Envers et contre tous/2

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Michel Lévy frères (p. 11-21).

II MAGDEBOURG

Si trois cavaliers ne pouvaient pas, sans un certain péril, franchir la longue distance qui séparait le camp suédois de la ville assiégée par le comte de Tilly, de bien plus grands dangers les attendaient aux approches du camp impérial. Une active surveillance était exercée autour de la ville par de nombreuses patrouilles de cavalerie qui ne permettaient à personne d’entrer à Magdebourg ou d’en sortir. Tout homme arrêté par elles avait grande chance d’être passé par les armes, et, le plus souvent, la balle d’un pistolet mettait fin à son interrogatoire avant qu’il eût eu le loisir de répondre. Un cordon de sentinelles relevées d’heure en heure achevait de rendre impossible toutes communications de la ville avec les campagnes environnantes. Ce n’était donc pas une entreprise aisée que de pénétrer dans Magdebourg, et, à cet égard, Armand-Louis non plus que Renaud ne se faisaient aucune illusion.

Le roulement lointain du canon leur apprit bientôt qu’ils n’étaient plus séparés de la ville que par une mince étendue de champs et de forêts. Ce bruit formidable sembla leur communiquer une ardeur plus vive, et ils poussèrent hardiment leurs chevaux en avant.

Au moment où ils débouchaient d’un bois dont le rideau couvrait la place, ils aperçurent de profondes colonnes d’infanterie qui s’avançaient contre la ville neuve, d’où montaient des nuages de fumée zébrés de flammes rouges. Des pelotons de cavalerie gardaient chaque route, cinquante pièces d’artillerie tonnaient dans la plaine, des chevaux libres couraient de tous côtés ; des cadavres, étendus dans les champs, indiquaient que des balles et des boulets avaient fait des victimes çà et là.

Au loin, les remparts de la ville se couronnaient de feu.

Les forts qui en défendaient les approches portaient à leur sommet le drapeau aux couleurs impériales.

— C’est un assaut qui se prépare ! dit Armand-Louis.

— Il y aura beaucoup de jambes cassées ce soir, murmura philosophiquement Carquefou, qui prudemment examina la mèche de ses pistolets.

Il connaissait trop bien son maître pour ignorer qu’un assaut ne se donnerait pas dans le voisinage sans qu’il s’en mêlât.

Comme si les trois chevaux eussent compris la secrète intention des cavaliers, ils continuèrent d’avancer lentement.

Les yeux de M. de la Guerche ne perdaient rien de ce qui se passait autour de lui.

Les patrouilles de cavalerie et les sentinelles regardaient toutes avec une attention égale ce qui se faisait du côté de la ville.

En quelques minutes, Armand-Louis, Renaud et Carquefou eurent atteint la ligne que ces postes avancés traçaient autour de l’armée impériale. Quelques soldats renversés par la mitraille jonchaient un pli de terrain. M. de la Guerche mit lestement pied à terre, et s’empara de la ceinture verte qui décorait le corps d’un officier.

— Ah ! voilà qui ne me paraît pas maladroit ! dit M. de Chaufontaine, tandis que M. de la Guerche roulait la ceinture autour de sa taille.

Il descendit de cheval, ainsi que Carquefou, et, cherchant autour d’eux, ils n’eurent point de peine à découvrir des objets semblables.

— À présent, de l’audace ! dit Armand-Louis.

— Et au galop ! poursuivit Renaud.

— J’en étais sûr ! s’écria Carquefou.

Excités par l’éperon, les chevaux partirent à fond de train.

Deux ou trois sentinelles tournèrent la tête, l’une d’elles abattit même son mousquet ; mais à la vue des ceintures vertes elle le releva.

Une patrouille de cavalerie devant laquelle passèrent les trois hardis aventuriers ne douta pas qu’ils n’appartinssent à l’état-major de l’armée impériale.

Plus loin, une compagnie de gens de pied se trouvait en travers d’une chaussée qu’il fallait suivre pour atteindre les faubourgs incendiés.

— Ordre du général comte de Tilly ! cria M. de la Guerche, qui marchait le premier.

La compagnie ouvrit ses rangs, et il s’élança sur la chaussée, suivi de ses deux complices.

— J’ai cru voir les gueules de dix mille loups ! dit Carquefou.

Ils venaient de franchir le front de bandière du camp ; un nouvel élan les porta à l’entrée du faubourg, où se mêlaient confusément les bandes impériales ; des blessés se traînaient le long des murs, d’autres passaient en gémissant, ramenés par leurs camarades ; quelques balles perdues commençaient à faire sauter le plâtre des maisons autour d’eux. — Eh ! l’ami, cria M. de la Guerche à un lansquenet, enfonce-t-on les portes de la ville ?

