Le Prisonnier du Caucase

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LE

PRISONNIER DU CAUCASE




I


Un gentilhomme servait dans l’armée du Caucase. Il se nommait Jiline.

Un jour, il reçut une lettre de chez lui. Sa vieille mère lui écrivait : « Je suis déjà vieille, et, avant de mourir, je voudrais revoir mon petit fils chéri. Viens me faire tes adieux, m’enterrer et, après, avec l’aide de Dieu, tu retourneras à ton service. Je t’ai trouvé une fiancée. Elle est intelligente, bonne, et elle a un domaine ; si elle te plaît, tu pourras te marier et rester tout à fait avec nous. »

Jiline réfléchit :

— « En effet, ma vieille mère décline… Peut-être ne la reverrai-je plus. Allons donc la voir, et si celle qu’elle a choisie me plaît, je l’épouserai… »

Il obtint un congé de son colonel, fit ses adieux à ses camarades, offrit à ses soldats de l’eau-de-vie et fit ses préparatifs de départ.

On était alors en guerre au Caucase. Les routes étaient dangereuses, non seulement la nuit, mais le jour. Si quelque Russe s’éloignait de la forteresse, les Tatars le tuaient ou l’emmenaient dans la montagne. Deux fois par semaine, les voyageurs, escortés par des soldats, franchissaient la distance qui séparait les forteresses russes. Les soldats marchaient devant et derrière, et les voyageurs au milieu.

C’était en été. À l’aube, le convoi se réunit hors des fortifications. Les soldats chargés de l’accompagner sortirent et l’on se mit en route. Jiline était à cheval, et la voiture contenant ses effets faisait partie du convoi. Il fallait parcourir vingt-cinq verstes. Le convoi marchait lentement : tantôt c’étaient les soldats qui faisaient une halte, tantôt une roue se détachait, tantôt un cheval refusait d’avancer, et tous s’arrêtaient et attendaient.

Le soleil avait déjà accompli plus de la moitié de sa course et le convoi n’était guère qu’à mi-chemin.

La poussière, la chaleur et le soleil brûlaient, et il n’y avait où s’abriter. La plaine était nue : sur la route, pas un seul arbuste, pas même un buisson.

Jiline, qui était en avant du convoi, s’arrêtait de temps en temps pour l’attendre. Il entendit que derrière, quelqu’un jouait du cor, et qu’on s’arrêtait de nouveau. Jiline se dit :

— « Et si je partais seul sans les soldats ? J’ai un bon cheval ; si je rencontrais les Tatars, je pourrais toujours leur échapper… ou peut-être y rester… »

Il arrêta sa monture et se mit à réfléchir. Un officier, également à cheval, s’approcha de lui. Il se nommait Kostiline, il avait un fusil ; il lui dit :

— Partons seuls, Jiline, je suis à bout de forces, tant j’ai faim et tant la chaleur m’accable. On pourrait tordre ma chemise.

Il faut dire que Kostiline était un gros homme lourd, rougeaud. Il était trempé de sueur.

Jiline réfléchit puis répondit :

— Ton fusil est-il chargé ?

— Oui.

— Eh bien ! alors, allons… Mais à une condition… C’est que nous ne nous séparerons pas.

Ils partirent en avant. Ils allaient sur la route en devisant, et jetaient des regards autour d’eux. On voyait de très loin. Mais quand ils eurent quitté la plaine, la route s’encaissa entre deux montagnes. Jiline dit à son compagnon :

— Il faudrait escalader cette montagne et explorer les environs ; autrement ils peuvent bondir de la montagne sans que nous les remarquions.

— Pourquoi regarder ? fit Kostiline. Allons en avant.

Jiline ne l’écouta pas :

— Non, dit-il, attends-moi en bas, je vais jeter un coup d’œil.

Il monta au sommet. Son cheval était un cheval de chasseur, il l’avait acheté cent roubles dans un troupeau de poulains et l’avait dressé lui-même. Il arriva au sommet comme sur des ailes.

Jiline était à peine là, que, regardant devant lui, il aperçut une trentaine de Tatars à cheval, disposés à la distance d’une déciatine à peine. Il tourna bride aussitôt. Mais les Tatars l’avaient aperçu. Ils se mirent à sa poursuite, et, tout en galopant, ajustèrent leurs fusils.

Jiline descendit la montagne de toute la vitesse de son cheval, en criant à Kostiline :

— Arme ton fusil !… vite !…

Lui ne comptait que sur son cheval.

— « Mon bon vieux, lui disait-il mentalement, porte-moi et ne fais pas de faux pas, ou je suis perdu… Si j’arrive à temps au fusil, ils ne m’auront pas. »

Mais Kostiline, dès qu’il aperçut les Tatars, sans attendre son compagnon, fila de toute la vitesse de son cheval dans la direction de la forteresse. Il fouettait tellement sa monture, à droite et à gauche, qu’on ne distinguait, dans la poussière qui l’enveloppait, qu’une queue ondoyante.

Jiline vit alors que son affaire allait mal. Le fusil étant parti, il lui restait peu de chose à tenter avec le sabre. Il tourna son cheval dans la direction du convoi et essaya de s’échapper par la fuite. Mais il voit que six Tatars lui coupent la route. Son cheval était bon, mais les leurs étaient meilleurs, et, de plus, ils prenaient de biais. Il voulut tourner bride, mais son cheval était si lancé qu’il ne put faire cette manœuvre, et il vint donner droit sur les Tatars. L’un d’eux, à la barbe rousse, monté sur un cheval gris, s’approche. Il hurle en montrant ses dents, et tient son fusil prêt.

— « Je vous connais, diables !… pense Jiline. Si vous m’attrapez, vous me mettrez vivant dans un trou et me fouetterez à coups de cravache… Mais vous ne m’aurez pas vivant… »

Bien que Jiline ne fût pas grand, il était brave. Il tira son sabre et lança son cheval droit sur le Tatar roux, en pensant :

— « Ou je t’écraserai de mon cheval, ou je te hacherai de mon sabre. »

Jiline n’eut pas la possibilité d’approcher : derrière lui, on tirait des coups de fusil ; son cheval atteint tomba et sa jambe se trouva prise sous le corps de l’animal.

Jiline voulut se relever, mais déjà deux Tatars puants étaient sur lui, et lui maintenaient les mains derrière le dos. Il fit un soubresaut et renversa les deux Tatars ; mais les trois autres étaient descendus de cheval et l’assommaient à coups de crosses sur la tête. Sa vue se troubla ; il chancela.

Les Tatars le saisirent, tirèrent des cordes de leurs selles, lui attachèrent les mains derrière le dos, avec leur nœud spécial, et l’entraînèrent vers les chevaux. On lui arracha son bonnet, on lui retira ses bottes, on le fouilla, on lui prit son argent et sa montre, et on lui déchira ses habits. Jiline regarda du côté de son cheval ; il vit la pauvre bête, étendue sur le flanc, agitant les pieds, sans pouvoir reprendre le sol. Un sang noir coulait à flots d’un énorme trou au front, la poussière en était trempée sur une archine de surface.

Un Tatar s’approcha du cheval et lui ôta sa selle. La pauvre bête se débattait toujours. L’homme tira son poignard et lui coupa la gorge. Un sifflement se fit entendre, le cheval tressaillit, puis demeura immobile.

Les Tatars enlevèrent le reste du harnachement. On hissa Jiline en croupe du Tatar roux, auquel, pour qu’il ne tombât pas, on l’attacha avec une courroie de cuir, et on l’emmena dans la montagne.

