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Ermak

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ERMAK




Sous le règne du tzar Ivan le Terrible, vivaient à Perm, sur la rivière Kama, de riches marchands, les Strogonov.

Il vint à leur connaissance qu’au bord de la rivière Kama, sur un espace de cent quarante verstes, se trouvait une bonne terre : jamais les champs n’y étaient cultivés ; jamais les forêts, toutes noires, n’avaient été taillées. Beaucoup d’animaux vivaient dans les forêts ; le long de la rivière, se trouvaient des lacs très poissonneux, et personne ne vivait sur cette terre que, seuls, les Tatars traversaient à de longs intervalles.

Les Strogonov écrivirent au Tzar :

« Donne-nous cette terre ; nous nous chargeons d’y bâtir, nous-mêmes, des bourgades, de les peupler et de fermer le passage aux Tatars. »

Le Tzar consentit et leur donna cette terre. Les Strogonov envoyèrent leurs commis recruter des gens. Et il leur vint une grande foule de gens sans travail. À tout colon, les Strogonov donnaient de la terre, du bois, du bétail, sans redevance, mais à vie seulement, et à charge, si besoin était, d’aller combattre les Tatars.

Ainsi se peupla cette terre d’une population russe.

Vingt années s’écoulèrent. Les marchands Strogonov étaient devenus encore plus riches. Ces cent quarante verstes de terre ne leur suffisaient plus. Ils voulaient en avoir encore d’autres. À cent verstes environ se dressaient les hautes montagnes de l’Oural, et ils apprirent que derrière celles-ci existait une bonne terre, une terre sans limites. Cette terre appartenait à un prince de Sibérie, Koutchoum. Koutchoum s’était d’abord soumis au Tzar russe ; mais par la suite, il entra en révolte et menaça de ruiner les bourgades des Strogonov.

Et ceux-ci écrivirent encore au Tzar :

« Tu nous as donné une terre ; nous l’avons mise sous ta puissance ; maintenant le prince séditieux, Koutchoum, se révolte contre toi : il veut nous prendre cette terre et nous ruiner, Ordonne-nous d’occuper la terre qui se trouve derrière les monts Ourals ; nous nous emparerons de Koutchoum et de sa terre entière et nous la mettrons sous ta puissance. »

Le Tzar consentit et répondit :

« Si vous en avez la force, emparez-vous de la terre de Koutchoum. Seulement, n’attirez point trop de gens de la Russie. »

Dès que les Strogonov eurent reçu la lettre du Tzar, ils envoyèrent leurs commis recruter d’autres gens ; en outre, ils voulurent s’assurer du concours des Cosaques du Volga et du Don. En ce temps-là, une foule de Cosaques habitaient les rives du Don et du Volga. Ils se réunissaient par bandes de deux cents, trois cents, six cents hommes, élisaient parmi eux un hetman, et, montés sur de grandes barques, arrêtaient, dévalisaient les bateaux, hivernant sur la rive, dans quelque bourgade.

Les commis arrivèrent au Volga et demandèrent :

— Quels sont les plus fameux Cosaques ?

On leur répondit :

— Les Cosaques sont nombreux et ne nous laissent pas un moment de repos. Il y a Michka Tcherkachenine, il y a Sari-Azman… Mais le plus terrible, c’est Ermak Timophéitch, l’hetman. Il commande près de mille hommes ; et non seulement le pauvre monde, mais les marchands eux-mêmes le redoutent, et les troupes du Tzar n’osent point se mesurer à lui.

Les commis s’en furent trouver l’hetman Ermak pour le persuader de se rendre auprès des Strogonov. Ermak les accueillit, écouta leurs propos et promit de venir avec les siens vers le jour de l’Assomption.

Vers l’Assomption, six cents Cosaques, avec l’hetman Ermak Timophéitch, arrivèrent chez les Strogonov. Ils les lâchèrent d’abord sur les Tatars voisins. Les Cosaques les défirent, puis, ne voyant plus rien à faire, ils se répandirent dans la contrée, volant et pillant.

Alors, Strogonov appela Ermak et lui dit :

— Je ne veux plus vous garder chez moi si vous maraudez ainsi.

Ermak répondit :

— Moi-même, j’en suis fort mécontent ; mais tu ne viendras pas à bout de mes gens, ils sont gâtés. Donne-nous de la besogne.

Alors, Strogonov dit :

— Allez donc derrière les monts Ourals, guerroyez contre Koutchoum et prenez sa terre ; le Tzar vous récompensera.

Et il montra à Ermak la lettre du Tzar.

Ermak se réjouit. Il rassembla ses Cosaques et leur dit :

— Vous me faites honte devant le maître, car vous êtes toujours à piller ! Si vous ne vous amendez pas, il vous renverra, et où irez-vous ? Sur le Volga, les troupes du Tzar sont nombreuses, on vous atteindra, et vous aurez à payer pour vos méfaits antérieurs. Mais si vous vous ennuyez, voici de la besogne pour vous.

