Entretiens sur la pluralité des mondes/Second soir

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SECOND SOIR.

Que la Lune est une Terre habitée


Le lendemain au matin, dès que l’on put entrer dans l’appartement de la Marquise, j’envoyai savoir de ses nouvelles et lui demander si elle avoit pu dormir en tournant. Elle me fit répondre qu’elle étoit déjà toute accoutumée à cette allure de la terre, et qu’elle avoit passé la nuit aussi tranquillement qu’auroit pu faire Copernic lui-même. Quelque temps après il vint chez elle du monde qui y demeura jusqu’au soir, selon l’ennuyeuse coutume de la campagne. Encore leur fut-on bien obligé, car la campagne leur donnoit aussi le droit de pousser leur visite jusqu’au lendemain, s’ils eussent voulu, et ils eurent l’honnêteté de ne le pas faire. Ainsi la Marquise et moi nous nous retrouvâmes libres le soir. Nous allâmes encore dans le parc, et la conversation ne manqua pas de tourner aussitôt sur nos systêmes. Elle les avoit si bien conçus qu’elle dédaigna d’en parler une seconde fois, et elle voulut que je la menace de quelque chose de nouveau. Eh bien donc, lui dis-je, puisque le soleil, qui est présentement immobile, a cessé d’être planète, et que la terre, qui se meut autour de lui, a commencé d’en être une, vous ne serez pas si surprise d’entendre dire que la lune est une terre comme celle-ci, et qu’apparemment elle est habitée. Je n’ai pourtant jamais ouï parler de la lune habitée, dit-elle, que comme d’une folie et d’une vision. C’en est peut-être une aussi, répondis-je. Je ne prends parti dans ces choses-là que comme on en prend dans les guerres civiles, où l’incertitude de ce qui peut arriver fait qu’on entretient toujours des intelligences dans le parti opposé, et qu’on a des ménagemens avec ses ennemis mêmes. Pour moi, quoique je croie la lune habitée, je ne laisse pas de vivre civilement avec ceux qui ne le croient pas, et je me tiens toujours en état de me pouvoir ranger à leur opinion avec honneur, si elle avoit le dessus ; mais en attendant qu’ils aient sur nous quelque avantage considérable, voici ce qui m’a fait pencher du côté des habitants de la lune.

Supposons qu’il n’y ait jamais eu nul commerce entre Paris et Saint-Denis, et qu’un bourgeois de Paris, qui ne sera jamais sorti de sa ville, soit sur les tours de Notre-Dame, et voie Saint-Denis de loin ; on lui demandera s’il croit que Saint-Denis soit habité comme Paris. Il répondra hardiment que non ; car, dira-t-il, je vois bien les habitants de Paris, mais ceux de Saint-Denis je ne les vois point, on n’en a jamais entendu parler. Il y aura quelqu’un qui lui représentera qu’à la vérité, quand on est sur les tours de Notre-Dame, on ne voit pas les habitants de Saint-Denis, mais que l’éloignement en est cause ; que tout ce qu’on peut voir de Saint-Denis ressemble fort à Paris, que Saint-Denis a des clochers, des maisons, des murailles, et qu’il pourroit bien encore ressembler à Paris d’en être habité. Tout cela ne gagnera rien sur mon bourgeois, il s’obstinera toujours à soutenir que Saint-Denis n’est point habité, puisqu’il n’y voit personne. Notre Saint-Denis c’est la lune, et chacun de nous est ce bourgeois de Paris, qui n’est jamais sorti de sa ville.

Ah ! interrompit la Marquise, vous nous faites tort, nous ne sommes point si sots que votre bourgeois ; puisqu’il voit que Saint-Denis est tout fait comme Paris, il faut qu’il ait perdu la raison pour ne le pas croire habité ; mais la lune n’est point du tout faite comme la terre. Prenez garde, Madame, repris-je, car s’il faut que la lune ressemble en tout à la terre, vous voilà dans l’obligation de croire la lune habitée. J’avoue, répondit-elle, qu’il n’y aura pas moyen de s’en dispenser, et je vous vois un air de confiance qui me fait déjà peur. Les deux mouvemens de la terre, dont je ne me fusse jamais doutée, me rendent timide sur tout le reste ; mais pourtant serait-il bien possible que la terre fût lumineuse comme la lune ? car il faut cela pour leur ressemblance. Hélas ! Madame, répliquai-je, être lumineux n’est pas si grand-chose que vous pensez. Il n’y a que le Soleil en qui cela soit une qualité considérable. Il est lumineux par lui-même, et en vertu d’une nature particulière qu’il a ; mais les planètes n’éclairent que parce qu’elles sont éclairées de lui. Il envoie sa lumière à la lune, elle nous la renvoie, et il faut que la Terre renvoie aussi à la lune la lumière du soleil ; il n’y a pas plus loin de la terre à la Lune, que de la lune à la terre.

