Ernest Maltravers/Livre 9

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Traduction par Mlle Collinet.
Hachette (p. 370-414).


LIVRE IX.


CHAPITRE PREMIER.


L’action se présente sous son véritable aspect.

. . . . . . . . . . . . . . .

Eh bien ! après ? que reste-t-il ? Essayez de la repentance !

(Shakspeare. Hamlet.)
Je crains qu’il ne soit mort avant que j’arrive.
(Shakspeare. Le roi Jean.)


Par une belle après-midi du mois de décembre, Lumley Ferrers s’éloignait de la maison de lord Saxingham. Les marteaux de porte étaient enveloppés pour en amortir le bruit ; les volets du troisième étage étaient clos. La maladie s’était abattue sur cette maison.

La figure de Lumley avait une expression de gravité inusitée, de tristesse même.

« Si jeune !… si belle !… murmurait-il. Ah ! si j’ai jamais aimé une femme, je crois bien que j’aimais celle-là : que cet amour soit mon excuse !… Je regrette ce que j’ai fait ; mais je ne pouvais prévoir qu’une simple ruse d’amour aurait de pareils résultats. Il avait bien raison, ce métaphysicien qui a dit : « On ne peut avoir de sympathie que pour les sentiments qu’on éprouve soi-même ? » Moi, je n’aurais pas beaucoup souffert d’être un peu désappointé en amour ; il est diablement singulier qu’elle en souffre tant, elle. En somme, je n’ai pas de chance. Ce vieux Templeton… je lui demande mille pardons : lord Vargrave (par parenthèse, en voilà un qui devient tous les jours de plus en plus robuste ! Quel tempérament !) me fait mauvaise mine. L’idée de mon mariage avec lady Florence ne lui revenait pas ; et, à l’époque où je croyais pouvoir réaliser ce rêve, il m’a donné à entendre que je dérangeais ses projets ; je ne puis deviner ce qu’il voulait dire. Et puis, encore, le gouvernement qui a offert cette place à Maltravers, au lieu de me l’offrir, à moi. Le fait est que mon étoile décline. Mais cette pauvre Florence ! je donnerais bien des choses pour la savoir rendue à la santé ! J’ai fait une vilaine action, quand je croyais faire seulement un trait d’esprit. Mais, ma foi ! le regret est bon pour les imbéciles. Par Jupiter ! à propos d’imbéciles, voici venir Cesarini. »

Pâle, amaigri, l’œil hagard, le chapeau rabattu sur les yeux, le costume en désordre, l’air désespéré et farouche, Cesarini traversa la rue, et accosta Lumley par ces mots :

« Nous l’avons assassinée, Ferrers ; et son ombre vengeresse nous poursuivra jusqu’au tombeau !

— Parlez en prose ; vous savez que je ne suis pas poëte. Que voulez-vous dire ?

— Elle va plus mal aujourd’hui, gémit Cesarini d’une voix creuse. J’erre comme une âme en peine autour de cette maison ; j’interroge tous ceux qui en sortent. Dites-moi, oh ! dites-moi s’il y a de l’espoir ?

— Je le souhaite sincèrement, dit Ferrers avec ferveur. Le mal a récemment pris une tournure inquiétante. Ce n’était d’abord qu’un rhume violent qu’elle avait contracté en s’exposant imprudemment, un soir, à la pluie. Maintenant on craint que les poumons ne soient attaqués ; mais si nous pouvions la faire changer de climat, elle se rétablirait probablement.

— Vous le croyez vraiment ?

— Oui, je le crois. Courage, mon ami ; ne vous faites pas de reproches ; nous n’y sommes pour rien. Elle est malade d’un rhume, et non d’une lettre !

— Non, non ; je juge son cœur d’après le mien. Oh ! que ne puis-je révoquer le passé ! Regardez-moi ; je suis le fantôme de ce que j’étais. Nuit et jour le souvenir de ma perfidie m’accable de remords.

— Bah ! Nous irons en Italie ensemble, et dans votre belle patrie, l’amour remplacera l’amour !

— Je suis presque décidé, Ferrers.

— Ah !… À quoi faire ?

— À lui écrire ; à lui tout révéler. »

Le visage rubicond de Ferrers devint livide ; son front s’assombrit d’une expression effrayante.

« Faites-le, et le lendemain vous périrez de ma main. Pour des causes plus futiles je n’ai jamais manqué mon homme.

— Osez-vous me menacer ?

— Oseriez-vous me trahir ? trahir un homme qui, s’il est coupable, n’est coupable que pour vous, à cause de vous ? Un homme qui aurait voulu vous donner la plus belle fiancée, et la plus riche dot de l’Angleterre ; et dont tout le crime envers vous est de ne pouvoir commander à la vie et à la santé ?

— Pardonnez-moi, dit l’Italien, fort ému ; pardonnez-moi, et comprenez ce que je veux dire. Je ne vous aurais pas trahi, vous ; il y a de l’honneur parmi les scélérats. Je n’aurais avoué que mon crime ; je n’aurais jamais dévoilé le vôtre. Pourquoi vous aurais-je dénoncé ? Cela ne servirait à rien.

