Envers et contre tous/26

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Michel Lévy frères (p. 263-275).

XXVI

LE PARLEMENTAIRE Si bons que soient des chevaux, ils ne peuvent cependant pas marcher toujours. Ceux que montaient les huguenots venaient de faire une douzaine de lieues sans débrider. Une halte devenait nécessaire. M. de la Guerche choisit un village situé à l’entrée d’une vallée aux deux côtés de laquelle s’étendaient de larges marais infranchissables, qui rendaient une attaque de flanc impossible. Ce village traversé, la route s’enfonçait dans une forêt où la cavalerie ne pouvait se mouvoir. L’ennemi était contraint, s’il voulait forcer le passage, d’aborder le village de front.

Pour rendre cet abord plus difficile, Armand-Louis fit abattre une douzaine de gros arbres sur la route et créneler quelques chaumières qui la commandaient.

— Nous voilà tranquilles pour une nuit, dit-il ; demain la Providence nous viendra en aide.

On débrida les chevaux, et tandis qu’ils mangeaient l’avoine et la paille, les protestants cherchèrent çà et là de quoi se réconforter.

Aussitôt qu’ils avaient aperçu les cavaliers portant l’uniforme de l’armée impériale, les habitants du village, saisis subitement d’une peur immense d’être pillés, s’étaient empr essés de serrer leurs provisions et de cacher leurs bestiaux. Aucun être vivant ne se montrait nulle part.

— Cependant, les maisons sont debout ; il est impossible que l’endroit soit inhabité ! dit Magnus.

Il se mit en quête et entra dans une auberge. L’aubergiste tremblait et jurait ses grands dieux qu’il ne possédait ni un jambon dans la cheminée, ni une bouteille de vin dans la cave.

— Les Saxons qui nous ont visités hier ont tout avalé, dit-il en finissant.

On ne se paya pas de cette réponse. L’aubergiste était gros et gras ; on chercha et on chercha si bien, qu’on eut du pain, du fromage, de la bière. Carquefou fit une expédition contre des poules imprudentes qui montraient le bout de leur bec hors d’un hangar ; il en rapporta deux ou trois douzaines. Magnus découvrit trois moutons et deux veaux qu’on avait dissimulés au fond d’une cave ; bientôt après quatre ou cinq porcs décelèrent leur existence par des cris maladroits.

Ils ne crièrent pas longtemps.

— Allons ! on peut vivre, dit M. de Collonges.

Quelques femmes, qui s’étaient les premières hasardées à sortir de leurs chaumières, pleuraient et se lamentaient en voyant disparaître ces volailles et ces bestiaux. Armand-Louis fit un signe à Magnus. Celui-ci tira de sa poche une longue bourse et remboursa largement à tout ce pauvre monde le prix des vivres que les dragons se partageaient.

L’étonnement sécha les larmes. On n’avait pas reçu de coups et l’on avait de l’argent ; rien de pareil ne s’était jamais vu depuis que la guerre était commencée.

Des sentinelles furent posées partout. À minuit, tous les dragons dormaient, sauf huit ou dix. Un coup de feu, tiré de l’extrémité du village, réveilla la troupe en sursaut. Chacun courut aux postes que M. de la Guerche avait assignés d’avance à ses camarades. Une sentinelle avait donné l’alarme. Dans l’ombre, on voyait au loin, et vaguement, s’agiter une cohue de cavalerie. Un bruit sourd de hennissement, mêlés au cliquetis des armes, arrivait jusqu’au village.

Une compagnie de mousquetaires s’approcha silencieusement, et une grêle de balles pénétra dans l’abatis, faisant voler les menues branches et l’écorce des arbres.

— Voici Jean de Werth, tirons bas ! dit Magnus.

Les dragons firent feu à leur tour. Une douzaine de chevaux et d’hommes tombèrent sur le chemin ; la compagnie, mise en désarroi, battit en retraite.

Tout rentra dans le silence.

M. de Collonges sortit en éclaireur du village. Il revint au bout d’une heure et annonça que la route était occupée par un corps de troupes.

— Si nous n’avions pas demain sur les bras deux mille diables à ceintures vertes, dit-il, cela m’étonnerait fort.

— L’attaque n’est pas ce qui m’occupe, c’est la retraite, dit Magnus.

Son regard rencontra celui de M. de la Guerche.

