Envers et contre tous/6

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Michel Lévy frères (p. 52-60).

VI

BADINAGES AUTOUR D’UN PÂTÉ Tandis que ces choses se passaient dans un coin de Magdebourg, un moine, qui appartenait à l’ordre des capucins, rôdait autour de la maison où les fourriers de l’armée avaient marqué le logement de Jean de Werth. C’était un homme long comme un échalas, maigre comme la patte d’un lièvre, sec comme un bout de ficelle, pâle comme un linceul. Ses yeux mobiles ne perdaient rien de ce qui se faisait autour de lui ; toujours en mouvement, sombres, avec des éclairs rapides, ils avaient quelque chose d’inquiet, de farouche et de félin, qui rappelait les yeux des bêtes fauves. Quelquefois le moine oubliait de répondre au salut obséquieux des soldats chargés de butin qui lui demandaient sa bénédiction ; d’autres fois, il leur envoyait un signe de croix jeté négligemment de la main droite, et un sourire où l’on sentait la convoitise beaucoup plus que l’humilité. Jamais il ne s’éloignait de la maison, devant laquelle allait et venait une sentinelle bavaroise.

La nuit venait, les bruits se taisaient ; quelques maisons, qui flambaient encore, projetaient une lueur rouge sur le ciel assombri. On entendit alors, dans la rue voisine, le pas de quelques hommes dont les lourdes bottes frappaient le sol à coups pressés. Bientôt l’ombre du capucin se dessina sur le mur d’un bâtiment que les reflets de l’incendie éclairaient ; il se penchait en avant pour mieux voir.

— C’est lui ! murmura-t-il ; jouons serré, et une heure peut me rendre ce que la fortune m’a fait perdre !

Jean de Werth arrivait en ce moment devant la maison ; le capucin l’aborda, et, croisant les bras sur sa poitrine, il s’inclina d’un air de componction.

— Monseigneur Jean de Werth daignera-t-il perdre cinq minutes de son temps précieux pour écouter un humble serviteur de l’Église ? dit-il.

— Tout de suite ? demanda le Bavarois.

— Tout de suite, si cela plaît à Votre Seigneurie.

Et plus bas, il ajouta :

— Il s’agit d’une personne que l’enfer réclame et que monseigneur Jean de Werth honore d’une haine particulière : j’ai nommé M. de la Guerche.

Jean de Werth enveloppa le moine d’un regard perçant.

— Un pâté de venaison, flanqué de quatre bouteilles dérobées aux renégats de Magdebourg, vous ferait-il peur, mon Père ? reprit-il.

— Bien que mon habit m’ait fait rompre tout commerce avec les sensualités de ce monde, pour le service de la cause que nous défendons, vous par l’épée, moi par la parole, je me soumettrai à l’épreuve du pâté.

— Et à la tentation des bouteilles ?

— Oui, monseigneur.

— Alors, suivez-moi, nous causerons en soupant.

Le moine s’inclina jusqu’à terre et pénétra à la suite de Jean de Werth dans une salle basse que les Croates et l’incendie avaient respectée. Une table robuste, en bois de chêne, supportait sans faiblir le poids respectable d’un pâté qu’entourait modestement un assortiment complet de saucisses, de boudins et d’andouilles, d’où s’échappait une vapeur épicée. Quatre longues bouteilles, au col mince, décoraient les quatre angles de la table.

Jean de Werth sourit.

— Allons ! dit-il, Magdebourg a du bon.

Puis montrant un siège au capucin, qui se signait dévotement :

— Buvez et mangez, reprit-il.

Le moine leva les yeux vers le ciel.

— Ah ! dit-il d’une voix attendrie, quand on a travaillé tout le jour à la vigne du Seigneur, il est doux, aux approches du soir, de reconnaître que les modestes efforts d’un serviteur indigne de l’Église n’ont pas été désagréables à la Providence !

Ayant ainsi parlé, il releva les larges manches de sa robe de bure et attaqua vigoureusement le pâté, sans négliger les andouilles, qu’il arrosa d’une forte rasade de vin du Rhin.

— Monseigneur, dit-il alors en soupirant, la parole des Pères de l’Église nous enseigne le pardon des offenses ; mais, lorsqu’on a affaire à un pécheur endurci et trop enfoncé dans les ténèbres de l’hérésie, la sainte inquisition, que je vénère, livre le misérable qui persévère dans l’erreur, à la sévérité du bras séculier.

— La sainte inquisition ne se trompe jamais, répondit Jean de Werth, qui venait de pratiquer une brèche énorme dans les flancs du pâté.

— Il m’est donc venu à la pensée qu’il ne fallait accorder ni pitié ni miséricorde à ce parpaillot maudit qui est connu parmi ses frères les hérétiques sous le nom de M. le comte de la Guerche.

— Ni pitié, ni miséricorde, c’est bien cela ; malheureusement, mon Père, vous n’ignorez pas que M. le comte de la Guerche a eu l’art infernal d’intéresser à son sort un puissant dignitaire de l’empire, M. le maréchal comte de Pappenheim.

