qu’ils ne se servent de l’exemple de ce repos majestueux. Cependant ce n’est pas un repos parfait. On voit fort sensiblement de dedans la lune notre terre tourner sur son centre. Imaginez-vous notre Europe, notre Asie, notre Amérique, qui se présentent à eux l’une après l’autre en petit et différemment figurées, à-peu-près comme nous les voyons sur les cartes ? Que ce spectacle doit paraître nouveau aux voyageurs qui passent de la moitié de la lune qui ne nous voit jamais à celle qui nous voit toujours ! Ah ! que l’on s’est bien gardé de croire les relations des premiers qui en ont parlé, lorsqu’ils ont été de retour en ce grand pays auquel nous sommes inconnus ! Il me vient à l’esprit, dit la Marquise, que de ce pays-là dans l’autre il se fait des espèces de pélérinages pour venir nous considérer, et qu’il y a des honneurs et des privilèges pour ceux qui ont vu une fois en leur vie la grosse planète. Dumoins, repris-je, ceux qui la voient ont le privilège d’être mieux éclairés pendant leurs nuits, l’habitation de l’autre moitié de la Lune doit être beaucoup moins commode à cet égard-là. Mais, Madame, continuons le voyage que nous avions entrepris de faire de planète en planète, nous avons assez exactement visité la Lune. Au sortir de la lune, en tirant vers le soleil, on trouve vénus. Sur vénus je reprends le St. Denis. Vénus tourne sur elle-même, et autour du soleil comme la lune ; on découvre avec les lunettes d’approche, que vénus aussi bien que la lune est tantôt en croissant, tantôt en décours, tantôt pleine selon les diverses situations où elle est à l’égard de la terre. La lune, selon toutes les apparences, est habitée, pourquoi vénus ne le sera-t-elle pas aussi ? Mais, interrompit la Marquise, en disant toujours, pourquoi non ? vous m’allez mettre des habitants dans toutes les planètes ? N’en doutez pas, répliquai-je, ce pourquoi non a une vertu qui peuplera tout. Nous voyons que toutes les planètes sont de la même nature, toutes des corps opaques qui ne reçoivent de la lumière que du soleil, qui se la renvoient les uns aux autres, et qui n’ont que les mêmes mouvemens, jusque là tout est égal. Cependant, il faudroit concevoir que ces grands corps auroient été faits pour n’être point habités, que ce seroit là leur condition naturelle, et qu’il y auroit une exception justement en faveur de la terre toute seule. Qui voudra le croire le croie ; pour moi, je ne m’y puis pas résoudre. Je vous trouve, dit-elle, bien affermi dans votre opinion depuis quelques instants. Je viens de voir le moment que la lune seroit déserte, et que vous ne vous en souciez pas beaucoup, et présentement, si on osoit vous dire que toutes les planètes ne sont pas aussi habitées que la terre, je vois bien que vous vous mettriez en colère. Il est vrai, répondis-je, que dans le moment où vous venez de me surprendre, si vous m’eussiez contredit sur les habitants des planètes, non seulement je vous les aurois soutenus, mais je crois que je vous aurois dit comment ils étoient faits. Il y a des momens pour croire, et je ne les ai jamais si bien crus que dans celui-là ; présentement même que je suis un peu plus de sang-froid, je ne laisse pas de trouver qu’il seroit bien étrange que la terre fût aussi habitée qu’elle l’est, et que les autres planètes ne le fussent point du tout ; car ne croyez pas que nous voyions tout ce qui habite la terre ; il y a autant d’espèces d’animaux invisibles que de visibles. Nous voyons depuis l’éléphant jusqu’au ciron, là finit notre vue ; mais au ciron commence une multitude infinie d’animaux, dont il est l’éléphant, et que nos yeux ne sauroient apercevoir sans secours. On a vu avec des lunettes de très petites gouttes d’eau de pluie, ou de vinaigre, ou d’autres liqueurs, remplies de petits poissons ou de petits serpens que l’on n’auroit jamais soupçonnés d’y habiter, et quelques philosophes croient que le goût qu’elles font sentir sont les piqûres que ces petits animaux font à la langue. Mêlez de certaines choses dans quelques-unes de ces liqueurs, ou exposez-les au soleil, ou laissez-les se corrompre, voilà aussitôt de nouvelles espèces de petits animaux.

