Envers et contre tous/25

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Michel Lévy frères (p. 249-262).

XXV

LA RETRAITE DES TROIS CENTS

Jean de Werth venait en effet d’arriver à Drachenfeld ; il avait profité d’un moment où les opérations de la guerre lui permettaient de s’absenter, pour rendre visite à Mme d’Igomer. Mais, au lieu de trouver au château une occasion nouvelle de faire sa cour à Mlle de Souvigny, que les dernières lettres de la baronne lui représentaient comme animée d’un esprit moins hostile, il y parut au milieu du tumulte qui suit une évasion. Aussitôt qu’il eut connaissance de ce qui venait de se passer, il se jeta dans la forêt avec toute son escorte et fit sonner les clairons. On sait comment Mme d’Igomer fut informée de sa présence ; elle le rejoignit promptement et d’un commun accord ils poussèrent en toute hâte sur les traces des ravisseurs.

Le nom de M. de la Guerche suffisait pour stimuler l’ardeur de Jean de Werth.

Encore un échec après tant d’échecs, c’était trop, cette fois !

Le soleil brillait de tout son éclat lorsque la troupe commandée par le baron, grossie par la bande dont le commandement était échu à Patricio Bempo depuis le trépas tragique de Mathéus, rejoignit l’escadron de M. de la Guerche. Les huguenots, qui s’attendaient à cette rencontre, étaient en ordre de bataille à l’entrée d’un village dont ils avaient barricadé les principales rues et occupé toutes les positions, pour mettre l’ennemi hors d’état de les tourner.

Aux premiers nuages de poussière qui annonçaient dans l’éloignement l’approche des Impériaux, les dragons sautèrent en selle. Jean de Werth, qui marchait en tête de ses gens, fit le tour du village au galop, ne trouva point d’issue qui ne fût gardée, et, ne pouvant maîtriser sa colère, donna le signal de l’attaque. Il avait avec lui deux ou trois cents cavaliers ; Patricio en avait réuni à peu près autant : les Impériaux possédaient ainsi l’avantage du nombre, mais celui de la position le compensait ; des deux côtés il y avait donc des chances égales pour la victoire.

Les trompettes des huguenots répondirent aux trompettes des Impériaux, et les premiers coups de feu éclatèrent.

Jean de Werth menait la charge du côté droit, Patricio la menait du côté gauche. L’attaque eut le même élan et la même furie ; mais la défense fut telle, que l’effort des assaillants se brisa aux bords du village.

Armand-Louis, avec M. d’Aigrefeuille, tenait tête à Jean de Werth ; Renaud, avec M. de Bérail, repoussait Patricio Bempo ; Mme d’Igomer, à cheval comme un reître, s’était placée sur un monticule pour juger de l’action. Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, cachées à l’abri des balles sous le porche d’une église, attendaient la fin du combat ; quatre dragons désignés par le sort les gardaient pour repousser quiconque, par surprise, eût tenté de s’approcher d’elles.

Une ceinture de fumée entoura bientôt le village, dans lequel un millier d’hommes s’acharnaient les uns contre les autres, les pieds dans le sang. Les chevaux hennissaient et tombaient, les détonations se succédaient sans intervalle ; les coups d’épée pétillaient sur les cuirasses, les cris retentissaient de toutes parts. Il y avait une sorte de fièvre sombre et d’ardeur sauvage du côté des Impériaux, un entrain chevaleresque du côté des protestants ; les plus jeunes chantaient ; M. de Collonges n’épargnait ni les coups ni les chansons ; Renaud faisait rage ; il y avait si longtemps qu’il n’avait eu l’occasion d’invoquer sainte Estocade !

Les gens de Patricio Bempo plièrent enfin ; un rang se rompit, puis un autre, et un escadron entier se débanda. Un cri de victoire s’éleva du milieu des huguenots, mais Jean de Werth y répondit par une charge désespérée.