— Oui, oui, dit le vieux soldat, l’attaque sera repoussée, et Jean de Werth, que l’enfer confonde, laissera bon nombre des siens devant ces abatis ; mais, si nous quittons le village, nous retrouverons le Bavarois en rase campagne, au delà de la forêt, avant une heure, et nous serons un contre dix.

— Parbleu ! que risquons-nous ? Ils ne nous prendront pas vivants ! dit M. de Saint-Paer.

— Nous, c’est vrai ; mais sommes-nous seuls ? murmura M. de la Guerche.

Et il tourna les yeux du côté de la maison où Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan s’étaient retirées. — Ah ! diable ! fit M. de Voiras.

— Il y a peut-être encore moyen de tenir en échec l’ennemi, poursuivit Magnus ; en entassant des broussailles autour de ces toits de chaume et de ces murailles en bois, on allumerait aisément le village tout entier ; la cavalerie de Jean de Werth et Jean de Werth lui-même ne franchiraient pas cette fournaise, et à la faveur de l’incendie, on pourrait battre en retraite.

— Bonne idée ! s’écria M. de Collonges.

— Mais il y a plus de cent familles dans de village… Combien de femmes et d’enfants seraient demain sans asile et sans pain !

On se tut autour de Magnus ; chacun comprenait que l’escadron se trouvait dans la plus difficile occurrence qu’il eût encore traversée.

M. de Collonges étendit son manteau sur une botte de paille et se coucha.

— À demain les affaires sérieuses ! je dors ! dit-il.

Carquefou, qui ne perdait jamais un mot de ce que disait Magnus, ne dormait que d’un œil. Il n’éprouvait pas pour l’incendie la répugnance que manifestait son vieux compagnon, étant de cette opinion que les circonstances graves demandent des remèdes héroïques.

— Ma foi, se disait-il, si une étincelle met le feu à une baraque par hasard, on ne me pendra pas !

Mais encore fallait-il savoir si la route qui traversait la forêt était libre.

Tourmenté par cette réflexion, Carquefou se leva avant la fin du jour, comme un fauve qui va à la curée, et se glissa hors du village par le côté opposé à celui où l’attaque avait eu lieu ; de grandes masses de sapins s’y voyaient ; quittant la route, il suivit la lisière du bois, dans l’épaisseur duquel on distinguait à peine quelques sentiers de bûcherons ; un homme à cheval aurait eu grand-peine à y passer. À un quart d’heure à peu près de la dernière maison du village, il aperçut un feu qui flambait au milieu du chemin. Carquefou se coucha à plat ventre et rampa sur la bruyère ; deux autres feux brûlaient sur les côtés de la route, l’un à droite, l’autre à gauche. Des ombres passaient devant les flammes d’un pas méthodique ; il lui semblait que ces ombres avaient des fusils sur l’épaule.

« Eh ! eh ! voici que ça se gâte ! » pensa Carquefou.

Il rampa un peu plus loin, et, levant la tête du milieu d’un buisson dont il écarta silencieusement les branches, il compta une vingtaine de feux dispersés le long de la forêt. Des sentinelles veillaient autour de ces feux. Bientôt le pas lent et régulier d’une troupe en marche frappa son oreille ; il s’étendit sous les branches basses du buisson, retint son souffle et attendit.

Une patrouille d’infanterie commandée par un sergent passa près de lui.

Carquefou compta douze hommes portant le mousquet.

« J’aurais bien pu en démolir deux ou trois, pensa-t-il ; mais après ?… j’imagine que les autres m’auraient un peu cassé. »

Le résultat de cette réflexion fut qu’il montra ses talons aux Impériaux et regagna le village sans bruit.

— De la cavalerie en tête et de l’infanterie en queue, c’est complet ! murmurait l’honnête Carquefou, tout en marchant.

Il rencontra Magnus, qui faisait une ronde.

— Soyons humains, lui dit-il, l’incendie serait inutile.

Et il lui fit part de ce qu’il avait vu.

— M. de la Guerche parlait hier de la Providence, ajouta-t-il ; qu’elle serait la bienvenue, si elle arrivait sous la forme d’un bon régiment suédois ! Deux ou trois coups de feu suivis d’une violente décharge les interrompirent.

— Voici que Jean de Werth a envie de causer ! dit Magnus.

— Causons donc ! soupira Carquefou.

Mais, tandis que M. de la Guerche courait vers le point menacé, Magnus prit à part M. de Chaufontaine et lui raconta ce que Carquefou venait de lui apprendre.