Beaucoup de corps qui paroissent solides ne sont presque que des amas de ces animaux imperceptibles, qui y trouvent pour leurs mouvemens autant de liberté qu’il leur en faut. Une feuille d’arbre est un petit monde habité par des vermisseaux invisibles, à qui elle paroît d’une étendue immense, qui y connoissent des montagnes et des abîmes, et qui, d’un côté de la feuille à l’autre, n’ont pas plus de communication avec les autres vermisseaux qui y vivent que nous avec nos antipodes. À plus forte raison, ce me semble, une grosse planète sera-t-elle un monde habité. On a trouvé jusque dans des espèces de pierres très dures de petits vers sans nombre, qui y étoient logés de toutes parts dans des vides insensibles, et qui ne se nourrissoient que de la substance de ces pierres qu’ils rongeaient. Figurez-vous combien il y avoit de ces petits vers, et pendant combien d’années ils subsistoient de la grosseur d’un grain de sable ; et sur cet exemple, quand la lune ne seroit qu’un amas de rochers, je la ferois plutôt ronger par ses habitants, que de n’y en pas mettre. Enfin tout est vivant, tout est animé ; mettez toutes ces espèces d’animaux nouvellement découvertes, et même toutes celles que l’on conçoit aisément qui sont encore à découvrir, avec celles que l’on a toujours vues, vous trouverez assurément que la terre est bien peuplée, et que la nature y a si libéralement répandu les animaux, qu’elle ne s’est pas mise en peine que l’on en vît seulement la moitié. Croirez-vous qu’après qu’elle a poussé ici sa fécondité jusqu’à l’excès, elle a été pour toutes les autres planètes d’une stérilité à n’y rien produire de vivant ?

Ma raison est assez bien convaincue, dit la Marquise, mais mon imagination est accablée de la multitude infinie des habitants de toutes ces planètes, et embarrassée de la diversité qu’il faut établir entre eux ; car je vois bien que la nature, selon qu’elle est ennemie des répétitions, les aura tous faits différens ; mais comment se représenter tout cela ? Ce n’est pas à l’imagination à prétendre se le représenter, répondis-je, elle ne peut aller plus loin que les yeux. On peut seulement apercevoir d’une certaine vue universelle la diversité que la nature doit avoir mise entre tous ces mondes. Tous les visages sont en général sur un même modèle ; mais ceux de deux grandes nations, comme des Européens, si vous voulez, et des Africains ou des Tartares, paraissent être faits sur deux modèles particuliers, et il faudroit encore trouver le modèle des visages de chaque famille. Quel secret doit avoir eu la nature pour varier en tant de manières une chose aussi simple qu’un visage ? Nous ne sommes dans l’univers que comme une petite famille, dont tous les visages se ressemblent ; dans une autre planète, c’est une autre famille, dont les visages ont un autre air.

Apparemment les différences augmentent à mesure que l’on s’éloigne, et qui verroit un habitant de la Lune et un habitant de la terre remarqueroit bien qu’ils seroient de deux mondes plus voisins qu’un habitant de la terre et un habitant de saturne. Ici, par exemple, on a l’usage de la voix, ailleurs on ne parle que par signes ; plus loin on ne parle point du tout. Ici, le raisonnement se forme entièrement par l’expérience ; ailleurs l’expérience y ajoute fort peu de chose ; plus loin les vieillards n’en savent pas plus que les enfants. Ici, on se tourmente de l’avenir plus que du passé, ailleurs on se tourmente du passé plus que de l’avenir ; plus loin on ne se tourmente ni de l’un ni de l’autre, et ceux-là ne sont peut-être pas les plus malheureux. On dit qu’il pourroit bien nous manquer un sixième sens naturel, qui nous apprendroit beaucoup de choses que nous ignorons. Ce sixième sens est apparemment dans quelque autre monde, où il manque quelqu’un des cinq que nous possédons. Peut-être même y a-t-il effectivement un grand nombre de sens naturels ; mais dans le partage que nous avons fait avec les habitants des autres planètes, il ne nous en est échu que cinq, dont nous nous contentons faute d’en connaître d’autres. Nos sciences ont de certaines bornes que l’esprit humain n’a jamais pu passer, il y a un point où elles nous manquent tout à coup ; le reste est pour d’autres mondes où quelque chose de ce que nous savons est inconnu. Cette planète-ci jouit des douceurs de l’amour, mais elle est toujours désolée en plusieurs de ses parties par les fureurs de la guerre. Dans une autre planète on jouit d’une paix éternelle, mais au milieu de cette paix on ne connaît point l’amour, et on s’ennuie. Enfin ce que la nature pratique en petit entre les hommes pour la distribution du bonheur ou des talens, elle l’aura sans doute pratiqué en grand entre les mondes, et elle se sera bien souvenue de mettre en usage ce secret merveilleux qu’elle a de diversifier toutes choses, et de les égaler en même temps que les compensations.

Êtes-vous contente, Madame ? ajoutai-je. Vous ai-je ouvert un assez grand champ à exercer votre imagination ? Voyez-vous déjà quelques habitants de planètes ? Hélas ! non, répondit-elle. Tout ce que vous me dites là est merveilleusement vain et vague, je ne vois qu’un grand je ne sais quoi où je ne vois rien. Il me faudroit quelque chose de plus déterminé, de plus marqué. Eh bien donc, repris-je, je vais me résoudre à ne vous rien cacher de ce que je sais de plus particulier. C’est une chose que je tiens de très bon lieu, et vous en conviendrez quand je vous aurai cité mes garans. Écoutez, s’il vous plaît, avec un peu de patience. Cela sera assez long.

