Envers et contre tous/5

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Michel Lévy frères (p. 42-51).


V PRIS AU PIÈGE

Le nom du comte de Tilly, jeté dans ce débat, avait une signification qui ne pouvait échapper à M. de Pappenheim. Il faisait en quelque sorte du général en chef de l’armée l’arbitre de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan. Informé de ce qui venait de se passer, et Jean de Werth ne manquerait pas de l’en instruire, le comte de Tilly ferait valoir son autorité absolue, et M. de Pappenheim prévoyait déjà qu’il ne serait plus libre d’agir comme il l’aurait voulu. Sa première pensée avait été de payer la dette de reconnaissance qu’il avait contractée envers M. de la Guerche, et de lui rendre Mlle de Souvigny avec la liberté. C’était le plus noble moyen de montrer à ce gentilhomme qu’il comprenait comme lui les fières actions et qu’il pouvait l’égaler dans la pratique des héroïques dévouements. Mais Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan lui appartenaient-elles encore, à présent que le nom de Sa Majesté l’empereur Ferdinand avait été prononcé ?

Ainsi qu’il le supposait, Jean de Werth n’avait pas perdu une heure pour se transporter auprès du comte de Tilly et lui rendre compte du fait dont il avait été le témoin. L’avidité du terrible général ne connaissait point de bornes ; excité par les richesses que de longues guerres accompagnées de longues rapines lui avaient permis d’amasser, il cherchait sans cesse le moyen d’en augmenter le nombre. Or, en lui nommant les deux prisonnières que la fortune amenait dans le camp impérial, Jean de Werth ne négligea pas de rappeler au comte de Tilly qu’elles tenaient par les liens du sang à l’un des grands seigneurs les plus opulents de la Suède. Si les lois de la guerre les donnaient à l’un de ses lieutenants, une part de la rançon qu’on devait exiger d’elles ne revenait-elle pas de droit au généralissime de l’armée ?

— De plus, ajouta Jean de Werth, vous n’ignorez pas que, par sa naissance, Mlle de Pardaillan, comtesse de Mummelsberg du chef de sa mère, est tout autant bohémienne que suédoise et sujette par ce fait de Sa Majesté l’empereur notre maître. Elle a en Autriche de grands biens placés sous séquestre… Une part peut en revenir à celui qui la conduira aux pieds de son légitime souverain.

L’éclair de la convoitise s’alluma dans les yeux féroces du comte de Tilly.

« Maintenant, pensa Jean de Werth, Adrienne sera toujours à portée de ma griffe. »

Peu d’instants après cet entretien, un officier dépêché par le comte de Tilly informa M. de Pappenheim que le général en chef l’attendait dans ce même palais que M. de Falkenberg avait occupé le matin même, et où, la veille encore, tant de réjouissances avaient été célébrées. Le comte de Pappenheim revêtit son costume de guerre.

— Ne quittez pas cette maison, dit-il à M. de la Guerche, ni vous, ni aucun de vos amis… Cette maison est à moi… La ville est à M. de Tilly.

Il fit ranger devant la porte, où son nom avait été écrit avec un morceau de craie, un peloton de ses cuirassiers, leur donna ordre de ne laisser entrer personne, sous quelque prétexte que ce fût, et se rendit chez le vainqueur de Magdebourg.

Le nom de Mlle de Souvigny et celui de Mlle de Pardaillan ne tardèrent pas à être prononcés.

« Je m’y attendais », pensa M. de Pappenheim, qui regarda Jean de Werth.

Jean de Werth se caressait les moustaches.

— C’est une capture importante, poursuivit le comte de Tilly ; l’une de ces jeunes filles a de grands biens qui permettront à son tuteur de ne pas compter ; l’autre tient par l’origine à une des familles les plus considérables de l’Allemagne. Son obstination à persévérer dans l’hérésie, ou peut-être aussi quelque arrangement, peut faire passer dans le domaine de la couronne les terres qu’elle possède du chef de sa mère. En outre, Mlle de Pardaillan est l’unique héritière d’un gentilhomme qui non seulement passe pour avoir d’immenses richesses, mais qui est encore le conseiller et le confident de notre implacable ennemi. Je les réclame donc au nom de mon souverain ; captives, elles peuvent servir utilement à notre cause.