Jiline, secoué, heurtait à chaque instant de son visage le dos puant du Tatar. Il ne voyait devant lui que ce dos large, surmonté d’un cou musculeux et d’une nuque rasée, bleuie, sous le bonnet. Le crâne de Jiline était tout meurtri, et le sang lui coulait sur les yeux. Il ne pouvait s’installer plus commodément sur le cheval ni essuyer le sang qui l’aveuglait. Ses mains étaient attachées si serrées, qu’il en avait les épaules endolories.

Ils allèrent ainsi, pendant longtemps, de montagne en montagne ; ils traversèrent une rivière à gué, puis débouchèrent sur la grand’route entre deux collines.

Jiline tâcha de voir où on le menait, mais ses paupières étaient collées par le sang et il ne pouvait se mouvoir.

La nuit vint. Ils traversèrent encore une rivière et escaladèrent une montagne pierreuse. Alors parut une fumée et un aboiement se fit entendre. On était arrivé au village tatar.

Les Tatars descendirent de cheval. Des enfants se rassemblèrent et entourèrent Jiline. Ils lui jetaient des pierres, en poussant des cris joyeux.

Un Tatar dispersa les enfants, descendit Jiline et appela un serviteur.

Un Nogaï, aux pommettes saillantes, vêtu d’une simple chemise déchirée, laissant voir la poitrine, vint. Le Tatar lui dit quelques mots. Le Nogaï rapporta deux morceaux de bois munis d’anneaux de fer s’ouvrant au moyen d’une clé.

On délia Jiline, on passa ses pieds dans les anneaux, qu’on referma à clé, et on le poussa dans un hangar dont on referma la porte sur lui. Jiline tomba sur la paille. Il resta quelque temps immobile, chercha dans l’obscurité l’endroit le plus moelleux, et s’y étendit.


II

Jiline ne dormit presque pas de toute cette nuit-là. D’ailleurs les nuits sont courtes en cette saison.

Ayant aperçu le jour au travers d’une fente, il se leva, élargit cette fente et se mit à regarder.

Il vit une route, qui descendait de la montagne ; à droite une hutte, à côté, deux arbres ; un chien noir était accroupi sur le seuil ; une brebis se promenait, accompagnée de ses agneaux qui agitaient leurs petites queues. Il vit descendre de la montagne une jeune Tatare vêtue d’une chemise de couleur, d’un pantalon, d’une ceinture, et chaussée de bottes. Sa tête était couverte d’un cafetan sur lequel était posée une cruche en fer étamé. Elle marchait en se balançant et tenait par la main un tout petit Tatar à la tête rasée, couvert seulement d’une chemise. La jeune fille entra dans la hutte. Précisément, le Tatar roux, de la veille, en sortait. Un bechmett de soie l’enveloppait. Son poignard d’argent était attaché à sa ceinture. Ses pieds étaient nus dans ses chaussures. Il était coiffé d’un haut bonnet en peau de mouton noire, posé sur l’oreille. Il s’étira, caressa sa courte barbe rousse, resta un moment debout, donna un ordre quelconque au serviteur, puis s’en alla vers un endroit quelconque.

Deux enfants à cheval se dirigeaient vers l’abreuvoir. Les naseaux des chevaux étaient tout mouillés. D’autres enfants, le crâne également rasé et également vêtus d’une simple chemise, se rassemblèrent et s’approchèrent du hangar.

Ils prirent un long bâton et le passèrent par la fente. Jiline cria :

— Ouh !

Et les enfants s’enfuirent à toutes jambes en criant. On ne voyait que leurs genoux luire au soleil.

Jiline avait grand soif ; sa gorge était sèche. Il pensa :

— Si seulement on venait !…

Il entendit ouvrir le hangar. Le Tatar roux entra accompagné d’un autre, petit et brun, qui avait les yeux noirs et brillants, le teint coloré, une petite barbe bien taillée, le visage gai ; il souriait sans cesse. Il était vêtu plus richement que son compagnon : son bechmett de soie bleue était orné de passementeries.

À sa ceinture pendait un grand poignard d’ argent. Ses souliers étaient rouges avec des broderies d’argent ; ils étaient très fins, et par-dessus, il portait d’autres souliers moins fins. Son haut bonnet d’astrakan était blanc.

Le Tatar roux entra et se mit à baragouiner comme s’il proférait des injures. Il s’appuya contre le mur, et, tourmentant son poignard, attacha sur Jiline un regard de loup. Le petit brun, vif comme s’il avait été mû par des ressorts, s’approcha de Jiline, s’accroupit devant lui, sourit, lui tapota l’épaule, baragouina quelques mots en son langage. Tout en clignant de l’œil et clappant de la langue, il lui disait à chaque instant :

— Bon uruss !

Jiline ne comprit rien et dit :

— À boire… Donnez-moi à boire.

L’homme brun continua de rire et de répéter :

— Bon uruss !

Jiline, avec ses lèvres et ses mains, fit comprendre qu’il voulait boire.

Le Tatar comprit et sourit. Il sortit sur la porte et appela quelqu’un.

— Dina !

Une petite fille accourut. Elle était mince, plutôt maigre ; elle pouvait avoir treize ans, et, de visage, ressemblait au petit brun ; on voyait que c’était sa fille. Elle avait les mêmes yeux noirs et clairs et son visage était beau. Elle était vêtue d’une longue chemise bleue à larges manches, garnie de rouge aux pans, à la poitrine, aux manches, et elle n’avait pas de ceinture. Elle portait un pantalon, et ses souliers fins étaient protégés par d’autres souliers à hauts talons. Un collier fait de demi-roubles russes ornait son cou. Elle était tête nue, sa longue tresse noire nouée par un ruban auquel étaient attachés quelques ornements en métal et un rouble d’argent.

Son père lui ordonna quelque chose ; elle partit et revint avec une petite cruche en fer étamé. Elle tendit sa cruche à Jiline et, vite, s’accroupit de telle manière que ses genoux dépassaient ses épaules. Elle le regardait boire, ouvrant de grands yeux comme devant un animal quelconque.

Jiline voulut lui rendre la cruche. Elle fit un bond en arrière comme une chevrette sauvage. Son père même en éclata de rire. Il l’envoya encore quelque part. Elle prit la cruche et sortit du hangar en courant. Elle revint presque aussitôt, rapportant du pain sur une longue planche. Elle s’accroupit de nouveau et ne quitta pas des yeux Jiline.

Enfin, les Tatars s’en allèrent en refermant la porte sur Jiline.

Un peu après, le Nogaï entra et dit à Jiline :

— Aïda ! patron, aïda !

Lui aussi ne savait pas le russe.

Jiline comprit que le Nogaï lui ordonnait de se lever et de le suivre. Il sortit en boitant, à cause des entraves qu’il avait aux jambes : il vit devant lui un village tatar d’une dizaine de huttes, avec son minaret.

Près d’une hutte, des enfants tenaient par la bride trois chevaux sellés. Le Tatar brun sortit de cette hutte, et, de la main, fit signe à Jiline d’entrer. Toujours souriant et baragouinant, il franchit le seuil et Jiline le suivit.

La salle était assez convenable ; les murs étaient badigeonnés d’ocre jaune ; plusieurs couettes de plume, de couleurs diverses, étaient entassées au fond de la pièce ; de riches tapis étaient suspendus aux murs. Des fusils, des pistolets, des sabres, tous en argent, étaient accrochés sur les tapis ; une niche, pratiquée dans un coin de la salle, contenait un petit poêle à niveau du sol ; la terre battue qui servait de parquet était bien propre ; un coin de la salle était tapissé de feutre. Là étaient posés des tapis et dessus des coussins de plume. Des Tartares étaient assis sur ces tapis : le brun et le roux et trois invités ; tous étaient adossés à des coussins de plume. Devant eux des plateaux de bois, de forme ronde, étaient garnis de crêpes de millet, de beurre fondu, dans des tasses, et, dans une cruche, de la bière tatare. Ils mangeaient avec leurs mains ; et tous leurs doigts étaient graisseux.