— Les coups pleuvent, répondit le soldat, mais elles tiennent bon ! Ces maudits bourgeois font un feu d’enfer du haut de leurs remparts !

— En avant ! dit Renaud.

— Comme c’est récréatif ! murmura Carquefou : les balles de nos amis dans le nez, et les balles de nos ennemis dans le dos !

Ils se trouvèrent bientôt au premier rang des colonnes d’assaut. La mêlée était terrible, on se battait sous les murs mêmes de Magdebourg ; il était clair que le faubourg, que le comte de Tilly avait fait attaquer ce jour-là resterait au pouvoir des assaillants ; pour sauver une partie de la garnison, écrasée par des forces supérieures, l’officier qui commandait sur ce point de la ville venait de faire ouvrir une poterne. On voyait comme des flots d’hommes autour de cette poterne. Le fer et le plomb y faisaient de larges trouées ; mais, comme les vagues aux bords de la mer, d’autres flots succédaient aux flots disparus. Les vainqueurs voulaient entrer avec les vaincus.

Debout et maniant une hache d’armes avec la vigueur d’un bûcheron qui abat les arbres, Jean de Werth fendait la tête à quiconque se présentait devant lui : le capitaine avait fait place au soldat ; devant lui, n’était-ce pas la ville où Mlle de Souvigny s’était réfugiée ?

— Jour de Dieu ! c’est fait de nous ! dit Carquefou, qui venait de le reconnaître.

Renaud fit un bond du côté de Jean de Werth, mais Carquefou le saisit à bras-le-corps.

— Monsieur le marquis, dit-il, oubliez-vous que nous sommes comme David dans la fosse aux lions ? Ne nous faites pas croquer avant l’heure ! Devant la poterne, encombrée de cadavres, et arc-bouté sur ses robustes jambes, Magnus faisait tournoyer autour de sa tête un mousquet dont il se servait comme d’une massue ; chaque fois que l’arme sanglante traçait un cercle, un homme tombait ; autour de lui le vide se faisait.

— Notre salut est là ! reprit Carquefou, qui de la main désignait Magnus aux regards de Renaud.

Mais la fièvre de la bataille enivrait M. de Chaufontaine.

— Au diable cette guenille ! cria-t-il.

Et, arrachant sa ceinture verte, l’épée haute, il fondit sur un capitaine de lansquenets.

Déjà M. de la Guerche était aux prises avec deux impériaux qui lui barraient le passage de la poterne.

Magnus l’aperçut ; un bond terrible le porta au milieu même des Autrichiens, et le mousquet tout rouge de sang abattit deux nouvelles victimes. Une poignée d’hommes déterminés l’avaient suivi. Le feu des remparts et des tours redoubla ; les assaillants reculèrent, et un large espace resta nu entre eux et la poterne.

— À moi ! cria Magnus.

Armand-Louis, Renaud, Carquefou, qui, tête baissée, frappait partout, le joignirent en un instant.

— À la poterne, à présent ! cria de nouveau Magnus.

— Il parle comme un sage ! grommela Carquefou, qui battait en retraite, l’épée au poing.

Mêlés aux débris de la garnison, un mouvement impétueux les poussa vers la poterne toute large ouverte, et derrière laquelle une troupe de Suédois se tenait prête à les recevoir. En ce moment, Jean de Werth les reconnut tous trois.

— Ah ! les bandits ! cria-t-il.

D’un coup d’œil il mesura la distance qui le séparait des fugitifs ; ils étaient trop loin déjà pour qu’il pût conserver l’espoir de les atteindre. Se tournant alors vers une troupe de soldats qui l’entouraient :

— Feu ! cria-t-il.

Mais Armand-Louis, Renaud, Carquefou et Magnus venaient de franchir l’enceinte des remparts, les lourds battants de la poterne roulèrent sur leurs gonds, et quelques balles inutiles rebondirent sur les ais de chêne cuirassés de fer.

— Je crois qu’il était temps ! dit Carquefou.

Magnus ne perdit pas une minute pour conduire Armand-Louis et Renaud à la maison où il avait, dès son arrivée à Magdebourg, cherché un logement pour Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan. Le temps n’était plus, où, inquiètes et curieuses, elles mettaient la tête à la fenêtre pour voir, à la moindre alerte, ce qui se passait dans la rue. Combien n’avaient-elles pas compté de pièces de canon traînées par des bourgeois ! combien de patrouilles, combien de compagnies courant pleines d’ardeur au combat, revenant des remparts mutilées et noires de poudre ! Le sifflement des bombes ou le passage des boulets les faisait encore frissonner, mais ne les effrayait plus. Elles savaient alors à quels périls le courage et la résolution de Magnus les avaient arrachées ; elles remerciaient Dieu et trouvaient les projectiles enflammés qui remplissaient la ville de ruines et de cendres moins terribles que Mme d’Igomer, moins redoutables que le couvent de Saint-Rupert.