— Quand il les saura entre nos mains, M. de Pardaillan viendra certainement lui-même au camp impérial pour traiter de leur rançon, dit Jean de Werth.

— Qui sait même, reprit le comte de Tilly, si l’espoir de les délivrer plus vite et sans bourse délier ne lui fera pas trahir les secrets de son maître ?… Menacé dans ce qu’il a de plus cher, pourquoi ne nous ferait-il pas connaître les plans de campagne de Gustave-Adolphe ?

— M. de Pardaillan est un homme de guerre, se hâta de répondre M. de Pappenheim ; il ne fera jamais ce que vous ne feriez pas vous-même, eussiez-vous dix épées nues tournées contre votre poitrine. — Alors il fouillera au plus profond de ses coffres et les videra pour ramener sa fille et sa pupille en Suède. À défaut de révélations, dont les armées victorieuses de Sa Majesté peuvent se passer, l’empereur Ferdinand, notre maître, aura de l’or pour en solder une partie de ses fidèles soldats.

— De l’or !… s’écria le comte de Pappenheim, qui regarda bien en face le vieux général, il y en avait suffisamment dans Magdebourg pour entretenir une armée nombreuse pendant trois mois… Cet or, qu’est-il devenu ?

Les yeux profonds de M. de Tilly se remplirent d’éclairs ; mais, sans répondre directement à la question d’un capitaine dont il connaissait la violence et la popularité dans l’armée :

— Le courrier qui porte à Munich et à Vienne la nouvelle de la prise de Magdebourg, dit-il, contient les noms de Mlle de Souvigny et de Mlle de Pardaillan parmi ceux des principaux prisonniers.

— Je ne doute pas, poursuivit Jean de Werth, que l’empereur ne s’empresse de les appeler à sa Cour. Elles y brilleront par leur beauté, comme on voyait autrefois à la cour d’Alexandre de Macédoine les filles des princes de l’Orient.

L’empereur Ferdinand prévenu, il devenait impossible au comte de Pappenheim d’exécuter le généreux projet qu’il avait conçu. Le coup partait d’une main habile.

— Si l’empereur mon maître les mande auprès de sa personne, je servirai moi-même de guide et de protecteur à Mlle de Pardaillan et à Mlle de Souvigny, répondit le grand-maréchal.

— Elles ne sauraient être en meilleures mains ! s’écria Jean de Werth ; je doute seulement que Sa Majesté l’empereur Ferdinand consente à se priver des services d’un chef qui sait enchaîner la victoire à son épée.

— Oh ! la Bavière fournit des capitaines qui sauront me remplacer !

Jean de Werth sourit et n’insista pas. Il ne désespérait pas de trouver un moyen efficace pour forcer le maréchal de l’empire à s’éloigner de ses prisonnières. L’important pour lui était qu’elles ne fussent pas renvoyées au camp de Gustave-Adolphe immédiatement.

— Vous avez aussi, m’a-t-on dit, deux gentilshommes français dans vos mains ? reprit M. de Tilly.

— M. le comte de la Guerche et M. le marquis de Chaufontaine, ajouta Jean de Werth.

— C’est vrai.

— La bonne aubaine !… ajouta Jean de Werth d’un air négligent. Deux ennemis acharnés de la cause impériale… Ils ne paraîtront pas à la Cour, ceux-là ; un bon logement bien clos dans une prison d’État leur suffira.

— Vous oubliez, je crois, que ces deux gentilshommes m’ont remis leur épée, répliqua M. de Pappenheim, qui se releva fièrement.

— Ah ! je comprends, poursuivit Jean de Werth, votre intention est peut-être de leur rendre la liberté… C’est de la chevalerie…

— Comme vous l’avez pratiquée vous-même un jour, si j’ai bonne mémoire, quand vous avez rendu la liberté à M. de Pardaillan à la bataille de Lutter, répondit M. de Pappenheim.