Le brun se leva, ordonna à Jiline de se tenir à l’écart, non sur le tapis, mais sur la terre nue ; puis il se rassit et invita ses hôtes à prendre des crêpes et de la bière.

Le serviteur fit asseoir Jiline à la place qui lui était indiquée, lui ôta ses souliers, les rangea à la porte, à côté de ceux des hôtes, et s’assit sur le feutre près de son maître, qu’il regarda manger, une bave de désir aux lèvres.

Quand les Tatars eurent fini leurs crêpes, une femme, vêtue, comme la petite fille, d’une chemise et d’un pantalon, la tête couverte d’un fichu, entra, emporta le beurre et les crêpes et apporta un grand baquet et une cruche à goulot étroit. Les hommes lavèrent leurs mains grasses de beurre, puis se mirent à genoux en soufflant de tous côtés, et commencèrent à dire leur prière. Ensuite, ils baragouinèrent un moment entre eux, et un des Tatars, s’adressant à Jiline, lui dit en russe :

— C’est Kazi-Mohammed qui t’a pris…

Il désigna le roux.

— Il t’a donné à Abdul-Mourad.

Il indiqua le brun.

— C’est Abdul-Mourad qui est à présent ton maître.

Jiline garda le silence.

Alors Abdul-Mourad baragouina dans son langage, puis répéta plusieurs fois en désignant Jiline, et riant :

— Bon Uruss ?… Soldat Uruss…

L’interprète traduisit :

— Il t’ordonne d’écrire chez toi afin qu’on envoie ici la rançon… Sitôt l’argent arrivé, tu seras libre.

Jiline réfléchit un moment et dit :

— Et combien veut-il de rançon ?

De nouveau les Tatars se mirent à parler entre eux, et l’interprète traduisit leur réponse :

— Trois mille pièces, dit-il.

— Non, répondit Jiline. Il m’est impossible de payer cette somme.

Abdul se leva et, gesticulant avec animation, il parla à Jiline, comme si celui-ci eût pu le comprendre.

L’interprète demanda :

— Combien peux-tu donner ?

Jiline, après avoir réfléchi, répondit :

— Cinq cents roubles.

À cette réponse, les Tatars se mirent à parler tous ensemble. Abdul s’emportait contre le roux, et criait si fort que l’écume lui en venait aux lèvres.

Le roux ne s’en émut pas. Il ferma les yeux en clappant de la langue.

Enfin, tous se turent et l’interprète dit :

— Cinq cents roubles, ce n’est pas assez. Lui, il t’a payé deux cents roubles. Kazi-Mohamed était son débiteur, il t’a pris pour sa dette… Il ne peut te mettre en liberté à moins de trois mille roubles… Si tu n’écris pas, on te mettra dans un trou et tu seras fouetté à coups de cravache.

Jiline pensa :

— « Avec eux, plus on a peur, pires ils sont. »

Et il se dressa vivement sur ses jambes et dit :

— Toi, dis à ce chien que s’il veut me faire peur, il n’aura pas un seul kopek, car je n’écrirai pas… Je ne vous crains pas, chiens que vous êtes, et je ne vous craindrai jamais.

L’interprète transmit ces paroles aux Tatars, qui se remirent à parler tous à la fois. Après avoir longtemps baragouiné, le brun se leva de nouveau et s’approcha de Jiline.

— Uruss, dit-il, djiguit, djiguit, Uruss.

En tatar djiguit signifie brave.

Toujours riant, Abdul dit quelques mots à l’interprète qui traduisit :

— Donne mille roubles.

Jiline tint bon :

— Je donnerai cinq cents roubles et rien de plus… Si vous me tuez, vous n’aurez rien.

Les Tatars se remirent à causer ; ils donnèrent un ordre au serviteur qui sortit.

Ils continuaient de parler, regardant tantôt la porte, tantôt Jiline.

Le serviteur revint, accompagné d’un gros homme. Cet homme était pieds nus et avait les jambes entravées comme celles de Jiline. Jiline ne put retenir un cri. Il avait reconnu Kostiline. Lui aussi avait été capturé.

On plaça Kostiline à côté de son camarade. Ils se racontèrent leurs aventures. Les Tatars les regardaient silencieux. Jiline raconta ce qui lui était arrivé. Kostiline raconta que son cheval s’était arrêté et que son fusil avait raté. C’était ce même Abdul qui l’avait capturé.

Abdul se leva, et, montrant Kostiline, proféra quelques paroles. L’interprète leur transmit : que maintenant ils étaient tous deux au même maître et que le premier qui donnerait la rançon serait libre le premier.

— Voilà, dit-il à Jiline, tu t’emportes toujours ; ton compagnon est plus sage… Il a écrit chez lui pour qu’on lui envoie cinq mille pièces… Aussi sera-t-il bien traité. On ne lui fera pas de mal.

Jiline répondit :

— Mon compagnon agit comme il l’entend… Il est peut-être riche ; moi, je ne le suis pas… Pour moi, ce sera comme je vous ai dit. Si vous le voulez, tuez-moi ; mais alors vous n’aurez rien… Je ne veux pas demander plus de cinq cents roubles.

Après un silence, soudain, Abdul se leva vivement, prit une petite cassette, en sortit une plume, du papier, de l’encre, tendit le tout à Jiline, et, lui tapant sur l’épaule, lui fit signe d’écrire. Il acceptait les cinq cents roubles.

— Attends, fit Jiline à l’interprète. Dis-lui d’abord que nous entendons bien manger, être bien vêtus, demeurer ensemble, afin de moins nous ennuyer. Enfin, il faut nous débarrasser de ces morceaux de bois.

Il regarda Abdul et sourit. Celui-ci répondit par un sourire. Il écouta la réponse de Jiline et dit :

— Je vais vous faire donner le meilleur habit, une Tcherkeska[1] et des bottes. Vous serez vêtus comme des mariés. Je vous nourrirai comme des princes. Si vous désirez vivre ensemble, j’y consens ; on vous logera dans le même hangar… Mais je ne puis vous enlever vos entraves, car vous vous enfuiriez. On ne vous les ôtera que pendant la nuit.

Puis il s’approcha de lui, et, de nouveau, lui tapota l’épaule.

— Toi, bon, dit-il. Moi, bon.

Jiline écrivit, mais il mit une fausse adresse afin que la lettre ne parvînt point, et il pensa : « Je m’enfuirai ! »

On emmena Jiline et Kostiline dans le hangar. On leur apporta de la paille de maïs, de l’eau, du pain, deux vieilles tcherkeska et des bottes éculées provenant, sans doute, de quelques soldats tués.

Quand vint la nuit, on leur retira les entraves et on ferma le hangar.


III

Jiline vécut ainsi, pendant un mois, avec son compagnon de captivité. Leur maître ne cessait de rire et de répéter : «Toi, Ivan, bon ; moi, Abdul, bon. »

Cependant, il les nourrissait très mal ; il ne leur donnait que du pain sans levain, fait de farine de millet et cuit en galettes. Souvent même, la pâte n’était pas durcie par le feu.