Mais, dit la Marquise, la terre est-elle aussi propre que la lune à renvoyer la lumière du soleil ? Je vous vois toujours, pour la lune, repris-je, un reste d’estime dont vous ne sauriez vous défaire. La lumière est composée de petites balles qui bondissent sur ce qui est solide, et retournent d’un autre côté, au lieu qu’elles passent au travers de ce qui leur présente des ouvertures en ligne droite, comme l’air ou le verre. Ainsi ce qui fait que la lune nous éclaire, c’est qu’elle est un corps dur et solide, qui nous renvoie ces petites balles. Or je crois que vous ne contesterez pas à la terre cette même dureté et cette même solidité. Admirez donc ce que c’est que d’être posté avantageusement. Parce que la lune est éloignée de nous, nous ne la voyons que comme un corps lumineux, et nous ignorons que ce soit une grosse masse semblable à la terre. Au contraire, parce que la terre a le malheur que nous la voyons de trop près, elle ne nous paraît qu’une grosse masse, propre seulement à fournir de la pâture aux animaux, et nous ne nous apercevons pas qu’elle est lumineuse, faute de nous pouvoir mettre à quelque distance d’elle. Il en iroit donc de la même manière, dit la Marquise, que lorsque nous sommes frappés de l’éclat des conditions levées au-dessus des nôtres, et que nous ne voyons pas, qu’au fond elles se ressemblent toutes extrêmement.

C’est la même chose, répondis-je. Nous voulons juger de tout, et nous sommes toujours dans un mauvais point de vue. Nous voulons juger de nous, nous en sommes trop près ; nous voulons juger des autres, nous en sommes trop loin. Qui seroit entre la lune et la terre, ce seroit la vraie place pour les bien voir. Il faudroit être simplement spectateur du monde, et non pas habitant. Je ne me consolerai jamais, dit-elle, de l’injustice que nous faisons à la terre, et de la préoccupation trop favorable où nous sommes pour la lune, si vous ne m’assurez que les gens de la lune ne connoissent pas mieux leurs avantages que nous les nôtres, et qu’ils prennent notre terre pour un astre, sans savoir que leur habitation en est un aussi. Pour cela, repris-je, je vous le garantis. Nous leur paraissons faire assez régulièrement nos fonctions d’astre. Il est vrai qu’ils ne nous voient pas décrire un cercle autour d’eux ; mais il n’importe, voici ce que c’est. La moitié de la lune qui se trouva tournée vers nous au commencement du monde y a toujours été tournée depuis ; elle ne nous présente jamais que ces yeux, cette bouche et le reste de ce visage que notre imagination lui compose sur le fondement des taches qu’elle nous montre. Si l’autre moitié opposée se présentoit à nous, d’autres taches différemment arrangées nous feroient sans doute imaginer quelque autre figure. Ce n’est pas que la lune ne tourne sur elle-même, elle y tourne en autant de temps qu’autour de la terre, c’est-à-dire en un mois ; mais lorsqu’elle fait une partie de ce tour sur elle-même, et qu’il devroit se cacher à nous une joue, par exemple, de ce prétendu visage et paraître quelque autre chose, elle fait justement une semblable partie de son cercle autour de la terre, et se mettant dans un nouveau point de vue, elle nous montre encore cette même joue. Ainsi la lune, qui à l’égard du soleil et des autres astres tourne sur elle-même, n’y tourne point à notre égard. Ils lui paraissent tous se lever et se coucher en l’espace de quinze jours, mais pour notre terre, elle la voit toujours suspendue au même endroit du Ciel. Cette immobilité apparente ne convient guère à un corps qui doit passer pour un astre, mais aussi elle n’est pas parfaite. La lune a un certain balancement qui fait qu’un petit coin du visage se cache quelquefois, et qu’un petit coin de la moitié opposée se montre. Or elle ne manque pas, sur ma parole, de nous attribuer ce tremblement, et de s’imaginer que nous avons dans le ciel comme un mouvement de pendule, qui va et vient.