Les heures s’écoulaient à parler de M. de la Guerche et de M. de Chaufontaine. Que faisaient-ils ? Vers quelles contrées les cherchaient-ils encore ? Le messager envoyé par Magnus les avait-il rejoints ? Certainement ils tremblaient plus qu’elles-mêmes. Elles pensaient quelquefois qu’elles ne pouvaient pas tarder à les revoir ; mais cette espérance si douce les remplissait tout à coup d’effroi. À combien de dangers ne seraient-ils pas exposés dans cette cité que tant de batteries foudroyaient ? Ne seraient-ils pas les premiers au feu ! Et, de plus, ceux qui dirigeaient contre Magdebourg cette pluie de fer ne s’appelaient-ils pas Jean de Werth et Henri de Pappenheim !

Le souvenir de ces deux implacables ennemis faisait pâlir les deux cousines.

— Fasse le Ciel qu’ils ne viennent pas ! disait alors Adrienne.

Mais les prières qu’Adrienne et Diane adressaient à Dieu étaient bien timides ; elles se sentaient bien seules, et si quelque balle renversait Magnus, que deviendraient-elles au milieu d’une ville livrée à toutes les horreurs et à tous les hasards d’un siège, et où elles n’avaient ni parents ni amis ?

Aussitôt que les salles préparées pour les blessés avaient reçu leurs hôtes ensanglantés, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, mêlées aux femmes de la ville, s’employaient à secourir ceux qui étaient tombés en soldats. Leurs mains délicates s’étaient habituées au pansement des plus horribles plaies ; elles vivaient au milieu des cris et des gémissements, elles passaient de longues nuits entre des murs d’où les plaintes de l’agonie chassaient le sommeil. Qu’ils étaient loin alors, les souvenirs de Saint-Wast !

Cette pieuse tâche accomplie, et quand d’autres jeunes filles les remplaçaient au chevet des malades, elles rentraient chez elles et taillaient des bandes ou fondaient des balles.

À l’heure même où M. de la Guerche et M. de Chaufontaine paraissaient devant Magdebourg, Adrienne et Diane, après toute une nuit écoulée dans des hôpitaux visités à toute minute par la mort, venaient de céder la place à leurs compagnes. Malgré le formidable retentissement de cette lutte qui ensanglantait l’une des portes de Magdebourg, Adrienne et Diane, retirées alors au fond d’une petite pièce dont les étroites fenêtres donnaient sur un jardin, causaient silencieusement avec leurs pensées. Toutes deux remplissaient de charpie une large corbeille placée à leurs pieds. Quelquefois leurs mains s’arrêtaient, un soupir gonflait leur poitrine, et pensives elles regardaient le ciel.

Les détonations de l’artillerie se succédaient de minute en minute ; une clameur qui s’élevait de la rue voisine leur apprenait tout à coup qu’on rapportait un blessé à sa famille. Alors elles tressaillaient et reprenaient leur travail pieux un instant interrompu par le rêve.

Cependant le silence s’était fait ; on n’entendait plus que par intervalle la décharge d’une pièce de canon qui répondait aux derniers efforts de la bataille. En ce moment, des bruits de pas retentirent dans la rue, et presque aussitôt le heurtoir de la porte tombait sur le bouton de fer.

— Entends-tu ? cria Adrienne, qui sauta sur sa chaise.

— C’est Magnus, répondit Diane, qui se sentait pâlir.

— C’est lui, reprit Mlle de Souvigny, mais il n’est pas seul… Qui peut être avec lui ?… Qui peut venir ici ?

Cependant des pas précipités montaient l’escalier.

— Dieu bon ! tu n’as pas exaucé nos prières ! s’écria Diane.

— Ah ! tu les as reconnus comme moi… C’est Armand !

— C’est Renaud !

La porte s’ouvrit, et quatre hommes tout couverts de vêtements souillés de poudre et de sang se précipitèrent dans la chambre. Avant même qu’elles pussent jeter un cri, Armand et Renaud étaient aux pieds d’Adrienne et de Diane. Incapable de se soutenir, Mlle de Souvigny appuyait ses deux bras sur les épaules de M. de la Guerche.

— Ah ! cruel ! lui dit-elle, vous avez donc voulu qu’à toute heure je tremblasse pour vous !