— Je le sais, monseigneur, je le sais, et je vois en cela l’œuvre du démon ; mais les maléfices de l’esprit des ténèbres ne prévaudront pas contre les armes spirituelles qu’il est de mon devoir d’employer, et nous vaincrons, s’il plaît à Dieu, l’obstination de ce huguenot.

— Le gobelet ?…

Le moine remplit son gobelet d’étain jusqu’au bord et l’avala d’un trait.

— M. le comte de la Guerche, reprit-il d’un air béat, partira certainement sous peu de jours ; il suivra naturellement la route qui, de Magdebourg, conduit par le plus court au camp de ce fils de Sennachérib et de Nabuchodonosor, que les Suédois appellent entre eux Gustave-Adolphe, et cela dans le but malicieux d’y chercher des secours.

— C’est évident, et vous raisonnez, mon Père, avec une lucidité d’esprit qui me charme.

— Or, en donnant aux armes spirituelles, dont je vous parlais tantôt, le secours des armes temporelles, on pourrait facilement mettre M. de la Guerche et son compagnon, M. de Chaufontaine, hors d’état de nuire aux fils bien-aimés de notre sainte Église.

— Hors d’état, dites-vous ?

— Les chemins sont pleins d’embûches ! Le sage ne peut jamais répondre du lendemain !

Le moine acheva de vider la bouteille et la fit sauter lestement par la fenêtre.

« Voilà un capucin qui a la main d’un reître », pensa Jean de Werth.

— Suivez bien mon raisonnement, reprit le moine, dont l’esprit puisait des clartés nouvelles au fond de chaque bouteille qu’il égouttait. Ces mécréants, dont mes lèvres ne sauraient prononcer les noms sans éprouver la sensation d’un fer chaud, partent un matin de Magdebourg l’âme remplie de noirs projets ; ils en méditent la perpétration chemin faisant ; mais Dieu, qui ne permet pas le triomphe des méchants, les fait entrer un soir dans une hôtellerie dont le propriétaire est un saint homme, dévoué aux intérêts éternels de la religion. On excite sa piété par une offrande, et il ouvre la porte de sa maison au bras séculier.

— Sans que le nom et la réputation de personne soient compromis ?

— Monseigneur prend-il cette robe vénérable pour les langes d’un enfant ? Non, non, le bras que voici a mis en pratique bien souvent la devise d’un philosophe dont le nom m’échappe : célérité et discrétion.

— C’est un bras vertueux et prudent.

Le capucin s’inclina et remplit son assiette aux dépens du pâté, qui menaçait ruine.

— J’imagine en outre, poursuivit-il, que Votre Seigneurie a horreur comme moi des violences inutiles et de l’effusion du sang. Ce que nous voulons, c’est moins la mort du pécheur que sa conversion.

— Sans doute.

— Et puis un coup de poignard qui fait passer de vie à trépas ne laisse point aux âmes le temps de se repentir et de se racheter par d’abondantes aumônes. Il faut que le spectacle des misères et des souffrances auxquelles elles vont être condamnées attendrisse ces âmes et les dispose à la pénitence. Ainsi, votre huguenot mort, Mlle de Souvigny persévère dans son entêtement : qu’y gagnez-vous ? Le plaisir du triomphe. C’est quelque chose sans doute, mais ce n’est pas tout. M. de la Guerche, au contraire, enfermé dans quelque cachot profond, et suppliant cette personne obstinée de répondre aux vœux de Votre Seigneurie pour obtenir la délivrance de son corps misérable et soumis à des tortures quotidiennes, voilà le beau ! Et c’est à quoi il faut que nos humbles efforts tendent sans relâche.

Jean de Werth regarda le moine avec admiration. Il lui semblait que cet homme dont il ne connaissait pas le nom dépassait l’infortuné Frantz Kreuss de cent coudées.

— Vous connaissez donc une hôtellerie disposée à vous offrir l’hospitalité au prix d’une offrande pieuse ? reprit-il.

— Je la connais.

— Et votre bras se chargera d’y surprendre M. de la Guerche et de le conduire en un lieu où il aura loisir de se livrer à de longues méditations ?

— M. de la Guerche, et, si vous le permettez, M. de Chaufontaine aussi.

— Je le permets avec plaisir.

— Vous êtes un homme de bien, répliqua le moine.

Puis, d’une voix douce, il appela un laquais et lui commanda d’apporter quatre nouvelles bouteilles auxquelles il lui paraissait convenable d’ajouter le supplément d’un jambon.

— Je ne saurais trop admirer l’excellence de votre estomac et la force de votre appétit, dit Jean de Werth en souriant.

— Ce sont là les privilèges d’une conscience pure, répondit le capucin.

— Maintenant, dites-moi, mon Père, Votre Sainteté se chargerait-elle de cette mission de confiance pour l’amour du prochain seulement ?

— Hélas ! non.

— Ah !