Toutes ces planètes, dit la Marquise, sont faites comme nous, qui rejetons toujours sur les autres ce qui est en nous-mêmes. La terre dit : Ce n’est pas moi qui tourne, c’est le soleil. La Lune dit : Ce n’est pas moi qui tremble, c’est la terre. Il y a bien de l’erreur partout. Je ne vous conseille pas d’entreprendre d’y rien réformer, répondis-je, il vaut mieux que vous acheviez de vous convaincre de l’entière ressemblance de la terre et de la lune. Représentez-vous ces deux grandes boules suspendues dans les cieux. Vous savez que le soleil éclaire toujours une moitié des corps qui sont ronds, et que l’autre moitié est dans l’ombre. Il y a donc toujours une moitié, tant de la Terre que de la Lune, qui est éclairée du Soleil, c’est-à-dire qui a le jour, et une autre moitié qui est dans la nuit. Remarquez d’ailleurs que, comme une balle a moins de force et de vitesse après qu’elle a été donner contre une muraille qui l’a renvoyée d’un autre côté, de même la lumière s’affaiblit lorsqu’elle a été réfléchie par quelque corps. Cette lumière blanchâtre, qui nous vient de la lune, est la lumière même du soleil, mais elle ne peut venir de la lune à nous que par une réflexion. Elle a donc beaucoup perdu de la force et de la vivacité qu’elle avoit lorsqu’elle étoit reçue directement sur la lune, et cette lumière éclatante, que nous recevons du soleil, et que la terre réfléchit sur la lune, ne doit plus être qu’une lumière blanchâtre quand elle y est arrivée. Ainsi ce qui nous paraît lumineux dans la lune, et qui nous éclaire pendant nos nuits, ce sont des parties de la lune qui ont le jour ; et les parties de la terre qui ont le jour lorsqu’elles sont tournées vers les parties de la lune qui ont la nuit les éclairent aussi. Tout dépend de la manière dont la lune et la terre se regardent. Dans les premiers jours du mois que l’on ne voit pas la lune, c’est qu’elle est entre le soleil et nous, et qu’elle marche de jour avec le soleil. Il faut nécessairement que toute sa moitié qui a le jour soit tournée vers le soleil, et que toute sa moitié qui a la nuit soit tournée vers nous. Nous n’avons garde de voir cette moitié qui n’a aucune lumière pour se faire voir ; mais cette moitié de la lune qui a la nuit étant tournée vers la moitié de la terre qui a le jour nous voit sans être vue, et nous voit sous la même figure que nous voyons la pleine lune. C’est alors pour les gens de la lune pleine-terre, s’il est permis de parler ainsi. Ensuite la lune, qui avance sur son cercle d’un mois, se dégage de dessous le soleil, et commence à tourner vers nous un petit coin de sa moitié éclairée, et voilà le croissant. Alors aussi les parties de la lune qui ont la nuit commencent à ne plus voir toute la moitié de la terre qui a le jour, et nous sommes en décours pour elles.

Il n’en faut pas davantage, dit brusquement la Marquise, je saurai tout le reste quand il me plaira, je n’ai qu’à y penser un moment, et qu’à promener la lune sur son cercle d’un mois. Je vois en général que dans la lune ils ont un mois à rebours du nôtre, et je gage que quand nous avons pleine lune, c’est que toute la moitié lumineuse de la lune est tournée vers toute la moitié obscure de la terre ; qu’alors ils ne nous voient point du tout, et qu’ils comptent nouvelle-terre. Je ne voudrois pas qu’il me fût reproché de m’être fait expliquer tout au long une chose si aisée. Mais les éclipses, comment vont-elles ? Il ne tient qu’à vous de le deviner, répondis-je. Quand la lune est nouvelle, qu’elle est entre le soleil et nous, et que toute sa moitié obscure est tournée vers nous qui avons le jour, vous voyez bien que l’ombre de cette moitié obscure se jette vers nous. Si la lune est justement sous le soleil, cette ombre nous le cache, et en même temps noircit une partie de cette moitié lumineuse de la terre qui étoit vue par la moitié obscure de la lune. Voilà donc une éclipse de soleil pour nous pendant notre jour, et une éclipse de terre pour la lune pendant sa nuit. Lorsque la lune est pleine, la terre est entre elle et le soleil, et toute la moitié obscure de la terre est tournée vers toute la moitié lumineuse de la lune. L’ombre de la terre se jette donc vers la lune ; si elle tombe sur le corps de la lune, elle noircit cette moitié lumineuse que nous voyons et, à cette moitié lumineuse qui avoit le jour, elle lui dérobe le soleil. Voilà donc une éclipse de Lune pendant notre nuit, et une éclipse de soleil pour la Lune pendant le jour dont elle jouissait. Ce qui fait qu’il n’arrive pas des éclipses toutes les fois que la lune est entre le soleil et la terre, ou la terre entre le soleil et la lune, c’est que souvent ces trois corps ne sont pas exactement rangés en ligne droite, et que par conséquent celui qui devroit faire l’éclipse jette son ombre un peu à côté de celui qui en devroit être couvert.