Fatigué de le voir sans cesse ramener à l’assaut les vieilles compagnies qui le suivaient, Magnus voulut rompre cette furie par un coup décisif. Il prit avec lui M. de Saint-Paer et trente dragons, sortit du village par une ruelle écartée, gagna la plaine sans être vu, et tomba, avec la force d’un torrent qui rompt ses digues, sur le flanc des Impériaux.

Cette fois, pris en tête par M. de la Guerche, de côté par Magnus, ébranlé en outre par le mouvement des fuyards qui se jetaient sur lui, Jean de Werth céda.

— Haut l’épée et tombons dessus ! cria Armand-Louis.

Les dragons chargèrent à fond de train, et les Impériaux écrasés plièrent comme un arbre qu’un vent d’orage couche sur le sol.

Au cœur même de la sanglante mêlée, Magnus rencontra Patricio.

— Encore ! s’écria-t-il.

Patricio n’attendit pas son attaque et fondit sur lui : Magnus para le coup, riposta, et la pointe rouge de Baliverne disparut dans la gorge de l’Italien, qui tomba sur la croupe de son cheval. L’animal fit un écart, et Patricio Bempo, vidant les arçons, roula par terre lourdement. — Il a été écrit : « Ne m’induisez pas en tentation ! » dit Magnus.

Et, sautant par-dessus le cadavre du lieutenant, il promena Baliverne à travers les rangs brisés des vaincus.

Armand-Louis et M. de Bérail s’acharnaient après Jean de Werth, qui reculait. Mieux monté, M. de Bérail l’atteignit. Jean de Werth se retourna ; un instant les deux hommes et les deux chevaux se trouvèrent confondus dans un tourbillon de poussière où luisaient les éclairs de deux épées. Puis un cavalier sortit du tourbillon. C’était Jean de Werth.

M. de Bérail chancelant glissa sur l’herbe ; on le vit se soulever sur les genoux, ressaisir son épée qui s’était échappée de sa main, puis tomber et rester immobile. Son cheval effaré s’échappa, et celui de Jean de Werth partit au galop.

Armand-Louis accourut, mais le terrible capitaine était déjà loin, perdu dans la foule des fuyards.

— Et je n’ai pas cette dragonne qui pend au pommeau de son épée ! murmura M. de la Guerche.

Renaud, qui le suivait, sentit ses yeux se mouiller en voyant M. de Bérail tout sanglant et livide couché sur la bruyère. Il plaça les mains du mort en croix sur sa poitrine, enleva son épée et le couvrit d’un manteau.

— Il avait été mon ami, il était mon frère d’armes. Que la terre d’Allemagne lui soit légère ! dit-il.

M. de Bérail n’était pas le seul dragon qui fût tombé dans la mêlée, d’autres manquaient également à l’appel. Les morts furent enterrés dans des fossés qu’un pan de gazon recouvrit, les blessés installés dans la plus grande maison avec un écrit qui informait les officiers impériaux qu’un nombre considérable de blessés autrichiens et bavarois répondait du sort des Français qu’on laissait entre leurs mains, et Magnus pressa les préparatifs du départ. M. de Collonges, que cette journée jetait dans le ravissement, s’étonnait d’une si grande hâte.

— Monsieur, répondit Magnus, vous ne connaissez pas l’homme à qui nous avons affaire. Il sera sur notre piste avant ce soir, comme un loup qui a flairé l’odeur du sang.

On quitta le village, auquel une centaine de morts et de mourants faisaient une ceinture, et l’on poussa rapidement du côté du nord.

Malgré les pertes qu’il avait subies, l’escadron était animé d’une ardeur joyeuse qui semblait trouver un aliment plus vif dans la pensée du danger qui le pressait de toutes parts. Les ennemis pouvaient surgir à chaque instant de tous les points de l’horizon.

Les souvenirs de l’antiquité classique se mêlaient dans leur esprit aux souvenirs héroïques de la chevalerie.