Il y a dans une planète, que je ne vous nommerai pas encore, des habitants très-vifs, très-laborieux, très-adroits ; ils ne vivent que de pillage, comme quelques-uns de nos Arabes, et c’est là leur unique vice. Du reste, ils sont entre eux d’une intelligence parfaite, travaillant sans cesse de concert et avec zèle au bien de l’état, et sur-tout leur chasteté est incomparable ; il est vrai qu’ils n’y ont pas beaucoup de mérite, ils sont tous stériles, point de sexe chez eux. Mais, interrompit la Marquise, n’avez-vous point soupçonné qu’on se moquoit en vous faisant cette belle relation ? Comment la nation se perpétuerait-elle ? On ne s’est point moqué, repris-je d’un grand sang-froid, tout ce que je vous dis est certain, et la nation se perpétue. Ils ont une reine, qui ne les mène point à la guerre, qui ne paraît guère se mêler des affaires de l’État, et dont toute la royauté consiste en ce qu’elle est féconde, mais d’une fécondité étonnante. Elle fait des milliers d’enfants, aussi ne fait-elle autre chose. Elle a un grand palais, partagé en une infinité de chambres, qui ont toutes un berceau préparé pour un petit prince, et elle va accoucher dans chacune de ces chambres l’une après l’autre, toujours accompagnée d’une grosse cour, qui lui applaudit sur ce noble privilège, dont elle jouit à l’exclusion de tout son peuple.

Je vous entends, Madame, sans que vous parliez. Vous demandez où elle a pris des amants ou, pour parler plus honnêtement, des maris. Il y a des reines en Orient et en Afrique, qui ont publiquement des sérails d’hommes, celle-ci apparemment en a un, mais elle en fait grand mystère, et si c’est marquer plus de pudeur, c’est aussi agir avec moins de dignité. Parmi ces Arabes qui sont toujours en action, soit chez eux, soit en dehors, on reconnaît quelques étrangers en fort petit nombre, qui ressemblent beaucoup pour la figure aux naturels du pays, mais qui d’ailleurs sont fort paresseux, qui ne sortent point, qui ne font rien, et qui, selon toutes les apparences, ne seroient pas soufferts chez un peuple extrêmement actif, s’ils n’étoient destinés aux plaisirs de la reine, et à l’important ministère de la propagation. En effet, si malgré leur petit nombre ils sont les pères des dix mille enfants, plus ou moins, que la reine met au monde, ils méritent bien d’être quittes de tout autre emploi, et ce qui persuade bien que ç’a été leur unique fonction, c’est qu’aussitôt qu’elle est entièrement remplie, aussitôt que la reine a fait ses dix mille couches, les Arabes vous tuent, sans miséricorde, ces malheureux étrangers devenus inutiles à l’État.

Est-ce tout ? dit la Marquise. Dieu soit loué. Rentrons un peu dans le sens commun, si nous pouvons. De bonne foi où avez-vous pris tout ce roman-là ? Quel est le poëte qui vous l’a fourni ? Je vous répète encore, lui répondis-je, que ce n’est point un roman. Tout cela se passe ici, sur notre terre, sous nos yeux. Vous voilà bien étonnée, Oui, sous nos yeux, mes Arabes ne sont que des abeilles, puisqu’il faut vous le dire.

Alors je lui appris l’histoire naturelle des abeilles, dont elle ne connoissoit guère que le nom. Après quoi, vous voyez bien, poursuivis-je, qu’en transportant seulement sur d’autres planètes des choses qui se passent sur la nôtre, nous imaginerions des bizarreries, qui paraîtroient extravagantes, et seroient cependant fort réelles, et nous en imaginerions sans fin, car, afin que vous le sachiez, Madame, l’histoire des insectes en est toute pleine. Je le crois aisément, répondit-elle. N’y eût-il que les vers à soie, qui me sont plus connus que n’étoient les abeilles, ils nous fourniroient des peuples assez surprenants, qui se métamorphoseroient de manière à n’être plus du tout les mêmes, qui ramperoient pendant une partie de leur vie, et voleroient pendant l’autre, et que sais-je moi ? cent mille autres merveilles qui feront les différens caractères, les différentes coutumes de tous ces habitants inconnus. Mon imagination travaille sur le plan que vous m’avez donné, et je vais même jusqu’à leur composer des figures. Je ne vous les pourrois pas décrire, mais je vois pourtant quelque chose. Pour ces figures-là, répliquai-je, je vous conseille d’en laisser le soin aux songes que vous aurez cette nuit. Nous verrons demain s’ils vous auront bien servie, et s’ils vous auront appris comment sont faits les habitants de quelque planète.