Kostiline avait écrit de nouveau chez lui. Il attendait toujours son argent et s’ennuyait. Il restait assis des journées entières dans le hangar, à compter quand arriverait sa lettre ou à dormir. Jiline, sachant fort bien que sa lettre n’était pas parvenue à son adresse, n’avait pas récrit. « Où ma mère prendrait-elle tant d’argent pour ma rançon ? pensait-il. Elle, qui vivait plutôt de l’argent que je lui envoyais. Si elle me donnait cinq cents roubles, elle serait absolument ruinée… Avec l’aide de Dieu j’espère me tirer de là moi-même. »

Et il cherchait, se creusait la tête pour trouver le moyen de s’enfuir. En attendant, il se promenait dans le village, sifflotait, ou restait assis quelque part, faisant un travail manuel quelconque : des poupées d’argile ou des corbeilles d’osier. Jiline était très adroit pour tout travail manuel.

Un jour, il sculpta une poupée avec un nez, des bras, des jambes, la vêtit d’une chemise tatare et la plaça sur le toit. Les femmes tatares passèrent devant pour aller chercher de l’eau. Dina, la fille du maître, aperçut cette poupée ; elle appela les jeunes filles. Elles posèrent leurs cruches et admirèrent avec des rires. Jiline descendit la poupée et la leur tendit. Elles continuèrent à rire sans oser la prendre. Il laissa la poupée à terre et rentra dans le hangar, pour voir ce qu’il adviendrait.

Dina se mit à courir, regarda autour d’elle, saisit la poupée et s’enfuit.

Le lendemain, à l’aube, il ouvrit les yeux : Dina parut sur le seuil de la hutte, elle tenait la poupée déjà vêtue de chiffons de couleur rouge, et la berçait comme un enfant, en chantant. La vieille mère sortit en grondant, lui arracha la poupée, la brisa et envoya Dina au travail.

Jiline, alors, fabriqua une autre poupée, plus belle que la première, et l’offrit à Dina.

Un jour, Dina lui apporta une petite cruche, s’accroupit devant lui, et, souriant, lui montra la cruche. « Pourquoi est-elle si gaie ? » se demanda Jiline. Il but, pensant que c’était de l’eau. C’était du lait. Quand il eut fini de boire il lui dit :

— C’est bon.

Dina fut transportée de joie :

— C’est bon, Ivan ! c’est bon ! cria-t-elle.

Elle se leva vivement, battit des mains, lui reprit la cruche et se sauva.

À dater de ce jour, elle lui apporta tous les jours du lait, en cachette. Parfois, les Tatares faisaient des galettes au fromage avec le lait de leurs brebis et les mettaient à sécher sur les toits. Alors elle en donnait quelques-unes, en cachette, à son nouvel ami.

Un jour, que le maître avait tué un mouton, elle lui en apporta un morceau dans sa manche. Elle le jeta devant Jiline et se sauva.

Un autre jour, il y eut un violent orage et la pluie tomba à flots pendant une heure. Les petits ruisseaux se troublèrent, à l’endroit du gué, l’eau montait jusqu’à trois archines. Le courant était d’une telle force qu’il charriait de grosses pierres. Les torrents coulaient avec un bruit que centuplaient les échos de la montagne. Quand l’orage fut passé, il resta plusieurs flaques d’eau dans le village. Jiline demanda un couteau au patron, tailla un petit bateau dans un morceau de bois, y adapta une roue de plumes et plaça deux poupées dessus. Les petites filles lui apportèrent des chiffons et il habilla les poupées, l’une en paysan, l’autre en paysanne. Il posa son bateau sur un ruisselet, la roue se mit à tourner et les poupées se balancèrent.

Tout le village fut vite réuni : des enfants, des fillettes, des femmes, des hommes accoururent et tous, clappant de la langue, répétaient :

— Aï, Uruss ! aï, Ivan !

Abdul avait une montre de fabrication russe, toute détraquée. Il appela Jiline, lui montra la montre et claqua de la langue. Jiline lui dit :

— Donne-la, je te l’arrangerai.

Il démonta la montre en s’aidant d’un canif, puis il la remonta et la montre marcha.

Le maître en fut si content qu’il lui donna son vieux bechmett, qui était tout en loques. Jiline ne put faire autrement que de l’accepter, il était toujours bon pour se couvrir la nuit.

Jiline eut bientôt la réputation d’un homme universel. On venait le voir des villages les plus lointains. L’un apportait un fusil ou un pistolet à réparer, l’autre une montre. Son maître lui donna des tenailles, une vrille et une lime.

Une fois, un Tatar étant tombé malade, l’on vint demander assistance à Jiline. Il ne savait pas un traître mot de médecine, cependant il ne refusa point. « Peut-être le malade s’en tirera-t-il tout seul, » pensa-t-il.

Il entra dans son hangar, prit de l’eau et du sable qu’il mélangea. Devant les Tatars, il marmonna quelques paroles, et donna cette boue au malade qui la but. Par bonheur, le Tatar guérit.

Jiline commençait à comprendre un peu la langue du pays, et quelques Tatars, qui étaient déjà habitués à lui, l’appelaient tout simplement Ivan. Les autres continuaient à le regarder de travers. Le Tatar roux n’aimait pas Jiline. Dès qu’il l’apercevait, son front se rembrunissait et il se détournait de lui ou bien l’injuriait. Il y avait aussi, parmi les Tatars, un vieillard. Il n’habitait pas le village, sa hutte était bâtie au pied de la montagne, et Jiline ne le voyait que quand il se rendait à la mosquée pour prier. Il était de petite taille ; son bonnet était enveloppé d’une bande de toile blanche ; sa barbiche et ses moustaches, coupées court, étaient blanches comme du duvet ; son visage tout ridé était de couleur rouge brique. Son nez était crochu comme un bec de milan, et ses yeux gris étaient méchants. Il ne lui restait plus dans la bouche que deux grosses canines.

Quand il passait, coiffé de son turban et s’appuyant sur un gros bâton, il jetait autour de lui des regards de loup. Quand il apercevait Jiline, il grognait et se détournait.

Un jour, Jiline alla se promener dans la montagne pour voir la demeure du vieux. Comme il descendait un sentier, il aperçut un petit jardin entouré d’un mur de pierre ; derrière ce mur, il vit des cerisiers, des pêchers, des abricotiers et une hutte recouverte d’un toit plat.

Il s’approcha davantage et vit des ruches de paille, autour desquelles bourdonnaient des abeilles. Le vieillard, à genoux près d’une ruche, arrangeait quelque chose. Jiline se haussa sur la pointe des pieds pour mieux voir ; ses entraves s’entre-choquèrent avec bruit. Le vieux se retourna. Il poussa un hurlement, et, tirant son pistolet de sa ceinture, il fit feu sur Jiline. Celui-ci n’eut que le temps de s’abriter derrière une pierre. Furieux, le vieillard courut se plaindre au maître de Jiline. Abdul fit appeler le prisonnier et, toujours souriant, lui dit :

— Pourquoi es-tu allé chez le vieux ?

— Je ne voulais pas faire de mal à ce vieillard… Je voulais simplement voir comment il vit.

Le maître traduisit.

Le vieux, très irrité, montrant ses canines, baragouina quelques paroles d’une voix sifflante et désigna Jiline de la main.

Jiline ne comprit pas tout, mais il comprit que le vieux demandait à Abdul de tuer les Russes et de ne pas en garder dans le village.

Puis le vieux retourna chez lui.

Jiline demanda à son maître quel était cet homme.

— C’est un grand personnage, répondit Abdul. Il était notre premier Djiguit… Il a tué beaucoup de Russes, jadis… Il était très riche. Il avait trois femmes et huit fils… Ils vivaient tous ensemble dans le même village… Un jour, les Russes arrivèrent, détruisirent le village et tuèrent sept de ses fils. Le survivant se rendit aux Russes. Le vieux alla lui-même se constituer prisonnier des Russes. Il vécut trois mois au milieu d’eux, trouva enfin son fils, le tua et s’enfuit. Depuis, il cessa de guerroyer. Il se rendit à La Mecque prier Allah. Voilà pourquoi il a le droit de se coiffer du turban, car celui qui est allé à La Mecque s’appelle hadji et porte le turban. Il ne vous aime pas, vous autres… Il m’a demandé de te tuer. Mais je ne peux pas. J’ai donné de l’argent pour t’avoir. D’ailleurs, je t’ai pris en affection, Ivan, et non seulement je ne voudrais pas te tuer, mais si je n’avais donné ma parole, je ne te laisserais pas partir.