— La dureté des temps est telle, qu’elle m’oblige à solliciter de mes services une récompense moins céleste.

— Je vous écoute, mon Père ; j’ai idée que nous pourrons unir nos efforts pour le bien commun.

— C’est mon désir le plus vif… Je n’ai pas toujours été, monseigneur, un serviteur infime de la sainte Église ; en d’autres temps j’ai porté l’épée… Si l’humilité ne s’y opposait pas, j’ajouterais même que je ne la maniais pas mal.

— Je m’en suis douté en voyant le bras que vous me montriez tout à l’heure.

— Malheureusement le diable me souffla l’esprit de colère : une nuit que nous jouions aux dés avec un écuyer de Son Excellence le duc de Friedland… j’avais perdu… je tuai l’écuyer d’un coup de dague.

— Un mouvement de vivacité, mon Père.

— J’en ai demandé pardon aux saints et aux hommes… Il faudrait maintenant obtenir ma grâce de Son Excellence le duc de Friedland.

— C’est un soin dont je me charge.

— Plus tard, étant en voyage dans le Palatinat, je fis rencontre du trésorier de Son Éminence Monseigneur l’archevêque de Mayence ; nous dînâmes de compagnie sous une treille. Le lendemain on ne trouva plus ni le trésorier ni le trésor. De méchantes gens firent courir le bruit que j’étais pour quelque chose dans ce singulier événement. Il serait à désirer que Son Éminence montrât l’exemple de l’oubli des injures en ordonnant de suspendre toute recherche et de clore la procédure.

— J’écrirai à Monseigneur l’archevêque de Mayence.

— Plus tard encore, me trouvant en Bavière, dans un château où l’on célébrait un mariage, une troupe d’étudiants et de bohémiens enleva la fiancée dans ses habits de noces, chargés de pierreries. Un hasard malheureux m’avait introduit la veille dans cette compagnie de vagabonds, qui s’étaient plu à me revêtir du titre de capitaine. La fiancée retourna au château huit jours après et entra au couvent. Mais, hélas ! on ne put jamais savoir ce qu’étaient devenues les pierreries.

— Ces choses-là s’égarent si facilement !

— La calomnie osa m’accuser ! Il serait opportun d’engager le maître du château, un comte du Saint-Empire, monseigneur, à ne plus penser à cette affaire qui lui rappelle de si tristes souvenirs.

— J’en dirai un mot à l’électeur Maximilien, mon maître, et j’ose croire qu’il fera droit à ma requête.

— J’ai bien encore quelques menues peccadilles sur lesquelles ma conscience ne s’est point endormie ; l’une entre autres a motivé une sentence de mort prononcée par le tribunal ecclésiastique de Trêves ; mais, grâce à l’intervention de mon saint patron, j’ai tué tant de huguenots depuis lors, que le tribunal consentira, j’en suis sûr, à lever ma sentence si quelque âme charitable et puissante plaide ma cause.

— Je serai cette âme, si vous voulez.

— Il ne me reste à présent, monseigneur, qu’à vous présenter humblement une dernière prière. Je n’aurais plus de vœux à adresser au Ciel, si quelqu’un, ayant votre nom et votre crédit, m’attachait à sa personne. La casaque va mieux à ma taille que le froc ; non pas que je dédaigne ce pieux vêtement, mais chacun a ses instincts, et les miens me poussent vers l’habit militaire. Ce qui n’empêche pas que, dans l’occasion, ma tête saura se courber sous un capuchon.

— Parbleu ! mon Père, depuis une heure je pensais que vous étiez seul en état de remplacer un honnête serviteur que j’ai perdu, le bon Frantz ; c’était un homme habile, qui n’avait pas son pareil pour les entreprises hasardeuses. Avide, c’est vrai, mais point scrupuleux. Je le pleure chaque jour. Vous êtes de sa race et de son rang, avec quelque chose de plus qui me séduit.

— Vous me flattez.

— Point. Je dis les choses comme elles sont ; peut-être même avez-vous l’esprit plus inventif, plus fertile en ressources, plus énergique et plus prompt.

— Ainsi, vous consentez ?

— Sans hésiter.

— Et je suis à vous ?

— Dès ce soir.

— Monseigneur, s’écria le moine, qui fit voler par la fenêtre les quatre bouteilles vides, aussi vrai que ce verre fragile se brise en tombant, je jetterai à vos pieds, les poings liés, la corde au cou, ces Français maudits qu’on appelle M. de la Guerche et M. de Chaufontaine ! L’un est à vous, monseigneur, l’autre est à moi.

— Ah ! tu les hais donc aussi, toi ?

— Regardez cette cicatrice qui court sur ma poitrine ! Le poignard de l’un d’eux l’a faite ; fût-elle effacée, je n’oublierai jamais l’homme qui m’a frappé !

— Ton nom, mon brave ?

— Mathéus Orlscopp.

— À l’œuvre donc, Mathéus, et si tu réussis, il n’y aura pas dans toute l’Allemagne de capitaine plus riche ni plus fortuné que toi !