Et il leur montra la lettre du Tzar, permettant à Strogonov de prendre la terre, derrière les monts Ourals. Les Cosaques discutèrent et décidèrent d’y aller. Ermak se rendit auprès de Strogonov, et, ensemble, ils se mirent à chercher les moyens de mener à bien cette entreprise.

Ils calculèrent ce qu’il fallait de barques, de pain, de bétail, de fusils, de poudre, de plomb, combien il fallait d’interprètes (Tatars prisonniers), combien d’Allemands armés de fusils.

Strogonov pensait :

— « Cela va me coûter cher, mais il faut leur donner tout cela, sinon, ils resteront ici et me ruineront. »

Il consentit donc, puis, ayant réuni tout ce qu’il fallait, il équipa Ermak et ses Cosaques.

Le 1er septembre, les Cosaques, commandés par Ermak, remontèrent la rivière Tchoussovoia sur trente-deux grandes barques, chacune chargée de vingt hommes. Après quatre jours de navigation à rames, sur cette rivière, ils débouchèrent dans la rivière d’Argent. Mais là, il fut impossible de voguer plus loin.

Ils interrogèrent les interprètes et apprirent qu’il leur fallait traverser les montagnes et faire environ deux cents verstes par terre et, qu’ensuite, ils trouveraient d’autres rivières.

Les Cosaques résolurent de s’arrêter à cet endroit. Ils bâtirent une ville, débarquèrent toute la cargaison et abandonnèrent leurs barques. Puis, s’étant construit des chariots, ils y mirent tout ce qu’ils avaient et repartirent, par terre, à travers les montagnes. Partout des forêts et pas un seul habitant. Au bout de dix journées de marche, ils arrivèrent à la rivière Jarovnia.

Là, ils s’arrêtèrent de nouveau quelque temps et se mirent à fabriquer des barques sur lesquelles ils descendirent la rivière. Ils voguèrent cinq jours et arrivèrent dans un site des plus riants ; partout des champs, des lacs, des forêts ; beaucoup de poissons et d’animaux, nullement sauvages.

Ils voguèrent encore un jour et débouchèrent dans la rivière Toura. Là, ils commencèrent à rencontrer du monde : des villages tatars se trouvaient çà et là.

Ermak envoya des Cosaques reconnaître un village, savoir ce qu’il y avait au-delà et s’il y avait beaucoup de monde dans ce village. Vingt hommes débarquèrent. Ils terrifièrent tous les Tatars, prirent le village et s’emparèrent de tous les animaux. Des Tatars furent tués, d’autres furent emmenés vivants.

Ermak fit demander aux Tatars, par les interprètes, qui ils étaient et sous quel prince ils vivaient ? Les Tatars répondirent qu’ils faisaient partie du royaume de Sibérie et que leur roi s’appelait Koutchoum.

Ermak renvoya les Tatars, mais retint près de lui les trois plus intelligents pour lui montrer le chemin.

Les Cosaques voguèrent plus loin. Plus ils avançaient, plus la rivière s’élargissait et plus le pays devenait charmant. Et, à mesure, ils rencontraient un plus grand nombre de gens. Mais ils n’étaient pas redoutables ; et les Cosaques s’emparaient de tous les bourgs situés sur la rivière.

Dans une bourgade, ils capturèrent un grand nombre de Tatars, dont le chef, qui était un vieillard. Ils lui demandèrent qui il était.

— Je suis Taouzik, répondit-il, le serviteur de mon tzar Koutchoum, et son lieutenant dans cette ville.

Ermak se mit à l’interroger sur son tzar. Il lui demanda si sa capitale Sibir était éloignée, si Koutchoum avait de grandes forces et de grandes richesses.

Taouzik raconta tout :

— Koutchoum, dit-il, est le premier tzar du monde et sa ville Sibir, la plus grande des villes. Dans cette ville, on voit autant de gens et d’animaux que d’astres au ciel. Les forces du tzar Koutchoum sont innombrables ; tous les tzars réunis ne sauraient le vaincre.

Et Ermak répondit :

— Nous, Russes, nous sommes venus ici pour vaincre ton tzar, prendre sa ville et le soumettre au Tzar russe. Nous avons des forces considérables. C’est seulement l’avant-garde qui m’accompagne ; ceux qui nous suivent, sur des barques, sont innombrables, et tous ont des fusils. Et nos fusils percent les arbres ; ce n’est point comme vos arcs et vos flèches. Regardez plutôt.