— Est-ce sérieux ? Parlez-vous en toute sincérité ?

— Oui, sur mon âme !

— Alors, en vérité, vous êtes digne de mon amitié. Vous vous chargerez seul de toute la responsabilité de cette œuvre de faussaire (un vilain mot, mais il épargne les circonlocutions) ; seul, n’est-ce pas ?

— Oui ! »

Ferrers se tut pendant un instant, puis il s’arrêta court.

« Vous me le jurez ?

— Par tout ce qu’il y a de plus sacré !

— Alors, écoutez-moi, Cesarini : demain, si lady Florence va plus mal, je ne mettrai plus d’obstacle à votre révélation, dans le cas où vous vous décideriez à la faire. Je me servirai même de cette influence que vous me laissez conserver, pour atténuer votre faute, pour obtenir votre pardon. Et pourtant, renoncer à vos espérances, livrer une femme, que vous aimez tant, aux bras de ce rival détesté, c’est magnanime, c’est noble, ce serait au-dessus de mes forces ! Faites ce que vous voudrez. »

Cesarini allait répondre, lorsqu’un domestique à cheval tourna soudain l’angle de la rue, presque au grand galop. Son regard tomba sur Lumley ; il arrêta son cheval, et mit pied à terre.

« Oh ! monsieur Ferrers, dit-il tout hors d’haleine, je viens de chez vous ; on m’a dit que je vous trouverais peut-être chez lord Saxingham, et j’y allais justement…

— C’est bien, c’est bien ; qu’y a-t-il donc ?

— Mon pauvre maître, monsieur, je veux dire milord….

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Il a eu une attaque, monsieur. Les médecins sont auprès de lui. Milady (car milord ne peut plus parler) m’a envoyé vous chercher bien vite.

— Prêtez-moi votre cheval. Là ; allongez un peu les étriers. »

Tandis que le groom était occupé à rajuster la selle du cheval, Ferrers se tourna vers Cesarini.

« Ne faites rien trop précipitamment, dit-il. Je dirais même, si j’osais, ne faites rien sans m’avoir consulté ; mais souvenez-vous, dans tous les cas, que je compte sur votre promesse, sur votre serment.

— Vous pouvez vous y fier, dit Cesarini d’un ton sombre.

— Adieu donc, » dit Lumley, en sautant en selle. Quelques moments après il avait disparu.


CHAPITRE II.

Ô monde ! tu étais la forêt de ce cerf…

. . . . . . . . . . . . . . .

Est-il donc vrai que tu gis ici ?

(Shakspeare. Jules César.)

Quand Lumley descendit de cheval à la porte de son oncle, il fut très-frappé du désordre et du mouvement qui régnaient dans cette maison, où d’habitude l’œil sévère du maître maintenait une tranquillité et un silence aussi complets que si les affaires de la vie s’y faisaient par mécanisme. Les vieilles femmes qu’on occupait à ratisser les allées et à en arracher les mauvaises herbes, étaient rassemblées en groupe sur la pelouse unie, et hochaient de concert leurs têtes d’un air prophétique, en chuchotant confusément leurs commentaires. Dans le vestibule, la fille de chambre (c’était la première fois que Lumley en apercevait une dans cette maison, tant étaient invisibles les rouages qui faisaient mouvoir la machine domestique), la fille de chambre s’appuyait sur son balai, et écoutait, la bouche béante, les nouvelles que lui donnait le laquais. On eût dit qu’au premier relâchement d’un frein rigide, la nature humaine s’affranchissait du flegme conventionnel qui avait toujours pesé sur ses mouvements dans cette roide et cérémonieuse maison.

« Comment va-t-il ?

— Milord va mieux, monsieur ; il a parlé, à ce qu’il paraît. »

En ce moment un jeune visage, les traits gonflés et rougis à force de pleurer, se pencha par-dessus la rampe de l’escalier ; un instant après, Éveline accourait haletante dans le vestibule.

« Oh ! montez, montez, mon cousin Lumley ; il ne peut pas mourir en votre présence ! C’est impossible ; vous paraissez toujours si plein de vie ! Il ne mourra pas, n’est-ce pas ? Vous ne croyez pas qu’il mourra ? Oh ! emmenez-moi avec vous ; on ne veut pas me laisser aller auprès de lui !

— Chut ! ma chère petite fille, chut ! Suivez-moi tout doucement ; c’est bien. »

Lumley gagna la chambre de son oncle ; il frappa à la porte, et il entra ; l’enfant s’y glissa aussi, sans qu’on l’observât, ou du moins sans qu’on l’en empêchât. Lumley souleva le rideau du lit ; le nouveau lord y était étendu, la tête soutenue par des oreillers ; ses yeux grands ouverts avaient une fixité vitreuse, mais semblaient conserver l’intelligence ; ses traits étaient horriblement décomposés. Lady Vargrave était agenouillée de l’autre côté du lit ; son mari tenait l’une de ses mains entre les siennes ; de l’autre elle lui baignait les tempes et ses larmes coulaient rapides et abondantes, sans bruit ni sanglot, le long de ses joues pâles et blanches.