— Est-ce donc vivre que de vivre loin de vous ? s’écria Armand-Louis.

Mais alors Adrienne relevant son front vers le ciel :

— Vous savez si je l’aime ! reprit-elle avec l’exaltation d’une âme qui s’est donnée tout entière ; si c’est votre volonté de nous unir dans la mort comme nous étions unis dans la vie, que Votre saint nom soit béni et que Votre volonté soit faite, Seigneur !

— Viens çà, dit brusquement Magnus à Carquefou, Baliverne a fortement travaillé aujourd’hui… il est convenable que je cause avec elle.

— Et Frissonnante ne serait pas fâchée de se restaurer un peu, répondit Carquefou ; je la sens qui s’évanouit à mon côté.

Revenue de sa première émotion et plus maîtresse d’elle-même, Diane menaça Renaud du bout de son joli doigt. Il restait à genoux devant elle, immobile, tout interdit, muet.

— Je comprends que M. de la Guerche soit revenu, dit Mlle de Pardaillan d’une voix doucement railleuse, il suffit de voir son attitude auprès de Mlle de Souvigny pour se rendre compte des motifs qui l’ont poussé, mais vous, pourquoi le suivre à Magdebourg ?

— Je ne sais pas, répondit Renaud troublé.

— Voyez-vous l’innocent ! Eh bien, si vous ne le savez pas, il faut vous en aller au plus vite ; le pays est malsain, il y pleut des balles, et le vent y est couleur de feu. M. de la Guerche a le droit d’y vivre… Quelque chose l’y retient, et il consent à tout perdre pour rester avec ce quelque chose… Mais M. de Chaufontaine !… Ah ! fi ! s’il lui arrivait une égratignure, comment nous en consolerions-nous jamais !

— Vous me renvoyez ? reprit Renaud, qui respirait à peine.

— Si vous n’avez point de bonnes raisons à me donner pour expliquer votre présence ici, il le faut bien !

— Mais, mademoiselle, je vous aime, je vous adore ! s’écria M. de Chaufontaine hors de lui.

— En êtes-vous bien sûr ? répondit Diane d’un air grave.

— Si j’en suis sûr ? Mais je donnerais dix mille vies pour vous épargner une larme !… Mais je ne m’appartiens plus depuis que je vous ai vue !… Mais le château de Saint-Wast où vous m’êtes apparue a pris mon cœur et l’a gardé !… Je suis à peu près fou, c’est vrai…

— À peu près ? interrompit Diane avec un sourire.

— Fou tout à fait, si vous voulez… et quelque chose de plus avec ! Il n’est pas de sottises ni d’extravagances dont je ne sois capable ; on sait des jours où celui qui vous parle se conduit comme un sacripant. Ah ! bon Dieu ! quelle confession si je racontais tout ! Mettez tous les défauts et toutes les étourderies ensemble, c’est moi. Mais je vous aime, et au plus fort de mes folies, quand ma tête et mon cœur ont le mors au dent, si vous faisiez un signe, un seul, vous me verriez comme un enfant à vos pieds. Armand le sait bien, lui qui m’a vu. Demandez-lui ce qu’il pense de ma fièvre… J’ai pu croire dans les commencements que c’était un accès… Je n’ai rien épargné pour me guérir… oh ! rien ! mais rien n’y a fait, ni les voyages, ni les batailles, ni le temps, ni l’absence, ni ceci, ni cela, ni même les choses dont je ne parle pas… Qu’avais-je besoin de vous aimer, je vous le demande ? Mais cet amour est comme un clou sur lequel on frappe… Chaque jour il s’enfonce davantage… C’est comme un sort que vous m’avez jeté… Ma foi, j’en ai pris mon parti, et il faudra bien que vous en preniez le vôtre… À présent vous me verrez éternellement où vous serez, et si quelque jour, en punition de mes péchés, – hélas ! ils sont nombreux, – vous me chassiez de votre présence, j’irais je ne sais où, au pays des Indiens, je déclarerais la guerre aux Incas d’Amérique et je me ferais tuer dans quelque île barbare en criant votre nom aux sauvages de l’endroit.

— Eh bien ! dit Mlle de Pardaillan, à présent que je suis au courant des raisons qui vous font agir, j’ai idée qu’un jour je m’appellerai Mme de Chaufontaine.

Renaud poussa un tel cri, que la maison en retentit. Il voulut se lever et fondit en larmes.

— Ah ! les bonnes larmes ! reprit Diane, qui lui tendit la main, il n’est pas de paroles qui les vaillent, et en les voyant couler, moi aussi, je puis vous dire, Renaud, que je vous aime et n’aimerai jamais que vous.