Je suis fort étonnée, dit la Marquise, qu’il y ait si peu de mystère aux éclipses, et que tout le monde n’en devine pas la cause. Ah ! vraiment, répondis-je, il y a bien des peuples qui, de la manière dont ils s’y prennent, ne la devineront encore de longtemps. Dans toutes les Indes Orientales, on croit que quand le soleil et la lune s’éclipsent, c’est qu’un certain dragon qui a les griffes fort noires, les étend sur ces astres dont il veut se saisir ; et vous voyez pendant ce temps-là les rivières couvertes de têtes d’Indiens qui se sont mis dans l’eau jusqu’au col, parce que c’est une situation très dévote selon eux, et très propre à obtenir du soleil et de la lune qu’ils se défendent bien contre le dragon. En Amérique, on étoit persuadé que le soleil et la lune étoient fâchés quand ils s’éclipsaient, et Dieu sait ce qu’on ne faisoit pas pour se raccommoder avec eux. Mais les Grecs, qui étoient si raffinés, n’ont-ils pas cru longtemps que la Lune étoit ensorcelée, et que des magiciennes la faisoient descendre du ciel pour jeter sur les herbes une certaine écume malfaisante ? Et nous, n’eûmes-nous pas belle peur il n’y a que trente-deux ans[1], à une certaine éclipse de soleil, qui à la vérité fut totale ? Une infinité de gens ne se tinrent-ils pas enfermés dans des caves, et les philosophes qui écrivent pour nous rassurer n’écrivirent-ils pas en vain ou à-peu-près ? Ceux qui s’étoient réfugiés dans les caves en sortirent-ils ?

En vérité, reprit-elle, tout cela est trop honteux pour les hommes, il devroit y avoir un arrêt du genre humain, qui défendît qu’on parlât jamais d’éclipses, de peur que l’on ne conserve la mémoire des sottises qui ont été faites ou dites sur ce chapitre-là. Il faudroit donc, répliquai-je, que le même arrêt abolît la mémoire de toutes choses, et défendît qu’on parlât jamais de rien, car je ne sache rien au monde qui ne soit le monument de quelque sottise des hommes.

Dites-moi, je vous prie, une chose, dit la Marquise. Ont-ils autant de peur des éclipses dans la lune que nous en avons ici ? Il me paraîtroit tout à fait burlesque que les Indiens de ce pays-là se missent à l’eau comme les nôtres, que les Américains crussent notre terre fâchée contre eux, que les Grecs s’imaginassent que nous fussions ensorcelés, et que nous allassions gâter leurs herbes, et qu’enfin nous leur rendissions la consternation qu’ils causent ici-bas. Je n’en doute nullement, répondis-je. Je voudrois bien savoir pourquoi Messieurs de la lune auroient l’esprit plus fort que nous. De quel droit nous feront-ils peur sans que nous leur en fassions ? Je croirois même, ajoutai-je en riant, que comme un nombre prodigieux d’hommes ont été assez foux, et le sont encore assez, pour adorer la lune, il y a des gens dans la lune qui adorent aussi la terre, et que nous sommes à genoux les uns devant les autres. Après cela, dit-elle, nous pouvons bien prétendre à envoyer des influences à la lune, et à donner des crises à ses malades ; mais comme il ne faut qu’un peu d’esprit et d’habileté dans les gens de ce pays-là pour détruire tous ces honneurs dont nous nous flattons, j’avoue que je crains toujours que nous n’ayons quelque désavantage.

Ne craignez rien, répondis-je, il n’y a pas d’apparence que nous soyons la seule sotte espèce de l’univers. L’ignorance est quelque chose de bien propre à être généralement répandu, et quoique je ne fasse que deviner celle des gens de la lune, je n’en doute non plus que des nouvelles les plus sûres qui nous viennent de là.

Et quelles sont ces nouvelles sûres ? interrompit-elle. Ce sont celles, répondis-je, qui nous sont rapportées par ces savans qui y voyagent tous les jours avec des lunettes d’approche. Ils vous diront qu’ils y ont découvert des terres, des mers, des lacs, de très hautes montagnes, des abîmes très-profonds.