Et Ermak tira sur un arbre, et l’arbre fut percé. Et, de tous côtés, les Cosaques se mirent à tirer. Taouzik, de peur, tomba à genoux. Alors, Ermak lui dit :

— Va trouver ton tzar Koutchoum et dis-lui ce que tu as vu. Qu’il se soumette, autrement il est perdu.

Et il laissa Taouzik.

Les Cosaques voguèrent plus loin. Ils débouchèrent dans une grande rivière, le Tobol, se dirigeant toujours vers la ville Sibir. Ils arrivèrent à une petite rivière, le Babassan, et virent sur la rive une bourgade, et, autour de cette bourgade, une foule de Tatars.

Ils envoyèrent un interprète demander aux Tatars qui ils étaient. L’interprète revint et dit :

— Ce sont les troupes de Koutchoum. Leur commandant est le gendre de Koutchoum, Mahmedkoul. Il m’a fait venir et m’a chargé de vous dire à tous de rebrousser chemin, sinon, il vous mettra en pièces.

Ermak réunit les Cosaques, débarqua avec eux et tira sur les Tatars. Au bruit de la fusillade, les Tatars prirent la fuite. Mais les Cosaques les atteignirent, tuèrent les uns, capturèrent les autres. Mahmedkoul lui-même eut peine à s’échapper.

Les Cosaques voguèrent plus loin. Ils débouchèrent dans une large et rapide rivière, l’Irtich. Ils voguèrent une journée sur l’Irtich et arrivèrent près d’une belle ville. Ils s’arrêtèrent, débarquèrent et se dirigèrent vers la ville. Comme ils s’en approchaient, les Tatars les accueillirent à coups de flèches et blessèrent trois Cosaques. Ermak envoya l’interprète dire aux Tatars de livrer la ville sous peine d’être tous mis en pièces.

L’interprète alla, revint et dit :

— C’est dans cette ville que réside le serviteur de Koutchoum, Ali Mourza Katchara. Il a des forces considérables et dit qu’il ne rendra pas la ville. Ermak réunit les Cosaques et dit :

— Eh bien ! enfants, si nous ne prenons pas cette ville, les Tatars festoieront et ne nous laisseront point passer. Plus nous leur ferons peur, plus vite nous en viendrons à bout. Sortons tous et jetons-nous sur eux tous à la fois.

Ainsi firent-ils. Il y avait là de nombreux Tatars et des plus braves. Quand les Cosaques s’élancèrent, les Tatars se mirent à les cribler de flèches, les renversant dans la poussière, tuant les uns, blessant les autres. Les Cosaques, pris de fureur, coururent sus aux Tatars et tuèrent tous ceux qu’ils rencontrèrent.

Ils trouvèrent dans la ville de grandes richesses : du bétail, des tapis, des fourrures, et beaucoup de miel. Ils enterrèrent leurs morts et se reposèrent quelque temps. Puis, ils chargèrent leur butin et voguèrent plus loin.

Peu de temps après, ils virent sur la rive une ville, avec des troupes innombrables, entourée d’un fossé, et le fossé muni de palissades.

Les Cosaques s’arrêtèrent. Ermak tint conseil.

— Eh bien ! enfants, que décider ?

Les Cosaques éprouvèrent quelque crainte. Les uns dirent :

Il faut passer devant.

Les autres :

— Il faut reculer.

Et tous s’emportèrent, accablant Ermak et disant :

— Pourquoi nous as-tu amenés ici ? Combien des nôtres sont déjà morts ou blessés ! Nous périrons tous ici.

Et ils se mirent à pleurer.

Alors, Ermak dit à son lieutenant, Ivan Koltzo :

— Et toi, Vania, quel est ton avis ?

— Mon avis ? C’est que si on ne nous tue pas aujourd’hui, on nous tuera demain ; et si l’on ne nous tue pas demain, alors nous mourrons sans honneur dans notre lit. Mon avis est de débarquer et de fondre sur les Tatars comme une lave, et à la grâce de Dieu !

— Très bien ! brave Vania, s’écria Ermak. C’est ainsi qu’il faut faire. Et vous, enfants, vous n’êtes pas des Cosaques, mais des femmelettes. C’est sans doute uniquement pour pêcher le grand esturgeon ou faire peur aux femmes tatares que je vous ai pris !… Mais, ne voyez-vous pas vous-mêmes ?… Si vous reculez, on vous tuera ; si vous passez devant, on vous tuera ; si vous demeurez, on vous tuera. Que devenir, donc ? Après la peine, le repos… C’est comme la jument de mon père. En pente, elle tirait, en plaine, elle tirait également ; mais à la montée, elle s’obstinait, ne voulait plus tirer, allant à reculons, trouvant cela plus facile. Que fit mon père ? Il prit un gourdin et frappa la jument. Mais elle, à force de ruer, se blessa et cassa le chariot. Alors mon père la détela et l’assomma de coups. Tandis que si elle eût tiré, elle n’aurait eu aucun mal. Il en est de même pour nous, enfants. Nous n’avons plus d’autre ressource que de fondre sur les Tatars.