Jean de Werth se mordit les lèvres. L’argument était de ceux auxquels on ne répond pas.

— Çà, messieurs, ne suis-je rien ici ?… s’écria le comte de Tilly. Je croyais que les ruines fumantes qui nous entourent disaient assez qui commande à Magdebourg ! — Si vous êtes le général en chef de l’armée, je crois être le maréchal héréditaire de l’empire… Ce que j’ai pris, nul n’y touche.

— Monsieur le comte… savez-vous bien qui vous parle ?

— Monsieur le comte de Tilly, vous parlez au comte de Pappenheim, voilà ce que je sais !

Les deux chefs se regardaient comme au désert deux lions qui viennent boire à la même source : l’un avec toute la hauteur du commandement dont il était revêtu, l’autre avec toute l’arrogance de la race dont il sortait ; la même pâleur couvrait leur front. Poussé à bout, le comte de Pappenheim pouvait s’éloigner, et toute l’armée ne l’aurait point arrêté, marchant à la tête de ses cuirassiers ; peut-être même une bonne partie l’aurait-elle suivi, et l’on s’exposait à tout perdre pour avoir tout exigé.

— Eh ! messieurs, s’écria Jean de Werth, que nous fait la vie de deux capitaines dont la rançon ne serait pas payée dix écus d’or ! Il est bon, au contraire, que nos ennemis sachent quel mépris nous faisons de leur épée ! Ils diront aux Suédois quel sort l’armée que commande M. le comte de Tilly réserve à quiconque lui résiste ! Ce surnom d’invincible qu’elle a mérité si longtemps, ce nom que dix victoires ont consacré, ils sauront qu’elle le mérite encore !

Ces éloges, adroitement prodigués, dissipèrent la colère du général. Un sourire amer plissa ses traits.

— Jean de Werth a raison, dit-il ; que monsieur le maréchal de l’empire fasse donc ce qui lui plaira des deux aventuriers que le hasard a mis en son pouvoir.

La conférence était terminée ; le comte de Pappenheim regagna lentement la maison devant laquelle veillait une garde de cuirassiers. Il venait de braver en face un homme qui ne pardonnait pas facilement, et il connaissait suffisamment Jean de Werth pour être assuré qu’il ne renoncerait pas à ses projets, s’il les avait ajournés. Il fallait donc mettre M. de la Guerche et M. de Chaufontaine à l’abri de toute entreprise hostile.

L’air de son visage, quand il pénétra dans l’appartement occupé par les gentilshommes, leur fit comprendre que quelque chose de nouveau s’était passé. Adrienne et Diane se pressèrent l’une contre l’autre, comme deux colombes à l’approche d’un vautour.

— Vous savez de chez qui je sors ? dit M. de Pappenheim. Rien n’est perdu, mais il faut vous séparer.

— Nous séparer ? répéta Adrienne.

— Le nom de quelqu’un contre lequel je ne peux rien, un nom auguste, a été prononcé. Mlle de Souvigny est prisonnière de Sa Majesté l’empereur d’Allemagne. Mlle de Pardaillan l’est aussi.

Le saisissement ne permit pas à Mlle de Souvigny de répondre. M. de Pappenheim profita de ce silence pour leur raconter ce qui s’était passé chez M. de Tilly. En apprenant que leurs compagnes allaient être envoyées à Munich ou à Vienne, Armand-Louis et Renaud bondirent comme deux panthères dont les flancs viennent d’être piqués par des flèches.

— Prisonnières toutes deux ! Et nous ? dirent-ils.

— Vous, messieurs, vous êtes libres.

— C’est une trahison ! s’écria Renaud.

— Voilà, monsieur, un mot que vous n’auriez pas impunément prononcé si vous n’étiez pas mon hôte, répliqua le maréchal, qui pâlit légèrement. J’ai fait tout ce qui était humainement possible pour vous sauver ; mais je ne suis pas le maître, je ne m’appelle pas non plus Ferdinand de Habsbourg. Devant ce nom, les têtes les plus hautes s’inclinent. Rassurez-vous, cependant : Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan sont sous ma garde.