Vous me surprenez, reprit-elle. Je conçois bien qu’on peut découvrir sur la Lune des montagnes et des abîmes, cela se reconnaît apparemment à des inégalités remarquables ; mais comment distinguer des terres et des mers ? On les distingue, répondis-je, parce que les eaux, qui laissent passer au travers d’elles-mêmes une partie de la lumière, et qui en renvoient moins, paraissent de loin comme des taches obscures, et que les terres, qui par leur solidité la renvoient toute, sont des endroits plus brillants. L’illustre M. Cassini, l’homme du monde à qui le ciel est le mieux connu, a découvert sur la lune quelque chose qui se sépare en deux, se réunit ensuite, et se va perdre dans une espèce de puits. Nous pouvons nous flatter avec bien de l’apparence que c’est une rivière. Enfin on connoît assez toutes ces différentes parties pour leur avoir donné des noms, et ce sont souvent des noms de savants. Un endroit s’appelle Copernic, un autre Archimède, un autre Galilée ; il y a un promontoire des Songes, une mer des Pluies, une mer de Nectar, une mer des Crises ; enfin, la description de la lune est si exacte qu’un savant qui s’y trouveroit présentement ne s’y égareroit non plus que je ferois dans Paris.

Mais, reprit-elle, je serois bien aise de savoir encore plus en détail comment est fait le dedans du pays. Il n’est pas possible, répliquai-je, que Messieurs de l’observatoire vous en instruisent, il faut le demander à Astolfe, qui fut conduit dans la lune par St. Jean. Je vous parle d’une des plus agréables folies de l’Arioste, et je suis sûr que vous serez bien aise de la savoir. J’avoue qu’il eut mieux fait de n’y pas mêler St. Jean, dont le nom est si digne de respect ; mais enfin c’est une licence poétique, qui peut seulement passer pour un peu trop gaie. Cependant tout le poème est dédié à un cardinal. et un grand pape l’a honoré d’une approbation éclatante que l’on voit au devant de quelques éditions. Voici de quoi il s’agit. Roland, neveu de Charlemagne, étoit devenu fou, parce que la belle Angélique lui avoit préféré Médor. Un jour Astolfe, brave Paladin, se trouva dans le Paradis Terrestre qui étoit sur la cime d’une montagne très-haute, où son hippogriffe l’avoit porté. Là il rencontre St. Jean, qui lui dit que, pour guérir la folie de Roland, il étoit nécessaire qu’ils fissent ensemble le voyage de la lune. Astolfe, qui ne demandoit qu’à voir du pays, ne se fait point prier, et aussitôt voilà un chariot de feu qui enlève par les airs l’Apôtre et le Paladin. Comme Astolfe n’étoit pas grand philosophe, il fut fort surpris de voir la lune beaucoup plus grande qu’elle ne lui avoit paru de dessus la terre. Il fut bien plus surpris encore de voir d’autres fleuves, d’autres lacs, d’autres montagnes, d’autres villes, d’autres forêts et, ce qui m’auroit bien surpris aussi, des nymphes qui chassoient dans ces forêts. Mais ce qu’il vit de plus rare dans la Lune, c’étoit un vallon, où se trouvoit tout ce qui se perdoit sur la terre de quelque espèce que ce fût, et les couronnes et les richesses et la renommée, et une infinité d’espérances, et le temps qu’on donne au jeu, et les aumônes qu’on fait faire après sa mort, et les vers qu’on présente aux princes, et les soupirs des amans.