— Où sont les Arabes ? où sont les Sarrasins ? disait M. d’Aigrefeuille, qui pensait aux sombres templiers errant dans les solitudes mornes de la Palestine.

— Qui chantera au retour la retraite des trois cents, comme autrefois le vieux Xénophon la retraite des dix mille ? ajoutait M. de Saint-Paer.

Et tous souhaitaient la bataille au sortir d’une bataille.

Bien qu’habituées l’une et l’autre à ces scènes de violence et à tous ces hasards terribles de la guerre, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan ne pouvaient se défendre d’une vive et profonde émotion à la pensée de tant de périls bravés pour elles, et d’un si noble dévouement. Au milieu de ces hardis dragons, elles étaient comme dans une famille de frères ; il n’y avait dans tous les rangs qu’un cœur et qu’une volonté. Ceux-là mêmes qui ne les avaient jamais vues tenaient à honneur de les sauver.

— Vous serez tirées du pays des Philistins, nous l’avons juré, disaient les vieux calvinistes. — Mon Dieu, mon roi, ma dame, et à la rescousse ! disaient les plus jeunes, pour qui la Suède était un pays d’adoption.

On marcha tout le jour sans encombre. Vers le soir on vit un nuage à l’extrémité de la route, du côté du midi.

— Voici que l’orage s’avance, dit Magnus.

Les dragons atteignirent un bois au commencement de la nuit, s’y enfoncèrent, et obliquant sur la droite, en ayant soin d’observer un profond silence, parvinrent dans le creux d’un vallon, où ils établirent leur bivac après en avoir fermé l’entrée par un abatis.

— Ce n’est pas ici qu’ils tenteront de nous attaquer, ces maudits Impériaux, dit Magnus, qui servait de guide.

— Tant pis…, répondit M. de Collonges, on en tuerait beaucoup.

Avant la pointe du jour, et après quelques heures données au repos, l’escadron se remit en marche, éclairé en tête et sur les flancs par de légers pelotons.

« Entrer dans ce bois, ce n’est rien ; en sortir est plus difficile », pensait M. de la Guerche.

Magnus, pour qui aucun sentier n’avait de secret, inclinait alors vers la gauche.

Aux premières lueurs du matin, il atteignit la lisière de la forêt ; des vedettes se montraient à cheval dans les champs.

M. de la Guerche fit mettre pied à terre à tous les dragons derrière un saut de terrain, et Magnus avec Carquefou et M. de Collonges partirent dans trois directions différentes avec la mission d’inspecter les environs.

Au soleil levant, ils étaient de retour.

— Du côté du couchant, j’ai vu cinq cents mousquetaires, dit Magnus. — Du côté du nord, j’ai compté quatre escadrons, dit M. de Collonges.

— Là-bas, du côté où nous sommes entrés, il y a un millier de sabres et de mousquets, dit Carquefou ; Frissonnante en est encore glacée.

— Si bien que nous sommes cernés, dit Armand-Louis.

Sans répondre, Magnus jeta la bride de son cheval aux mains de Carquefou, et, rampant sur les mains et les genoux, il gagna le taillis qui bordait la lisière du bois.

On attendit son retour dans un grand silence. Au bout d’une demi-heure, il reparut et remonta à cheval.

— Eh bien ? dit M. de la Guerche.

— J’ai découvert un passage au bout duquel il y a quatre cents cavaliers avec une poignée de fantassins, répondit Magnus. Une moitié sommeille ou joue aux cartes. Ces gens-là nous croient fort loin, à l’autre bout du bois.

— Faisons-leur voir que nous sommes tout près, dit Renaud. Nous leur passerons sur le ventre avant qu’ils aient le temps de se reconnaître. Est-ce votre avis, messieurs ?

Tous les dragons brandirent leur sabre en signe d’assentiment.

Armand-Louis plaça Adrienne et Diane au centre d’un peloton dont il confia le commandement à M. d’Aigrefeuille, et, se mettant lui-même à la tête de l’escadron, il marcha sans bruit jusqu’au bord du bois.