— Il faut nous diviser en deux bandes ; tout à l’heure, vous aurez fort à faire du côté de la forêt ; si nous ne pensions qu’aux cavaliers de Jean de Werth, ses fantassins nous auraient bientôt enfumés comme des rats !

M. de Voiras et M. de Saint-Paer suivirent Renaud, M. de Collonges s’attacha à M. de la Guerche ; une poignée de trente dragons fut laissée sous les ordres de M. d’Arrandes pour se porter rapidement vers le point le plus menacé, et la fusillade éclata de toutes parts.

La population du village, épouvantée, se porta sous les voûtes d’une pauvre chapelle ; Adrienne et Diane tombèrent à genoux sur le seuil de leur maison.

À mesure qu’elles élevaient leurs voix vers Dieu, les balles pétillaient sur les toits et rebondissaient contre les murailles ; c’était comme une grêle un jour d’orage ; le roulement ne s’arrêtait pas ; quelquefois de grands cris en interrompaient le sinistre retentissement : ils annonçaient qu’un coup heureux avait été frappé tantôt par l’un, tantôt par l’autre des deux partis ; un nuage de fumée s’étendait sur le village entier.

La plupart des cavaliers de Jean de Werth avaient mis pied à terre et s’efforçaient de pénétrer à travers les brèches qu’ils essayaient d’ouvrir dans les abatis. Les haches, les crocs, les pieux, tout leur était bon pour vaincre ces obstacles, semblables à de gigantesques chevaux de frise ; mais les dragons, embusqués dans tous les coins, renversaient les assaillants à mesure qu’ils se présentaient ; abrités derrière des troncs d’arbres et des pans de murailles, les Français souffraient médiocrement du feu de l’ennemi et ne perdaient pas un de leurs coups. Quelquefois ils laissaient arriver jusqu’aux premières maisons du village un petit corps de soldats impériaux, puis ils fondaient de toutes parts sur leurs adversaires, qui se croyaient déjà sûrs de la victoire, et n’en laissaient pas sortir un seul.

Mais rien ne diminuait l’ardeur des Impériaux, ramenés au combat par Jean de Werth, qu’on voyait partout à cheval, l’épée au poing, la cuirasse sur le dos.

Tandis que M. de la Guerche maintenait sa position, Renaud soutenait, à l’autre extrémité du village, l’assaut des fantassins.

De ce côté-là, on n’avait pas eu le temps d’abattre des arbres, mais une petite rivière encaissée qu’on traversait sur un pont de bois protégeait les abords du village. Tous les efforts de l’attaque, comme ceux de la résistance, étaient concentrés autour de ce pont. Une pluie de balles n’empêchait pas les lansquenets et les mousquetaires d’en franchir parfois l’arche unique au pas de course ; mais aussitôt qu’ils se montraient sur la rive opposée, Renaud fondait sur eux, et, soutenu par M. de Voiras et M. de Saint-Paer, il les rejetait dans la rivière, où quelques-uns des vaincus se noyaient.

Au retour de ces charges, Carquefou essuyait Frissonnante.

— Il y a le feu pour les uns, et l’eau pour les autres, disait-il ; c’est une affaire de goût.

Vers midi, un parlementaire précédé d’un trompette qui portait un drapeau blanc, se présenta du côté où Jean de Werth commandait en personne. Le feu cessa de part et d’ autre, et M. de la Guerche reçut le parlementaire, auquel Magnus avait déjà bandé les yeux.

— Parlez, monsieur, lui dit Armand-Louis quand on l’eut introduit dans la salle basse d’une maison voisine.

— Je vous suis envoyé par M. le baron Jean de Werth, général des troupes de Son Altesse l’électeur de Bavière, mon maître, pour faire cesser une résistance désormais inutile et traiter des conditions qui peuvent arrêter l’effusion du sang.

— S’il en est ainsi, monsieur, permettez-moi de faire prévenir mes compagnons d’armes… Rien de ce qui va se passer ici ne doit leur être caché.

Armand-Louis adressa quelques mots à Magnus, qui sortit ; puis, se tournant vers l’envoyé de Jean de Werth :

— Vous paraissez surpris, monsieur, poursuivit-il, que j’appelle à cet entretien tous ceux que vous venez de combattre ?

— Tous ceux dont j’ai pu admirer la valeur, répondit galamment l’officier ; mais, je vous l’avoue, je ne pensais pas que la présence de tant de dragons fût nécessaire à nos délibérations. Je croyais parler à leur chef.