Pour les soupirs des amans, interrompit la Marquise, je ne sais pas si du temps de l’Arioste ils étoient perdus ; mais en ce temps-ci, je n’en connois point qui aillent dans la lune. N’y eût-il que vous, Madame, repris-je, vous y en avez fait aller un assez bon nombre. Enfin la lune est si exacte à recueillir ce qui se perd ici-bas, que tout y est, mais l’Arioste ne vous dit cela qu’à l’oreille, tout y est jusqu’à la donation de Constantin. C’est que les papes ont prétendu être maîtres de Rome et de l’Italie, en vertu d’une donation que l’empereur Constantin leur en avoit faite ; et la vérité est qu’on ne sauroit dire ce qu’elle est devenue. Mais devinez de quelle sorte de chose on ne trouve point dans la lune ? de la folie. Tout ce qu’il y en a jamais eu sur la terre s’y est très bien conservé. En récompense il n’est pas croyable combien il y a dans la lune d’esprits perdus. Ce sont autant de fioles pleines d’une liqueur fort subtile, et qui s’évapore aisément, si elle n’est enfermée ; et sur chacune de ces fioles est écrit le nom de celui à qui l’esprit appartient. Je crois que l’Arioste les met toutes en un tas, mais j’aime mieux me figurer qu’elles sont rangées bien proprement dans de longues galeries. Astolfe fut fort étonné de voir que les fioles de beaucoup de gens qu’il avoit crus très sages, étoient pourtant bien pleines ; et pour moi je suis persuadé que la mienne s’est remplie considérablement depuis que je vous entretiens de visions, tantôt philosophiques, tantôt poétiques. Mais ce qui me console, c’est qu’il n’est pas possible que, par tout ce que je vous dis, je ne vous fasse avoir bientôt aussi une petite fiole dans la lune. Le bon Paladin ne manqua pas de trouver la sienne parmi tant d’autres. Il s’en saisit avec la permission de St. Jean, et reprit tout son esprit par le nez comme de l’eau de la reine de Hongrie ; mais l’Arioste dit qu’il ne le porta pas bien loin, et qu’il le laissa retourner dans la Lune par une folie qu’il fit à quelque temps de là. Il n’oublia pas la fiole de Roland, qui étoit le sujet du voyage. Il eut assez de peine à la porter ; car l’esprit de ce héros étoit de sa nature assez pesant, et il n’y en manquoit pas une seule goutte. Ensuite, l’Arioste, selon sa louable coutume de dire tout ce qu’il lui plaît, apostrophe sa maîtresse, et lui dit en de fort beaux vers : Qui montera aux cieux ma belle, pour en rapporter l’esprit que vos charmes m’ont fait perdre ? Je ne me plaindrois pas de cette perte-là, pourvu qu’elle n’allât pas plus loin ; mais s’il faut que la chose continue comme elle a commencé, je n’ai qu’à m’attendre à devenir tel que j’ai décrit Roland. Je ne crois pourtant pas que pour ravoir mon esprit, il soit besoin que j’aille par les airs, jusque dans la lune ; mon esprit ne loge pas si haut ; il va errant sur vos yeux, sur votre bouche, et si vous voulez bien que je m’en ressaisisse, permettez que je le recueille avec mes lèvres. Cela n’est-il pas joli ? Pour moi, à raisonner comme l’Arioste, je serois d’avis qu’on ne perdît jamais l’esprit que par l’amour ; car vous voyez qu’il ne va pas bien loin, et qu’il ne faut que des lèvres qui sachent le recouvrer ; mais quand on le perd par d’autres voies, comme nous le perdons, par exemple, à philosopher présentement, il va droit dans la lune, et on ne le rattrape pas quand on veut. En récompense, répondit la Marquise, nos fioles seront honorablement dans le quartier des fioles philosophiques ; au lieu que nos esprits iroient peut-être errants sur quelqu’un qui n’en seroit pas digne. Mais, pour achever de m’ôter le mien, dites-moi, et dites-moi bien sérieusement, si vous croyez qu’il y ait des hommes dans la lune ; car jusqu’à présent vous ne m’en avez pas parlé d’une manière assez positive. Moi ? repris- je. Je ne crois point du tout qu’il y ait des hommes dans la lune. Voyez combien la face de la nature est changée d’ici à la Chine ; d’autres visages, d’autres figures, d’autres mœurs, et presque d’autres principes de raisonnement. D’ici à la lune, le changement doit être bien plus considérable. Quand on va vers de certaines terres nouvellement découvertes, à peine sont-ce des hommes que les habitants qu’on y trouve, ce sont des animaux à figure humaine, encore quelquefois assez imparfaite, mais presque sans aucune raison humaine. Qui pourroit pousser jusqu’à la lune, assurément ce ne seroient plus des hommes qu’on y trouverait.

Quelles sortes de gens seraient-ce donc ? reprit la Marquise avec un air d’impatience. De bonne foi, Madame, répliquai-je, je n’en sais rien. S’il se pouvoit faire que nous eussions de la raison, et que nous ne fussions pourtant pas hommes, et si d’ailleurs nous habitions la lune, nous imaginerions-nous bien qu’il y eût ici-bas cette espèce bizarre de créatures qu’on appelle le genre humain ? Pourrions-nous bien nous figurer quelque chose qui eût des passions si folles, et des réflexions si sages ; une durée si courte, et des vues si longues, tant de science sur des choses presque inutiles, et tant d’ignorance sur les plus importantes ; tant d’ardeur pour la liberté, et tant d’inclination à la servitude ; une si forte envie d’être heureux, et une si grande incapacité de l’être ? Il faudroit que les gens de la lune eussent bien de l’esprit, s’ils devinoient tout cela. Nous nous voyons incessamment nous mêmes, et nous en sommes encore à deviner comment nous sommes faits. On a été réduit à dire que les dieux étoient ivres de nectar lorsqu’ils firent les hommes, et que, quand ils vinrent à regarder leur ouvrage de sang-froid, ils ne purent s’empêcher d’en rire. Nous voilà donc bien en sûreté du côté des gens de la lune, dit la Marquise, ils ne nous devineront pas ; mais je voudrois que nous les pussions deviner ; car en vérité cela inquiète, de savoir qu’ils sont là-haut, dans cette lune que nous voyons, et de ne pouvoir pas se figurer comment ils sont faits. Et pourquoi, répondis-je, n’avez-vous point d’inquiétude sur les habitants de cette grande terre australe qui nous est encore entièrement inconnue ? Nous sommes portés, eux et nous, sur un même vaisseau, dont ils occupent la proue et nous la poupe. Vous voyez que de la poupe à la proue il n’y a aucune communication, et qu’à un bout du navire on ne sait point quelles gens sont à l’autre, ni ce qu’ils y font ; et vous voudriez savoir ce qui se passe dans la lune, dans cet autre vaisseau qui flotte loin de nous par les cieux !