Il se mit à rire et répéta en russe à plusieurs reprises :

— Toi, Ivan, bon ; moi, Abdul, bon !


IV

Jiline passa encore un mois ainsi. Dans la journée, il se promenait dans le village ou se livrait à quelque travail. Quand venait la nuit et que tout était calme, il fouillait le sol de son hangar. Ce travail était très pénible à cause des pierres ; il devait souvent les user avec sa lime. Il parvint ainsi à pratiquer dans le mur un trou assez large pour livrer passage à un homme : « Il me faudrait, maintenant, pouvoir examiner le pays afin de savoir de quel côté me diriger… Mais personne ne voudra me renseigner. »

Un jour, que son maître était absent, il alla dans l’après-midi, aux alentours du village. Il escalada la montagne pour reconnaître les environs. Mais quand Abdul partait, il recommandait à un de ses enfants de surveiller Jiline et de le suivre partout. Dès que l’enfant le vit prendre une telle direction, il lui cria :

— Ne va pas là !… Mon père l’a défendu… N’y va pas ou j’appelle les gens.

Jiline essaya de lui faire entendre raison.

— Je n’irai pas plus loin, dit-il : je veux monter seulement jusque-là… Je cherche une plante pour guérir… Viens avec moi… Avec mes entraves je ne puis pas me sauver… Demain je te ferai un arc et des flèches.

L’enfant accepta et ils partirent ensemble.

À regarder la montagne, le sommet n’en paraissait pas éloigné, mais pour s’y rendre, et surtout avec des entraves aux pieds, Jiline eut beaucoup de peine.

Quand ils furent au sommet, Jiline s’assit et regarda autour de lui. Au sud, derrière le hangar, on apercevait une route entre deux collines ; un troupeau de chevaux suivait cette route ; tout en bas, on voyait un autre village tatar ; derrière ce village, une autre montagne encore plus escarpée que celle où se trouvait Jiline, et derrière, encore une autre. Une forêt bleuissait entre ces montagnes. Au loin, encore des montagnes de plus en plus hautes. Dépassant toutes les autres et blanches comme du sucre on apercevait des montagnes couvertes de neige. L’une d’elles, semblable à un bonnet, dépassait toutes les autres et se détachait nettement du massif.

À l’est et à l’ouest, toujours des montagnes, entre lesquelles, çà et là, montait du creux la fumée des villages tatars : « Je suis en plein pays ennemi », pensa-t-il. Il se tourna du côté des Russes. En bas, dans le lointain il aperçut une petite rivière, un village entouré de jardins. Au bord de la rivière, des femmes, qui dans cet endroit semblaient être de petites poupées, lavaient leur linge.

Une montagne se dressait derrière le village. Plus loin encore, des forêts. Entre deux montagnes, bleuissait une plaine unie, qui faisait l’effet d’une nappe de fumée étendue sur le sol.

Jiline, pour s’orienter, se rappela l’endroit où le soleil se levait, en se replaçant, en imagination, dans la forteresse qu’il avait habitée. Il en conclut qu’une forteresse russe devait se trouver dans cette plaine. C’était, par conséquent, dans la direction de ces deux montagnes qu’il devait se diriger.

Le soleil déclinait. Les montagnes neigeuses, de blanches devinrent pourpres, et les montagnes noires s’assombrirent encore davantage. Une vapeur montait des vallées, et la plaine où, dans la pensée de Jiline, devait se trouver une forteresse, paraissait embrasée. Il regarda plus attentivement, et il lui sembla voir des fumées s’élever, comme si elles sortaient de cheminées. Cette observation le confirma encore davantage dans l’idée que la forteresse russe était bien dans cette direction.

Il était déjà tard, le mollah avait déjà lancé son appel aux fidèles. Les troupeaux rentraient, les vaches mugissaient. À plusieurs reprises l’enfant avait dit à Jiline : « Allons au village. » Mais celui-ci ne voulait point partir. Enfin ils retournèrent chez eux.

« Je sais maintenant de quel côté fuir », se dit Jiline.

Il résolut de s’enfuir cette même nuit. Les nuits étaient sombres. Mais, par malheur, les Tatars revinrent dans la soirée. D’ordinaire leur retour était bruyant et joyeux : ils ramenaient toujours du bétail. Cette fois, ils revenaient sans butin. De plus, ils ramenaient l’un des leurs, le frère du roux, tué dans une rencontre. Ils étaient très excités. Les préparatifs d’inhumation commencèrent.

Jiline sortit pour voir. On avait enveloppé le cadavre d’une toile et, sans bière, on l’avait transporté hors du village, où il gisait dans l’herbe, sous un platane. Le mollah vint. Les vieillards, leurs bonnets entourés d’étoffe, se réunirent, ôtèrent leurs chaussures et s’accroupirent sur un seul rang devant le mort.

En avant, se tenait le mollah. Derrière lui, trois vieillards en turban, et, derrière eux, tous les Tatars. Ils restèrent ainsi longtemps, silencieux.

Enfin le mollah releva la tête et dit :

— Allah !

Il prononça ce seul mot, et, de nouveau, tous demeurèrent silencieux, accroupis immobiles.

Le mollah releva de nouveau la tête et dit :

— Allah !

Tous répétèrent :

— Allah !

Et le silence se fit de nouveau.

Le mort, étendu rigide, sous la toile qui le couvrait, n’était pas plus immobile que les assistants. On n’entendait que le bruissement des petites feuilles du platane qu’agitait le vent. Le mollah fit une prière. Tous se levèrent. On prit le mort et on le porta à bras vers une fosse. Cette fosse n’était point creusée verticalement, comme de coutume, mais horizontalement, en forme de caveau.

On prit le mort sous les aisselles, on le plia en deux, on l’introduisit dans le caveau et on lui croisa les bras sur la poitrine.

Un Nogaï apporta des roseaux fraîchement coupés dont on recouvrit l’ouverture de la fosse. On mit par-dessus de la terre qu’on égalisa. Et on plaça une grosse pierre à l’endroit où reposait la tête du mort.

Tous se groupèrent de nouveau devant la tombe et demeurèrent silencieux.

— Allah ! Allah ! Allah ! dirent-ils, après un long silence. Puis tous soupirèrent et se levèrent.

Le Tatar roux distribua de l’argent aux vieillards. Il se leva, prit une cravache, trois fois s’en frappa le front, et revint à la maison.

Le lendemain matin, le Tatar roux prit une jument et, suivi de trois Tatars, alla derrière le village. Une fois là, il ôta son bechmett, retroussa ses manches et, de ses mains musculeuses, tira son poignard qu’il aiguisa.

Les Tatars soulevèrent la tête de la jument. Le roux s’approcha, lui coupa la gorge, la renversa et la dépeça avec ses poings. Des femmes et des jeunes filles vinrent et lavèrent les intestins de l’animal qu’on découpa ensuite en plusieurs morceaux que l’on emporta dans la hutte. Tout le village était réuni chez le roux pour honorer le mort. On mangea de la jument et l’on but de la bière. Aucun Tatar ne sortit du village pendant ces trois jours-là.

Le quatrième soir, Jiline vit qu’à l’heure du dîner, ils se préparaient à sortir.