— Je marche à leur tête, en effet ; leur libre choix, confirmé par une commission signée du roi Gustave-Adolphe, m’y a porté, mais je suis moins leur chef encore que leur ami. Ils m’obéiraient sans hésiter si je commandais, mais je tiens à honneur de les consulter.

Renaud, M. de Voiras, M. de Saint-Paer, M. de Collonges, M. d’Arrandes, et une foule d’autres gentilshommes entrèrent précédés par Magnus, et se rangèrent autour d’Armand-Louis.

— Messieurs, leur dit celui-ci, voici monsieur qui m’est envoyé par notre voisin, le baron Jean de Werth, pour traiter des conditions de la capitulation. — N’avons-nous donc plus que la poignée de nos épées ? Manquons-nous de poudre et de balles ? s’écria Renaud.

— Je vous jure, monsieur, que nous sommes pour la plupart en vie, tâtez-nous, ajouta M. de Collonges.

L’officier salua d’un air de courtoisie.

— Et c’est précisément pour éviter à Vos Seigneuries la peine de mourir, que le baron Jean de Werth m’a dépêché vers vous, reprit-il ; les conditions sont telles, que vous pouvez les accepter sans déshonneur.

— Il ne faut pas non plus que vous vous soyez dérangé pour rien, répondit M. de Chaufontaine. Nous vous écoutons, monsieur.

— Aussitôt le village rendu et les abords occupés par les nôtres, vous aurez toute liberté de vous retirer où bon vous semblera.

— Sans payer de rançon et avec le droit de retourner au camp du roi de Suède ? demanda Renaud.

— Toutes les routes vous seront ouvertes, et vous ne payerez aucune rançon.

— Continuez, monsieur.

— Les honneurs de la guerre vous seront rendus, et vous conserverez vos armes et vos chevaux.

— Les drapeaux aussi ?

— Les drapeaux pareillement.

— Eh ! eh ! voici qui ressemble furieusement à un conte de fée ! s’écria M. de Collonges.

— Si j’en crois mes oreilles, nous n’avons donc plus qu’à nous en aller chez nous, trompette sonnant ? dit M. de Saint-Paer. Que ne parliez-vous plus tôt ?… Voilà trois ou quatre jours que nous ne demandons pas autre chose.

— N’y aurait-il pas, par hasard, une dernière petite condition dont vous ne dites rien encore ? demanda Renaud.

— C’est vrai, messieurs, il en est une dernière qu’il me reste à vous faire connaître ; mais songez bien, avant de la refuser, que toute issue vous est fermée.

— Voilà un petit avis qui ne nous promet rien de bon, murmura M. de Collonges.

— Vous avez avec vous deux personnes de qualité, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan…

« Nous y voici », pensa M. de la Guerche.

— Elles seront remises à Son Excellence le baron Jean de Werth, qui les conduira au duc de Friedland, auquel, vous ne l’ignorez pas, elles ont été enlevées par la violence.

— En somme, vous nous proposez de livrer deux femmes qui n’ont que nous pour amis et pour protecteurs ? dit M. de Saint-Paer avec une nuance de dédain.

— Si brillant que soit le sort que les amis dont vous parlez leur réservent, continua le parlementaire, celui qui les attend à la cour de Munich et de Vienne est tel, qu’elles n’auront rien à regretter.

— Et vous appelez cela des conditions qu’on peut accepter sans se déshonorer ? Vendre des pauvres femmes ! s’écria M. de Collonges.

— Bien ! dit Renaud, qui lui serra la main.

La colère faisait monter un flot de sang au visage de M. de Chaufontaine ; il allait parler, lorsque M. de la Guerche l’arrêta d’un geste, et, se tournant vers l’officier bavarois, lui annonça que la conférence était terminée.

— Nous avons à délibérer, lui dit-il, veuillez vous retirer ; avant un quart d’heure, vous aurez notre réponse.

— Délibérer ! s’écria M. de Saint-Paer lorsque les dragons furent seuls. Délibérer !… et à quoi bon ?

— Parce qu’il s’agit d’une chose qui nous est personnelle à M. de Chaufontaine et à moi, répliqua M. de la Guerche, et que je me tiendrais pour déshonoré si je ne vous faisais pas connaître les conséquences de la résolution à laquelle vous pousse votre magnanimité. Là-dessus, M. de Chaufontaine pense comme moi.