Oh ! reprit-elle, je compte les habitants de la terre australe pour connus, parce qu’assurément ils doivent nous ressembler beaucoup, et qu’enfin on les connaîtra quand on voudra se donner la peine de les aller voir ; ils demeureront toujours là, et ne nous échapperont pas ; mais ces gens de la lune, on ne les connaîtra jamais, cela est désespérant. Si je vous répondois sérieusement, répliquai-je, qu’on ne sait ce qui arrivera, vous vous moqueriez de moi, et je le mériterois sans doute. Cependant je me défendrois assez bien, si je voulais. J’ai une pensée très-ridicule, qui a un air de vraisemblance qui me surprend ; je ne sais où elle peut l’avoir pris, étant aussi impertinente qu’elle est. Je gage que je vais vous réduire à avouer, contre toute raison, qu’il pourra y avoir un jour du commerce entre la terre et la lune. Remettez-vous dans l’esprit l’état où étoit l’Amérique avant qu’elle eût été découverte par Christophe Colomb. Ses habitants vivoient dans une ignorance extrême. Loin de connaître les sciences, ils ne connoissoient pas les arts les plus simples et les plus nécessaires. Ils alloient nus, ils n’avoient point d’autres armes que l’arc, ils n’avoient jamais conçu que des hommes pussent être portés par des animaux ; ils regardoient la mer comme un grand espace défendu aux hommes, qui se joignoit au ciel, et au-delà duquel il n’y avait rien. Il est vrai qu’après avoir passé des années entières à creuser le tronc d’un gros arbre avec des pierres tranchantes, ils se mettoient sur la mer dans ce tronc, et alloient terre à terre portés par le vent et par les flots. Mais comme ce vaisseau étoit sujet à être souvent renversé, il falloit qu’ils se missent aussitôt à la nage pour le rattraper et, à proprement parler, ils nageoient toujours, hormis le temps qu’ils s’y délassaient. Qui leur eût dit qu’il y avoit une sorte de navigation incomparablement plus parfaite qu’on pouvoit traverser cette étendue infinie d’eaux, de tel côté et de tel sens qu’on voulait, qu’on s’y pouvoit arrêter sans mouvement au milieu des flots émus, qu’on étoit maître de la vitesse avec laquelle on allait, qu’enfin cette mer, quelque vaste qu’elle fût, n’étoit point un obstacle à la communication des peuples, pourvu seulement qu’il y eût des peuples au-delà, vous pouvez compter qu’ils ne l’eussent jamais cru. Cependant voilà un beau jour le spectacle du monde le plus étrange et le moins attendu qui se présente à eux. De grands corps énormes qui paraissent avoir des ailes blanches, qui volent sur la mer, qui vomissent du feu de toutes parts, et qui viennent jeter sur le rivage des gens inconnus, tout écaillés de fer, disposant comme ils veulent de monstres qui courent sous eux, et tenant en leur main des foudres dont ils terrassent tout ce qui leur résiste. D’où sont-ils venus ? Qui a pu les amener par-dessus les mers ? Qui a mis le feu en leur disposition ? Sont-ce les enfants du soleil ? car assurément ce ne sont pas des hommes. Je ne sais, Madame, si vous entrez comme moi dans la surprise des Américains ; mais jamais il ne peut y en avoir eu une pareille dans le monde. Après cela je ne veux plus jurer qu’il ne puisse y avoir commerce quelque jour entre la lune et la terre. Les Américains eussent-ils cru qu’il eût dû y en avoir entre l’Amérique et l’Europe qu’ils ne connoissoient seulement pas ? Il est vrai qu’il faudra traverser ce grand espace d’air et de ciel qui est entre la terre et la lune ; mais ces grandes mers paraissaient-elles aux Américains plus propres à être traversées ? En vérité, dit la Marquise en me regardant, vous êtes fou. Qui vous dit le contraire ? répondis-je. Mais je veux vous le prouver, reprit-elle, je ne me contente pas de l’aveu que vous en faites. Les Américains étoient si ignorants qu’ils n’avoient garde de soupçonner qu’on pût se faire des chemins au travers des mers si vastes ; mais nous qui avons tant de connoissances, nous nous figurerions bien qu’on pût aller par les airs, si l’on pouvoit effectivement y aller. On fait plus que se figurer la chose possible, répliquai-je, on commence déjà à voler un peu ; plusieurs personnes différentes ont trouvé le secret de s’ajuster des