Les chevaux furent amenés. Une dizaine d’hommes, parmi lesquels le roux, se mirent en route. Abdul restait seul au village.

C’était encore la nouvelle lune et les nuits étaient sombres.

Jiline pensa :

— Il faut partir ce soir.

Il fit part de son projet à Kostiline. Celui-ci s’effraya :

— Comment nous sauverons-nous ?… Nous ne connaissons pas la route.

— Je la connais.

— La nuit ne sera pas assez longue pour que nous soyons hors d’atteinte avant le jour.

— Eh bien ! nous ferons une halte dans la forêt. J’ai mis de côté quelques galettes. Que feras-tu à rester ici ? Si on envoie de l’argent, bon… mais si on n’en réunit pas assez… Les Tatars sont irrités, les Russes ont tué un des leurs… Le bruit court que le même sort nous attend.

Kostiline réfléchit un moment et se décida.

— Eh bien ! partons.


V

Jiline élargit le trou pour que Kostiline aussi put passer. Puis, ils s’assirent, attendant que tout fût endormi dans le village.

Dès que tout bruit eut cessé, Jiline passa par le trou et sortit du hangar. Puis, il chuchota à Kostiline :

— Suis-moi.

Celui-ci rampa à son tour, mais sa jambe accrocha une pierre avec bruit.

Le maître avait un chien tacheté, très féroce, appelé Ouliachine. Jiline, à l’avance, lui avait souvent donné à manger. Ouliachine entendit ; il se mit à japper et se jeta sur eux ; les autres chiens le suivirent.

Jiline le siffla et lui jeta un morceau de galette. Ouliachine le reconnut, agita la queue et cessa de japper.

De sa hutte, Abdul avait entendu. Il cria sans sortir :

— Sus !… sus, Ouliachine !

Mais Jiline caressait le chien sur les oreilles, et celui-ci se frottait aux jambes de son ami en agitant la queue.

Les évadés s’assirent et attendirent un moment. Tout redevint calme. On n’entendait que les brebis renâcler dans leur étable, et, un peu plus loin, le clapotis de l’eau courant sur les pierres. La nuit était noire et les étoiles hautes dans le ciel. La nouvelle lune descendait derrière la montagne. Dans les vallées, le brouillard était blanc comme du lait.

Jiline se leva et dit à son compagnon :

— Eh bien ! frère, allons !

Ils se mirent en route. Mais à peine avaient-ils fait quelques pas, qu’ils entendirent l’appel du mollah sur le minaret :

— Allah ! Besmillah ! Ibrakman !

C’était l’invite générale à la mosquée.

Les fugitifs s’arrêtèrent de nouveau ; ils s’assirent au pied d’un mur. Ils demeurèrent longtemps cachés ainsi, attendant que la foule des fidèles eût passé. Tout rentra de nouveau dans le silence.

— Et maintenant, à la grâce de Dieu !

Ils se signèrent et partirent.

Ils traversèrent la cour, descendirent vers le ruisseau, qu’ils franchirent, et s’engagèrent dans la vallée.

Le brouillard était épais et bas. On ne distinguait que les étoiles. Elles servirent à Jiline pour s’orienter. Il était vif et bon marcheur. Mais les bottes usées des fugitifs les gênaient. Jiline ôta les siennes, les jeta et continua sa route, pieds nus. Il sautait d’une pierre sur l’autre et consultait les étoiles. Kostiline avait peine à le suivre.

— Va plus doucement, dit-il. Ces maudites bottes m’écorchent les pieds.

— Ôte-les, tu marcheras mieux.

Kostiline marcha aussi pieds nus, mais il souffrait davantage. Les pierres lui coupaient les pieds : il retardait la marche de son compagnon.

Jiline lui dit alors :

— Ce n’est rien de s’écorcher les pieds… Tu guériras… tandis que, si on nous rattrape, on nous tuera. Ce sera pire…

Kostiline ne répondit pas et continua de marcher avec mille peines.

Ils allèrent ainsi longtemps. Tout à coup, ils entendirent, à leur droite, des aboiements. Jiline s’arrêta, gravit une colline et regarda.

— Eh ! fit-il, nous nous sommes trompés. Nous sommes allés trop à droite. Il y a ici un autre village tatar ; je viens de le voir. Il nous faut revenir et aller vers cette montagne, à gauche, où doit se trouver une forêt.

— Attends au moins un peu, dit Kostiline. Laisse-moi respirer… mes pieds sont tout ensanglantés.

— Hé, frère, cela guérira… Marche plus légèrement… Tiens, comme ça…

Et Jiline revint sur ses pas en courant. Il se dirigea à gauche, vers la montagne, dans la forêt. Kostiline restait toujours en arrière, poussant des : « oh ! » auxquels Jiline répondait par des : « chut ! » tout en continuant sa marche.

Enfin, la montagne fut gravie. Ils trouvèrent, en effet, une forêt. Ils s’y engagèrent par d’impénétrables fourrés où ils déchiraient leurs uniques habits. Enfin, ils trouvèrent un sentier et poursuivirent leur marche.

— Écoute ! On dirait qu’on frappe sur la route, s’écria l’un d’eux.

Ils s’arrêtèrent et écoutèrent.

Ce bruit semblait venir d’un cheval. Dès qu’ils se furent arrêtés, le bruit cessa ; aussitôt qu’ils se remirent en route, il recommença. Ils s’arrêtèrent, le bruit cessa de nouveau. Jiline rampa doucement vers la route et aperçut une ombre qui ressemblait vaguement à un cheval. Quelque chose d’étrange, qui ne semblait point être un homme, montait ce cheval. Il entendit une sorte de reniflement.

— Quel est ce miracle ? pensa-t-il.

Jiline sifflota doucement. L’ombre se dressa et s’enfuit comme un ouragan avec un fracas de branches brisées.

Kostiline, de frayeur, s’était laissé tomber à terre.

Jiline se mit à rire et lui cria :

— C’est un cerf !… c’est un cerf !… Entends-tu quel vacarme il fait avec ses bois ? Nous avons peur de lui, et lui a peur de nous.

Ils poursuivirent leur route. L’aube commençait à poindre, le jour était proche. Étaient-ils bien dans la direction du camp russe, c’est ce qu’ils ne pouvaient savoir. Jiline croyait reconnaître cette même route par laquelle on l’avait amené, et estimait qu’il y avait à peu près dix verstes jusqu’au camp russe ; mais il n’avait pas d’indice sûr, et, la nuit, il est très difficile de bien se rendre compte.

Enfin, ils trouvèrent une clairière. Kostiline s’assit et dit :

— Fais comme tu voudras, mais je n’irai pas plus loin. Mes jambes n’en peuvent plus.

Jiline l’exhorta.

— Non, reprit-il, je ne puis plus… je ne puis plus…

Alors Jiline se fâcha, cracha, et l’injuria.

— Eh bien ! je pars seul. Adieu !

Kostiline se leva vivement et marcha.

Ils firent encore quatre verstes. Le brouillard s’était épaissi. On ne distinguait plus rien, et les étoiles étaient à peine visibles.

Soudain, ils entendirent devant eux le pas d’un cheval ; les sabots frappaient sur les pierres. Jiline se coucha sur le sol et écouta.

— C’est bien cela, dit-il. Un cavalier vient dans notre direction.

Ils s’éloignèrent vivement de la route, se cachèrent parmi les arbres et écoutèrent. Puis, Jiline rampa vers la route et aperçut un Tatar à cheval qui chassait une vache devant lui, en fredonnant quelque chose.

Le Tatar passa.

Jiline revint près de son compagnon.

— Dieu nous a gardés de cette rencontre, dit-il. Lève-toi et allons.

Kostiline voulut se lever, mais il retomba.