Parvenu là, et parcourant du regard la masse des compagnons qui frémissaient d’impatience derrière lui, il leva son épée.

— Au galop ! cria-t-il.

Toute la troupe partit ventre à terre. C’était une avalanche, un ouragan. Les sentinelles eurent à peine le temps de décharger leurs pistolets et furent culbutées. Les dragons arrivèrent le fer haut sur le gros de la bande et l’enfoncèrent. Ce fut en vain que fantassins et cavaliers essayèrent de se mettre en ordre de bataille ; un seul escadron opposa une résistance sérieuse, mais, rompu bientôt, il suivit dans sa déroute le reste de la troupe, que les huguenots taillaient en pièces.

Le chemin était libre. Cent cadavres jonchaient la plaine.

Armand-Louis chercha des yeux M. d’Aigrefeuille.

— Vous m’avez confié Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, les voici, dit-il fièrement.

— Merci ! s’écria M. de la Guerche.

Mais il ne put même pas saisir la main de M. d’Aigrefeuille ; le vaillant gentilhomme venait de lâcher la bride de son cheval et de rouler aux pieds d’Adrienne.

Une balle lui avait traversé la poitrine au commencement de l’action, mais jusqu’au bout il avait fait son devoir. La bataille gagnée, il était mort.

— Hier M. de Bérail, aujourd’hui M. d’Aigrefeuille ! Combien tomberont encore ? murmura M. de la Guerche.

Et la retraite commença.

Cette barrière vivante qu’on venait d’ouvrir faisait partie d’un cercle de soldats que Jean de Werth avait réunis autour du bois. Après sa première défaite, le baron s’était empressé de donner ordre aux divers détachements qui étaient dans les environs de le rejoindre en toute hâte ou de suivre une direction que ses messagers leur indiquaient. Lui-même s’était lancé à la poursuite des huguenots, à la tête d’une poignée d’hommes qui s’étaient ralliés à lui.

Son premier soin, quand il vit M. de la Guerche et ses compagnons pénétrer dans le bois, fut de les y envelopper, ne voulant pas se hasarder à les y suivre au milieu des ombres de la nuit. Il prit, à la tête des plus gros escadrons, position sur la route que les dragons devaient logiquement suivre pour gagner les cantonnements suédois ; mais la marche oblique de Magnus le trompa, et ce fut deux heures après la sortie des Français que des fugitifs lui apprirent que les dragons venaient d’échapper à l’étreinte de fer dans laquelle il croyait les étouffer.

Jean de Werth ramassa les bandes qu’il avait sous la main et partit sur la trace des huguenots. C’était bien le loup dont avait parlé Magnus et qui a flairé l’odeur du sang. Personne n’osait lui parler ; il courait en avant des siens, silencieux, pâle, fatiguant la poignée de son sabre, mâchant ses moustaches.

— Et rien ne les arrête ! rien ne les atteint ! murmurait-il quelquefois.

Animée de la même ardeur, soutenue par la même haine, dévorée par la même soif de vengeance, Mme d’Igomer galopait à côté de lui. Elle ne sentait pas la fatigue, elle semblait de fer.

À l’abandon des villages, aux ruines fumantes qu’ils rencontraient, aux nombreux escadrons qui soulevaient la poussière des routes çà et là, les dragons comprenaient qu’ils approchaient des campagnes où les deux armées de la Suède et de l’Allemagne promenaient leurs bannières ennemies. Vers le soir, Magnus, qui courait toujours en avant, aperçut en travers de la route des feux de bivac. Il lança son cheval, et reconnut le campement d’un corps nombreux de cavalerie impériale, qui occupait les deux côtés du chemin.

On ne pouvait passer qu’au travers des sabres et des pistolets.

À droite et à gauche, ce n’étaient que prairies et marécages coupés de cours d’eau parmi lesquels on ne pouvait avancer sans guide. Attendre, c’était s’exposer à recevoir le choc de Jean de Werth et à être pris entre deux feux.