— Et vous en répondez sur votre vie, sur votre honneur ! s’écria M. de la Guerche.

— Il n’est nul besoin qu’on me le rappelle, monsieur le comte. Vous, cependant, messieurs, partez.

— Déjà ? dit Armand-Louis, qui s’était rapproché d’Adrienne.

— Le plus tôt sera le mieux.

— Que craignez-vous ? demanda Mlle de Souvigny.

— Je ne crains rien et je redoute tout. Sais-je ce que le général qui commande à Magdebourg décidera cette nuit ? Il y a près de lui un homme qui vous hait ; il sera peut-être fertile en mauvais conseils.

— Oh ! partez ! partez vite ! reprit Adrienne.

M. de la Guerche se leva.

— Expliquons-nous bien, dit-il d’une voix brève : nous avons pour nous M. le comte de Pappenheim… est-ce vrai ?

— Oui, répondit le comte.

— Nous sommes sous votre toit, et je vois là des cuirassiers qui, sur un signe de leur général, se feraient tuer tous pour défendre cette maison ?

— Tous.

— Mais nous avons contre nous le comte de Tilly, Jean de Werth et une armée.

— C’est-à-dire la force, la ruse et la colère.

— Or, si nous écoutions vos conseils, nous partirions cette nuit ?

— Dans une heure.

— Et nous pousserions tout droit vers les avant-postes suédois ?

— Sans regarder en arrière. Adrienne et Diane sentirent un frisson courir sur leur épiderme. Armand-Louis et Renaud firent un mouvement.

— Ah ! je vous comprends, dit le grand maréchal de l’empire. Vous avez mille choses à vous dire, mille confidences à échanger… peut-être même à prendre vos mesures pour une délivrance que tous vos vœux appellent.

— Et que nous obtiendrons avec l’aide de Dieu et le secours de nos épées, c’est vrai ! s’écria Renaud.

— Restez donc… Je vous donne une nuit ; c’est une imprudence, mais cette imprudence me permettra peut-être de mieux assurer votre retraite. Je ne lutterai pas, d’ailleurs, contre les conseils de l’amour. Je sais par expérience combien de folies il inspire. Heureux encore lorsque ce ne sont que des folies !

Cette allusion aux incidents qui avaient marqué leur rencontre à la Grande-Fortelle fit passer un voile de pourpre sur le visage de Mlle de Souvigny. M. de la Guerche y vit la preuve que M. de Pappenheim n’était plus l’homme qu’il avait connu autrefois, et il lui tendit la main par un mouvement spontané.

Entraîné par ce mouvement, Renaud s’approcha du grand maréchal.

— Deux femmes sont entre vos mains, dit-il, une bonne résolution, un élan du cœur les rendrait libres… N’êtes-vous pas d’un nom à braver la colère du comte de Tilly, d’un rang à forcer même l’empereur, votre maître, au respect ?… Dites un mot, et ces deux femmes vous béniront !

Sans répondre, M. de Pappenheim ouvrit violemment la fenêtre.

— Regardez, dit-il.

Et les deux jeunes gens, derrière lesquels se groupaient Adrienne et Diane, virent, aux clartés des feux, un rideau noir de soldats d’où sortaient les éclairs des piques et des mousquets.

— Là sont les bandes wallonnes, là les compagnies bavaroises, reprit le grand maréchal. Oh ! Jean de Werth a bien pris toutes ses mesures… Voulez-vous d’une bataille où tous les quatre vous pouvez perdre la vie ?

— Nous, ce n’est rien, mais elles ! dit Armand-Louis.

Le grand maréchal repoussa la fenêtre.

— Je n’eusse pas attendu votre prière si j’avais cru la chose possible… reprit-il. Mais où commande le comte Tilly, où veille Jean de Werth, un tigre et un loup, messieurs, il faut mettre son espoir en Dieu ! Aujourd’hui est à eux, demain sera peut-être à nous.