— Je ne puis plus… je te jure que je ne puis plus… Je n’ai plus de forces…

Il était gros, gras et tout en sueur. Dans la forêt, le brouillard froid l’avait saisi, avec cela ses pieds étaient tout écorchés, si bien qu’il n’en pouvait plus. Jiline resta stupéfait.

— Ne crie pas… Le Tatar n’est pas loin, il va nous entendre.

Et il pensa :

— « Il est sans forces, le malheureux… Que puis-je faire ?… Je ne puis pas abandonner un camarade. »

— Lève-toi, lui dit-il, et monte sur mes épaules… Je te porterai, puisque tu ne peux pas marcher.

Il mit Kostiline sur son dos et le soutint en passant les bras sous ses cuisses.

— Seulement, tiens-moi par les épaules… Ne me serre pas le cou, je t’en supplie !

Jiline était fatigué. Ses pieds aussi étaient écorchés. Il se pencha en avant pour que Kostiline fût plus haut et le fatiguât moins, et il se mit en marche.

Mais le Tatar avait sans doute entendu le cri de Kostiline. Jiline s’aperçut que quelqu’un courait derrière eux et appelait en langue tatare.

Il se jeta dans un fourré ; le Tatar tira un coup de fusil dans la direction prise par les fugitifs, les manqua, poussa un cri et partit au trot.

— Nous sommes perdus, frère, dit Jiline. Ce chien va prévenir les autres Tatars et ils se mettront à notre poursuite… Si nous ne gagnons pas trois verstes nous sommes perdus.

Et il pensa :

— « Le diable m’emporte de m’être chargé de cette bûche ! Seul, je serais déjà loin. »

— Va-t’en seul, lui dit Kostiline. Pourquoi te perdre pour moi ?

— Non, je ne m’en irai pas. Abandonner un camarade ce n’est pas bien.

Il remit Kostiline sur ses épaules et fit ainsi une verste à travers la forêt, dont on ne voyait pas la fin.

Le brouillard commençait à se dissiper et les étoiles, pâlissant, disparaissaient une à une. Jiline n’en pouvait plus.

Il y avait justement une petite source près de la route. Jiline s’arrêta et déposa Kostiline à terre.

— Laisse-moi me reposer un peu et boire. Puis nous mangerons notre galette… Nous ne sommes sans doute pas loin du but.

À peine Jiline s’était-il penché pour boire qu’un bruit se fit entendre derrière eux. Ils se rejetèrent dans le fourré et s’y couchèrent. Ils entendirent les voix des Tatars à cette même place où eux-mêmes avaient tourné la route. Après avoir causé, ils lâchèrent leurs chiens.

Un froissement de branches fit retourner les évadés. Un chien était en arrêt devant eux. L’animal aboya.

Les Tatars s’approchèrent du chien, aperçurent Jiline et Kostiline, les saisirent, les lièrent avec des cordes, les mirent sur leurs chevaux et les remmenèrent.

Au bout de trois verstes, ils rencontrèrent Abdul, accompagné de deux Tatars. Il s’entretint un moment avec ceux qui avaient capturé les évadés, fit placer ceux-ci sur ses chevaux et reprit avec eux le chemin du village.

Abdul ne riait déjà plus et ne soufflait mot. Ils arrivèrent dans la matinée. On laissa les prisonniers dans la rue. Les enfants se réunirent à grand bruit et se mirent à les martyriser à coups de pierres et de fouet, en poussant des cris aigus. Les Tatars formèrent un cercle auquel s’adjoignit le vieux de la montagne, et ils commencèrent à délibérer. Les uns disaient qu’il fallait les envoyer plus loin dans la montagne. Le vieux était d’avis qu’on les tuât.

Abdul protesta :

— J’ai payé pour eux et je prendrai la rançon.

Le vieux répliqua :

— Ils ne te paieront rien et ne feront que nous attirer des malheurs, car c’est un péché de nourrir des Russes. Il faut les tuer, et c’est tout.

Le groupe se dispersa et Abdul s’approchant de Jiline lui dit :

— Si je n’ai pas reçu ta rançon d’ici quinze jours, je vous ferai mourir tous deux sous le fouet. Et si tu te risques encore une fois à fuir, je te tire comme un chien. Écris une lettre et écris-la bien. On apporta du papier aux captifs et ils écrivirent. On leur remit leurs entraves et on les conduisit derrière la mosquée. Il y avait là un fossé de cinq archines de profondeur. On les y descendit.


VI

À partir de ce jour, on leur rendit la vie beaucoup plus dure. On ne leur ôtait plus leurs entraves et ils ne pouvaient plus sortir. On leur jetait de la pâte crue, comme à des chiens, et on leur descendait de l’eau dans une cruche.

Leur fossé était puant et humide. Kostiline en tomba tout à fait malade : son corps enfla et fut perclus de douleurs. Il passait son temps à dormir ou à gémir.

Et Jiline aussi était triste. Il voyait que cela tournait mal, et la possibilité de sortir de là ne se montrait guère. Il avait commencé à creuser la terre, mais d’abord il ne savait où cacher les déblais, puis Abdul, l’ayant aperçu, le menaça de le tuer.

Un jour qu’il était accroupi dans sa fosse, affreusement triste, rêvant à la liberté, tout à coup, une galette lui tomba sur les genoux, puis une autre, puis des mûres. Il leva la tête et aperçut Dina. Elle le regarda en souriant et s’enfuit.

Jiline pensa :

— Si Dina pouvait m’aider à fuir.

Il nettoya un petit espace, ramassa de l’argile et se mit à modeler des poupées. Il fabriqua des hommes, des chevaux, des chiens et se dit :

— Quand elle viendra, je les lui jetterai.

Dina ne vint pas le lendemain. Mais Jiline entendit un bruit de chevaux ; il vit les Tatars réunis près de la mosquée et discutant avec animation. Ils parlaient des Russes, Jiline entendit la voix du vieillard. Il ne distingua pas nettement de quoi il s’agissait, mais il devina que les Russes n’étaient pas loin et que les Tatars discutaient pour la défense du village et étaient embarrassés de leurs prisonniers.

Tout à coup, le bruit de la discussion cessa. Puis un léger frôlement se fit entendre. Jiline leva la tête et aperçut Dina accroupie, la tête enfoncée entre ses genoux, penchée de manière que son collier pendait dans la fosse. Ses petits yeux brillaient comme des étoiles. Elle retira de sa manche deux galettes au fromage et les jeta à Jiline.

Jiline les prit et dit :

— Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ? Je t’avais fait des jouets. Tiens, les voilà.

Et il les lui jeta l’un après l’autre.

Mais elle fit de la tête un signe négatif.

— Je n’en veux pas, dit-elle.

Elle resta là silencieuse. Soudain, elle dit :

— Ivan, on veut te tuer.

Et elle fit le geste de couper la gorge à quelqu’un.

— Qui veut me tuer ?

— Mon père ; les vieux le lui ont ordonné. Moi, je te plains.

— Si tu me plains, apporte-moi un long bâton, dit Jiline.

Elle fit signe que c’était impossible.

Jiline joignit les mains, suppliant :

— Dina, je t’en prie, ma petite Dina, apporte-moi un bâton.

— Non. On s’en apercevrait à la maison.

Et elle partit.

Jiline demeura songeur toute la soirée :

— Que vais-je devenir ? se disait-il.

Il regarda le ciel, tout était calme. Des étoiles se montraient déjà, mais la lune n’était pas encore levée. Le mollah monta au minaret et lança son appel. Tout devint calme.

Jiline commençait à s’assoupir, n’espérant plus le retour de la jeune fille.