Magnus revint sur ses pas et exposa froidement la situation. Un conseil de guerre se réunit autour de M. de la Guerche.

— Nous avons cinq minutes pour délibérer, messieurs, dit Armand-Louis.

— C’est trop de quatre ; tirons nos sabres et tombons sur cette canaille, répondit M. de Chaufontaine.

— Cette canaille compte trois mille hommes, objecta Magnus, qu’on admettait volontiers à dire son avis.

— La moitié de nous restera par terre, la moitié passera, s’écria M. de Collonges.

— On a toujours le temps d’adopter la proposition de M. de Chaufontaine, reprit Armand-Louis ; mais on peut aussi essayer d’un autre moyen.

— Parlez ! dit M. de Saint-Paer.

— Il est possible que Jean de Werth n’ait pas eu le temps d’avertir les cavaliers qui sont là de tout ce qui s’est passé depuis notre départ de Drachenfeld ; c’est probable même. Nous portions à la taille la ceinture verte, à nos chapeaux la cocarde aux couleurs impériales.

— Hélas ! soupira M. de Collonges.

— De plus, nous arrivons d’un côté où l’on ne peut pas logiquement supposer qu’une troupe de Suédois se soit engagée.

— C’est juste.

— Ne pouvons-nous hardiment nous présenter aux chefs de cette cavalerie, nous donner pour des Espagnols ou des Italiens, selon qu’ils seront allemands ou hongrois, et leur demander la direction des cantonnements occupés par le corps d’armée du général Pappenheim ? Si les rangs s’ouvrent, nous passons ; si les chefs poussent la curiosité trop loin, nous dégainons.

— Bien pensé ! s’écria M. d’Arrandes.

— Si l’opinion de M. de la Guerche est notre opinion à tous, dit M. de Voiras, piquons droit sur les Impériaux.

— Piquons ! répondit Renaud.

— Alors, l’arme au fourreau, et au trot ! reprit Armand-Louis.

Et il prit à part M. de Collonges.

— Vous êtes presque le plus jeune d’entre nous, dit-il, mais vous n’êtes pas le moins résolu ; à la première alerte, rapprochez-vous de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan avec dix hommes bien montés, et, si je vous fais un signe de la main, partez ventre à terre et passez.

— Si je ne passe pas, c’est que je serai mort ! répondit M. de Collonges.

Au bout de quelques centaines de pas, Armand-Louis et Magnus prirent les devants.

— Qui vive ! cria une sentinelle.

— Jésus et Marie ! répondit Armand-Louis.

Au cri de guerre de l’armée impériale, un officier s’approcha.

— Qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? dit ce cavalier, qu’à son accent M. de la Guerche reconnut pour un homme du pays wallon.

— Nous faisons partie d’un régiment espagnol qui a ordre de rejoindre le corps du général Pappenheim, répondit Armand-Louis dans un mauvais allemand. Il nous est interdit de perdre une heure, fallût-il laisser en route la moitié de l’escadron. Si vous savez quelque chose de la direction qu’a prise le général, nous vous serions reconnaissants de nous le dire.

Quelques officiers se présentèrent ; l’un d’eux, qui savait l’espagnol, interrogea Armand-Louis dans cette langue. M. de la Guerche et Renaud, qui la parlaient aisément, répondirent avec d’habiles témoignages de joie.

Tout en parlant ainsi, on marchait ; l’escadron suivait, les rangs serrés : M. de Collonges auprès de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan ; il ne quittait pas des yeux M. de la Guerche.

— Ah ! deux femmes ? dit un capitaine.

— Ma femme et sa sœur, répondit Armand-Louis tranquillement : doña Luisa-Fernanda de Coloredo y Penaflor, et doña Emmanuela-Dolorès de Miranda y Castejo. Elles doivent attendre la fin de la guerre à la cour de Son Altesse l’électeur de Bavière.