— Certainement, dit Renaud.

— Nous sommes cernés de toutes parts, poursuivit Armand-Louis, une force supérieure nous enveloppe, sans cesse accrue par de nouveaux renforts, tandis que le fer et le plomb déciment nos rangs. Si vous repoussez les offres de Jean de Werth un jour nous serons forcés dans nos retranchements. Vous savez alors ce qui nous attend.

— La mort, n’est-ce pas ? dit M. de Saint-Paer.

— Est-ce bien là une chose qui puisse nous épouvanter ? s’écria M. de Voiras.

— Mourir l’épée au poing, n’est-ce pas la meilleure fin qu’un gentilhomme puisse ambitionner ? ajouta M. de Collonges.

— Et puis, qui sait ! poursuivit M. d’Arrandes ; combien de condamnés à mort qui vivent longtemps !

— Il ne faut pas dire : « Qui sait ! » reprit M. de la Guerche avec force ; un homme est parmi nous dès longtemps habitué à la guerre et qu’aucun péril n’étonne. Approche, Magnus, et dis-nous ce que tu penses de notre position. Crois-tu que le courage le plus tenace puisse dans quelque entreprise désespérée, nous faire trouver le salut ?

— Non, répondit Magnus d’une voix grave. Je parle à des soldats, ils sauront entendre la vérité. La main de Dieu seule peut nous tirer d’ici. Faites donc le sacrifice de votre vie si vous voulez persévérer jusqu’au bout dans la résistance. Au moment de la dernière heure, vous pourrez tous vous réunir en colonne serrée, abandonner les blessés à la clémence du vainqueur et vous jeter sur l’ennemi. C’est la chance suprême que le sort des batailles réserve aux gens de cœur. Bien peu d’entre vous raconteront les épisodes de cette sanglante mêlée à leurs neveux. Mais en dehors de là, il n’y a rien.

— Vous l’entendez, messieurs ! reprit M. de la Guerche ; la mort est partout, vous pouvez la conjurer.

— Mais vous ? s’écria M. de Collonges.

— Oh ! M. de Chaufontaine et moi, dit Armand-Louis, qui saisit la main de Renaud, nous sommes liés par un serment que tout notre sang versé ne saurait racheter. Nous reviendrons avec Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, ou nous ne reviendrons pas.

— Alors, monsieur le comte, n’insistez plus. Votre sort sera le nôtre, dit M. de Collonges. Je crois être l’interprète de tous mes compagnons d’armes en vous parlant ainsi. Quand nous sommes partis pour Drachenfeld, vous ne nous avez rien dissimulé des dangers de la route. L’heure des vrais périls a sonné, nous les subirons tous.

— Oui, oui ! tous ! s’écria-t-on de toutes parts.

— Ainsi, messieurs, ces propositions de Jean de Werth, qui vous offre la liberté et la vie, vous n’en voulez pas ?

— Non ! non !

Armand-Louis se tourna vers Magnus :

— Va, et que l’envoyé de Jean de Werth soit reconduit ici, dit-il.

Quand l’officier bavarois reparut, tous les huguenots, pressés autour de M. de la Guerche, lui serraient les mains et l’embrassaient. Un enthousiasme chevaleresque enflammait leur visage.

— La délibération est close, monsieur, dit Armand-Louis ; je vous avais promis que notre réponse vous serait remise avant un quart d’heure, la voici : allez dire à Jean de Werth que nous combattrons aussi longtemps qu’il y aura une goutte de sang dans nos veines.

L’officier promena ses regards sur l’assemblée. — C’est une folie sublime, dit-il ; je vous admire. Si la Suède compte beaucoup de soldats tels que vous, elle ne sera jamais vaincue !

L’aspect des hommes qui l’entouraient lui faisait bien comprendre qu’il était inutile d’insister. Il se laissa bander les yeux par Magnus et ramener hors du village, où le trompette qui tenait le drapeau blanc l’attendait.

— Nous, messieurs, à nos postes ! dit Armand-Louis, et que ceux qui se séparent s’embrassent ; peut-être ne se reverront-ils plus.

Tous les fronts se découvrirent, et ces vaillants soldats échangèrent une accolade silencieuse.

— À présent, nous sommes prêts ! s’écria M. de Collonges, qui, pâle d’une émotion généreuse, tira le premier son épée.

Un moment après, la fusillade éclatait aux deux extrémités du village.