ailes qui les soutinssent en l’air, de leur donner du mouvement, et de passer par-dessus des rivières. À la vérité, ce n’a pas été un vol d’aigle, et il en a quelquefois coûté à ces nouveaux oiseaux un bras ou une jambe ; mais enfin cela ne représente encore que les premières planches que l’on a mises sur l’eau, et qui ont été le commencement de la navigation. De ces planches-là, il y avoit bien loin jusqu’à de gros navires qui pussent faire le tour du monde. Cependant peu à peu sont venus les gros navires. L’art de voler ne fait encore que de naître, il se perfectionnera, et quelque jour on ira jusqu’à la lune. Prétendons-nous avoir découvert toutes choses, ou les avoir mises à un point qu’on n’y puisse rien ajouter ? Eh, de grâce, consentons qu’il y ait encore quelque chose à faire pour les siècles à venir. Je ne consentirai point, dit-elle, qu’on vole jamais, que d’une manière à se rompre aussitôt le cou. Eh bien, lui répondis-je, si vous voulez qu’on vole toujours si mal ici, on volera mieux dans la lune ; les habitants seront plus propres que nous à ce métier ; car il n’importe que nous allions là, ou qu’ils viennent ici ; et nous serons comme les Américains qui ne se figuroient pas qu’on pût naviguer, quoiqu’à l’autre bout du monde on naviguât fort bien. Les gens de la lune seroient donc déjà venus ? reprit-elle presque en colère. Les Européens n’ont été en Amérique qu’au bout de six mille ans, répliquai-je en éclatant de rire, il leur fallut ce temps-là pour perfectionner la navigation jusqu’au point de pouvoir traverser l’Océan. Les gens de la lune savent peut-être déjà faire de petits voyages dans l’air, à l’heure qu’il est, ils s’exercent ; quand ils seront plus habiles et plus expérimentés, nous les verrons, et Dieu sait quelle surprise. Vous êtes insupportable, dit-elle, de me pousser à bout avec un raisonnement aussi creux que celui-là. Si vous me fâchez, repris-je, je sais bien ce que j’ajouterai encore pour le fortifier. Remarquez que le monde se développe peu à peu. Les Anciens se tenoient bien sûrs que la Zone torride et les Zones glaciales ne pouvoient être habitées à cause de l’excès ou du chaud ou du froid ; et du temps des Romains, la carte générale de la terre n’étoit guère plus étendue que la carte de leur empire, ce qui avoit de la grandeur en un sens, et marquoit beaucoup d’ignorance en un autre. Cependant il ne laissa pas de se trouver des hommes, et dans des pays très-chauds, et dans des pays très-froids ; voilà déjà le monde augmenté. Ensuite on jugea que l’Océan couvroit toute la terre, hormis ce qui étoit connu alors, et qu’il n’y avoit point d’antipodes, car on n’en avoit jamais ouï parler, et puis, auraient-ils eu les pieds en haut, et la tête en bas ? Après ce beau raisonnement on découvre les antipodes. Nouvelle réformation à la carte, nouvelle moitié de la terre. Vous m’entendez bien, Madame, ces antipodes-là qu’on a trouvés contre toute espérance, devroient nous apprendre à être retenus dans nos jugements. Le monde achèvera peut-être de se développer pour nous, on connaîtra jusqu’à la lune. Nous n’en sommes pas encore là, parce que toute la terre n’est pas découverte, et qu’apparemment il faut que tout cela se fasse d’ordre. Quand nous aurons bien connu notre habitation, il nous sera permis de connaître celle de nos voisins, les gens de la lune. Sans mentir, dit la marquise en me regardant attentivement, je vous trouve si profond sur cette matière, qu’il n’est pas possible que vous ne croyiez tout de bon ce que vous dites. J’en serois bien fâché, répondis-je, je veux seulement vous faire voir qu’on peut assez bien soutenir une opinion chimérique, pour embarrasser une personne d’esprit, mais non pas assez bien pour la persuader. Il n’y a que la vérité qui persuade, même sans avoir besoin de paroître avec toutes ses preuves. Elle entre si naturellement dans l’esprit que, quand on l’apprend pour la première fois, il semble qu’on ne fasse que s’en souvenir. Ah ! vous me soulagez, répliqua la Marquise, votre faux raisonnement m’incommodoit, et je me sens plus en état d’aller me coucher tranquillement, si vous voulez bien que nous nous retirions.


  1. En 1654.