Tout cela fut dit d’une voix naturelle et calme ; Adrienne et Diane, qui avaient tout entendu, saluèrent les officiers wallons d’un mouvement de la tête. Tous leur rendirent ce salut, et l’on toucha bientôt aux limites du campement.

La conversation allait toujours et avait même pris des allures dégagées, telles qu’il peut s’en établir entre soldats qui défendent la même cause.

Une idée subite illumina l’esprit de Renaud.

— Cher capitaine, dit-il d’un air leste à son voisin, mon cheval est un peu fatigué ; si j’avais le temps de le laisser à l’écurie pendant un jour ou deux, pour rien au monde je ne m’en déferais ; mais je suis pressé, comme vous savez, donnez-moi le vôtre, qui me paraît frais et gaillard, et vous aurez, en outre, dix ducats d’or.

— Soit, dit le capitaine, j’aurai le plaisir d’obliger un camarade.

Le troc fut conclu ; cet exemple séduisit un grand nombre de dragons, et tous ceux qui avaient des chevaux malades, éreintés ou fourbus, proposèrent sur-le-champ des échanges dont l’appoint ingénieux de quelques pièces d’or hâta la conclusion. Wallons et huguenots se séparèrent au bout d’un quart d’heure, également satisfaits les uns des autres. Les Wallons pensaient qu’ils auraient de bons chevaux dans deux ou trois jours, et que, provisoirement, ils avaient quelques bons ducats de plus dans la poche ; les huguenots, qui sentaient bondir et caracoler sous l’éperon de vigoureuses montures en état de fournir une longue traite, estimaient qu’ils avaient fait un excellent marché.

Une ou deux heures après cet échange, le baron Jean de Werth entra dans le camp des Impériaux et se fit reconnaître. Son étonnement fut d’abord sans égal en ne voyant sur la route qu’avait suivie M. de la Guerche aucune trace de combat, ni cadavre dans la campagne, ni blessé autour des tentes.

Les fugitifs avaient dû nécessairement rencontrer les cavaliers wallons.

— Cependant ils n’ont pas d’ailes ! dit-il.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il savait ce qui s’était passé.

— Et vous avez été leurs dupes ! s’écria-t-il ; eux des Espagnols arrivant du Milanais ? eux des soldats destinés au corps de Pappenheim ? Mais ce sont des huguenots, des Français !

Un cri de rage lui répondit. Un corps de cinq cents cavaliers, choisis parmi les mieux montés, fut mis à la disposition de Jean de Werth, et l’on envoya des estafettes dans toutes les directions pour bien se rendre compte du chemin qu’avaient pris les insaisissables fugitifs.

Il n’était pas facile de le reconnaître, le pays étant sillonné par de nombreux escadrons dont les traces se croisaient dans tous les sens et se confondaient ; de plus, les protestants portaient, comme on sait, la cocarde impériale, et ils avaient pour guide un homme qui connaissait admirablement le pays et était au fait de toutes les ruses de guerre. Leur bande glissait à travers champs comme un brochet à travers les eaux troubles d’un étang.

Quelques renseignements, qui avaient un caractère assez complet d’exactitude, permirent enfin à Jean de Werth de se fixer sur le point de l’horizon vers lequel il devait diriger sa course. Mme d’Igomer se montrait plus irritée et plus impatiente encore que lui-même, et la nuit, qui les surprit dans la campagne, n’arrêta pas leur marche.

Au point du jour, et grâce aux cavaliers qui éclairaient leurs flancs, ils savaient, à n’en pas douter, où se trouvaient les compagnons de M. de la Guerche. On eut dès lors l’espoir de les atteindre vers le soir.

Jean de Werth se tourna vers ses cavaliers :

— Les huguenots sont devant vous. Souffrirez-vous que, rentrés dans leur patrie, ils racontent comment ils ont vaincu les Impériaux dans dix rencontres ?

Un hourra terrible et les cliquetis de mille sabres lui répondirent.

— Alors, mort aux Français !

Et la poursuite recommença.