Les Cosaques se mirent à rire et s’écrièrent :

— Tu as raison, Timophéitch, tu es plus intelligent que nous, tu n’as donc point besoin de prendre conseil de nous, qui sommes des sots. Mène-nous où tu croiras qu’il faut aller. On ne meurt qu’une fois.

Alors, Ermak leur dit :

— Écoutez, enfants, voici ce qu’il vous faut faire : les Tatars ne nous ont pas encore vus tous ensemble. Nous nous diviserons en trois troupes. Les uns, au milieu, marcheront droit contre eux ; les deux autres troupes resteront en observation à droite et à gauche… Lorsque ceux du milieu commenceront à s’approcher, les Tatars, convaincus que nous sommes tous là, sortiront. Et, pendant ce temps, nous les culbuterons des deux côtés. Voilà, mes enfants. Et si nous tuons ceux-là, nous n’aurons plus personne à craindre. Nous serons nous-mêmes les chefs.

Ils firent ainsi. Quand ceux du milieu s’avancèrent avec Ermak, les Tatars sortirent en poussant des cris. Alors, à droite Ivan Koltzo, à gauche l’hetman Mitcheriak, les assaillirent. Les Tatars, épouvantés, prirent la fuite et les Cosaques les tuèrent. Alors, personne n’osa résister à Ermak. Ce fut ainsi qu’il prit la ville de Sibir où il s’installa comme un tzar.

Les chefs vinrent saluer Ermak, et les Tatars affluèrent à Sibir. Koutchoum, et son gendre Mahmedkoul, craignant d’affronter directement Ermak, rôdaient aux alentours et guettaient l’occasion de le perdre.

Au printemps, au moment des grandes crues, des Tatars vinrent trouver Ermak et lui dirent :

— Mahmedkoul va marcher contre toi ; il a réuni une nombreuse armée ; il est sur la rivière Vaha.

Ermak, avec des Cosaques, franchit ruisseaux, marais, forêts, rivières, s’approcha furtivement, tomba soudain sur Mahmedkoul et lui tua beaucoup de gens. Il prit même Mahmedkoul vivant et l’emmena à Sibir. Quelques Tatars refusèrent de reconnaître son autorité. Il battit l’année suivante ceux qui ne s’étaient pas soumis, et Ermak conquit une telle étendue de terre, sur l’Irtis et sur l’Obi, qu’en deux mois il n’en put faire le tour.

Des qu’il eut terminé cette conquête, Ermak envoya un courrier à Strogonov avec cette lettre :

« J’ai pris la ville de Koutchoum, fait Mahmedkoul prisonnier et soumis le peuple entier. Mais j’ai perdu beaucoup de Cosaques. Envoyez-nous du monde, ce sera plus gai pour nous. Ici, la bonne terre s’étend à l’infini. »

Et il joignit à sa lettre de précieuses fourrures de renards et de zibelines.

Deux années se passèrent. Ermak occupait toujours la Sibérie, mais les renforts n’arrivaient point de Russie et il ne restait plus beaucoup de monde.

Un jour, le tatar Karacha lui envoya un courrier :

« Nous nous sommes soumis à toi, disait-il, mais les Nogaïs nous attaquent. Envoie des braves à notre secours. Nous soumettrons ensemble les Nogaïs. Nous te jurons de ne pas faire de mal à tes braves. »

Ermak eut foi eu leur serment et envoya Koltzo avec quarante hommes. Dès qu’ils arrivèrent, les Tatars se jetèrent sur eux et les massacrèrent, ce qui réduisit encore le nombre des Cosaques.

Une autre fois, les marchands de Boukharie envoyèrent dire à Ermak qu’ils s’étaient réunis pour apporter des marchandises dans sa ville Sibir, mais que Koutchoum barrait la route avec ses troupes et ne leur permettait point de passer.

Ermak, avec cinquante des siens, partit pour ouvrir le chemin aux Boukhariens. Il arriva au bord de l’Irtich et ne trouva pas de Boukhariens. Il s’arrêta pour passer la nuit.

La nuit était noire et il pleuvait. Comme les Cosaques venaient de se coucher, des Tatars, sortis on ne sait d’où, se jetèrent sur les dormeurs et se mirent à les frapper. Ermak, se levant, lutta énergiquement. Blessé au bras, il courut se jeter dans la rivière. Les Tatars le poursuivirent. Il était déjà dans les flots. Mais on ne put l’atteindre. Son corps ne fut jamais retrouvé ; et nul ne sait comment il est mort.

L’année suivante arrivèrent les renforts du Tzar russe, et les Tatars ne tardèrent pas à se soumettre.