Soudain, quelques morceaux d’argile tombèrent sur sa tête. Il jeta les yeux à l’orifice de la fosse et vit descendre une longue perche.

Jiline, plein de joie, la saisit et l’attira vers lui. La perche était solide ; il l’avait vue quelques jours auparavant sur le toit d’Abdul.

Il leva la tête. Les étoiles étincelaient très haut dans le ciel. Au bord du fossé, les yeux de Dina luisaient comme ceux d’un chat. Elle se pencha davantage et lui dit à voix basse :

— Ivan ! Ivan !

Elle fit un geste pour inviter son interlocuteur à parler doucement.

— Qu’y a-t-il ?

— Tous sont partis. Il ne reste que deux hommes dans le village.

— Eh bien ! Kostiline, dit Jiline, essayons pour la dernière fois… Je vais t’aider.

Kostiline ne voulait pas même entendre parler d’une nouvelle évasion.

— Non, dit-il. Ma destinée n’est pas de sortir d’ici… Où irais-je, moi qui n’ai même plus la force de me retourner ?

— Eh bien ! alors, adieu. Ne m’en veuille pas.

Ils s’embrassèrent. Jiline saisit la perche, recommanda à Dina de la tenir solidement, et se mit à grimper. Deux fois il retomba, gêné par ses entraves. Kostiline lui fit la courte échelle et, enfin, il atteignit le bord de la fosse. Dina le tirait par le col de sa chemise, de toute la force de ses petits poignets, et riait de contentement.

Jiline attira la perche à lui, et dit à Dina :

— Reporte-la à sa place, car si on la trouvait ici, tu serais battue.

Dina partit, en traînant la perche, et Jiline descendit la montagne. Quand il fut dans la vallée, il prit une pierre tranchante et en frappa le cadenas qui fermait ses entraves. Mais le cadenas était solide, il n’en put venir à bout.

Tout à coup il entendit quelqu’un courir causer et descendre la montagne.

Il se dit :

— « C’est probablement encore Dina. »

Dina accourut, elle prit la pierre et dit :

— Donne, j’essayerai.

Elle se mit à genoux et frappa sur le cadenas à coups redoublés. Mais ses petits doigts étaient minces comme des brindilles. Elle jeta la pierre et fondit en larmes. Jiline frappa de nouveau. Dina, penchée sur lui, lui tenait l’épaule. Il se retourna et vit dans le ciel comme une lueur d’incendie. C’était la lune qui se levait.

Il se dit :

— Il faut que je traverse la vallée et gagne la forêt avant le lever de la lune.

Il se leva et jeta la pierre. Il partit avec ses entraves.

— Adieu Dinouchka, dit-il, je ne t’oublierai de ma vie.

Dina le retint et chercha ses poches pour y mettre quelques galettes.

— Merci, petite, dit-il. Qui te fera des poupées à présent ? ajouta-t-il en lui caressant la tête.

Dina, cachant dans ses mains son visage en pleurs, monta la colline avec l’agilité d’une chevrette. On n’entendait dans l’obscurité que le tintement des pièces de monnaie qui s’entrechoquaient parmi ses cheveux épars.

Jiline se signa, souleva le cadenas et le tint à la main, pour éviter de faire du bruit, et s’engagea sur la route. Il traînait la jambe en se hâtant, et, à chaque instant, regardait du côté où se levait la lune. Il reconnaissait bien son chemin.

Il n’avait qu’à aller droit devant lui, l’espace de huit verstes. Seulement il lui fallait gagner la forêt avant que la lune ne parût. Comme il traversait le ruisseau, la lumière pâlit derrière la montagne. Un côté de la vallée s’éclairait de plus en plus et l’ombre de la montagne s’éloignait de lui, de plus en plus.

Jiline marchait toujours dans l’ombre ; il se hâtait, mais la lune allait plus vite que lui. Il la voyait déjà poindre à droite, au sommet de la montagne. Il était sur le point d’atteindre la forêt quand la lune émergea complètement.

Tout devint clair comme en plein jour. On distinguait toutes les feuilles sur les arbres.

Il faisait calme et clair dans la montagne : un silence de mort régnait. On n’entendait que le petit ruisseau murmurer au fond de la vallée.

Jiline entra dans la forêt sans avoir rencontré personne. Il choisit un endroit bien sombre et s’y arrêta un instant. Il se reposa et mangea une galette. Il chercha ensuite une pierre et se mit de nouveau à frapper sur son cadenas.

Il se meurtrit les mains sans réussir à l’ouvrir. Alors il se leva et poursuivit sa route. Au bout d’une verste il n’en pouvait déjà plus, bien qu’il se fût arrêté tous les dix pas.

— « Il n’y a rien à faire, pensait-il. Je me traînerai tant que j’aurai des forces. Autrement, si je m’assois, je ne me relèverai plus. Certes je n’atteindrai pas la forteresse cette nuit… Dans la journée je me reposerai, et à la tombée de la nuit, je me remettrai en route. »

Il marcha ainsi toute la nuit. Il ne rencontra que deux Tatars à cheval ; mais les ayant entendus de loin, il se cacha derrière un arbre.

Cependant la lune pâlissait, la rosée tombait, il allait faire jour, et Jiline n’avait pas encore traversé la forêt.

Il se dit :

— « Soit ! je ferai encore une trentaine de pas, je m’installerai dans un fourré et m’y reposerai. »

Il fit encore trente pas et s’aperçut qu’il était à la lisière de la forêt.

Le jour était venu. Devant lui, il voyait comme à portée de la main, les steppes et la forteresse. À gauche, tout près de la montagne, étaient allumés des feux autour desquels se tenaient des gens.

Jiline regarda plus attentivement et vit luire les fusils des Cosaques et de soldats russes.

Tout heureux, il rassembla ses forces et commença à descendre la montagne. « Que Dieu me protège, fit-il. Si dans cet endroit découvert un Tatar m’apercevait, bien que je sois près des nôtres, je ne lui échapperais pas ! » À peine achevait-il cette réflexion qu’il aperçut, à sa gauche, sur la colline, trois Tatars. Ils étaient à deux déciatines de lui. À sa vue ils se mirent à sa poursuite. Son cœur battit. Il agita les mains au-dessus de sa tête criant de toutes ses forces :

— Frères ! Au secours ! Frères !

Les nôtres l’entendirent et des Cosaques à cheval partirent au grand galop pour couper la route aux Tatars.

Mais les Cosaques étaient loin et les Tatars s’approchaient de plus en plus.

Jiline, rassemblant ce qui lui restait de forces et tenant ses entraves dans ses mains, courut tout éperdu dans la direction des Cosaques, en faisant maints signes de croix.

— Frères ! Frères ! Frères !

Les Cosaques étaient une quinzaine.

Les Tatars eurent peur. Ils s’arrêtèrent et Jiline atteignit enfin les cavaliers.

Ils l’entourèrent et lui demandèrent qui il était, d’où il venait.

Mais Jiline était comme fou. Il pleurait en répétant :

— Frères ! Frères !

Les soldats accoururent autour de Jiline, lui apportant l’un du pain, l’autre du gruau, un autre de l’eau-de-vie. On l’enveloppa d’un manteau après avoir brisé ses entraves.

Les officiers le reconnurent et l’amenèrent à la forteresse. Les soldats étaient joyeux. Les camarades de Jiline se réunirent chez lui.

Il leur raconta comment il avait été pris par les Tatars et termina son récit en disant :

— Voici fini mon voyage chez moi, et mon mariage. Décidément ce n’était pas ma destinée.

Et il resta à l’armée du Caucase.

Kostiline ne fut racheté qu’un mois après moyennant cinq mille roubles. On le ramena à peine vivant.

  1. Sorte de tunique portée par les militaires au Caucase.