Deux médecins conféraient ensemble dans l’embrasure d’une fenêtre ; un apothicaire préparait des médicaments sur une table ; et deux des plus vieilles servantes de la maison se tenaient à peu de distance des médecins, dans l’espoir d’entendre ce qu’ils disaient.

« Mon cher, mon excellent oncle, comment vous sentez-vous ? demanda Lumley.

— Ah ! vous êtes donc venu ? dit le mourant d’une voix faible mais claire ; c’est bien. J’ai beaucoup de choses à vous dire.

— Mais pas à présent… pas à présent ! Vous êtes trop faible, » dit sa femme d’un ton suppliant.

Les médecins s’approchèrent du lit. Lord Vargrave agita sa main, et leva la tête.

« Messieurs, dit-il, je sens la mort s’avancer à grands pas ; il est très-urgent, pendant que j’ai encore ma connaissance, que je m’entretienne avec mon neveu. Le moment actuel vous semble-t-il propice ? Si j’attends, êtes-vous sûrs que j’en trouverai un autre ? »

Les médecins se regardèrent.

« Milord, dit l’un d’eux, peut-être cet entretien avec votre neveu soulagera-t-il et calmera-t-il votre esprit. Vous pourrez après dormir plus facilement.

— Seulement, prenez ce cordial, » dit l’autre docteur.

Le malade obéit. Un des médecins s’approcha de Lumley et le tira à l’écart.

« Enverrons-nous chercher le notaire de milord ? lui dit-il tout bas.

— C’est moi qui suis son héritier légitime, pensa Lumley. Mais… non, mon cher monsieur, dit-il ; non, je ne pense pas que cela soit nécessaire, à moins qu’il n’en exprime le désir ; sans aucun doute mon pauvre oncle a déjà réglé toutes ses affaires. Que pensez-vous de son état ? »

Le docteur hocha la tête.

« Je voudrais vous parler, monsieur, aussitôt que vous aurez quitté lord Vagrave.

— Que faites-vous donc-là ? s’écria le patient d’une voix aigre et chagrine. Quittez tous la chambre ; je voudrais être seul avec mon neveu. »

Les médecins se retirèrent ; les vieilles femmes le suivirent à regret ; en ce moment la petite Eveline se montra soudain, et s’élança sur le sein du mourant, en sanglotant comme si son cœur allait se briser.

« Ma pauvre enfant ! ma chère enfant ! ma bien-aimée chérie ! dit lord Vargrave d’une voix entrecoupée, et il enlaça l’enfant de ses faibles bras ; que Dieu vous bénisse ! que Dieu vous bénisse ! Et, assurément, il vous bénira ! Ma femme, ajouta-t-il avec beaucoup plus de tendresse que Lumley n’en avait jamais remarqué dans son accent, lorsqu’il parlait à lady Vargrave, ma femme, si les paroles que je prononce en ce moment doivent être les dernières que je vous adresse, puissent-elles du moins vous exprimer toute la reconnaissance que j’éprouve vis-à-vis de vous, pour des devoirs que nul n’aurait pu remplir plus religieusement. Vous ne m’aimiez pas, c’est vrai ; et, au comble de la santé et de l’orgueil, cette conviction m’a souvent rendu injuste à votre égard. Je fus sévère ; vous avez eu beaucoup à supporter : pardonnez-moi !

— Oh ! ne parlez pas ainsi ; vous avez été plus noble, plus généreux pour moi que je ne le méritais. Que ne vous dois-je pas ? Combien j’ai peu fait pour vous en récompenser ?

— Je ne puis souscrire à ces paroles ; laissez-moi, ma chère, laissez-moi. Je puis vivre encore ! J’espère vivre… je ne souhaite pas de mourir ! Le calice s’éloignera peut-être de mes lèvres. Partez !… partez !… et vous aussi, mon enfant.

— Ah ! laissez-moi rester. »

Lord Vargrave embrassa, avec une tendresse passionnée, la petite créature qui se cramponnait autour de son cou ; puis il la remit entre les bras de sa mère, et retomba épuisé sur son oreiller. Lumley, tenant son mouchoir à ses yeux, ouvrit la porte à lady Vargrave, qui sanglotait amèrement ; puis il la referma avec soin, et vint reprendre sa place auprès de son oncle.

Lorsque Lumley quitta le chevet du malade, sa physionomie était plutôt sombre et agitée que triste. Il se dirigea précipitamment vers la chambre qu’il occupait d’habitude, pendant que son oncle dormait d’un long et profond sommeil. Mais la mère et l’enfant ( maintenant réintégrées dans la chambre du malade) ne cessèrent pas de veiller.

Une heure environ avant minuit, le plus âgé des deux médecins alla chercher le neveu.

« Votre oncle vous demande, monsieur Ferrers, et je crois qu’il est de mon devoir de vous dire que ses derniers moments sont proches. Nous avons fait tout ce que l’on pouvait faire.

— Connaît-il bien le danger de sa position ?

— Oui, monsieur, et il a consacré à la prière les deux heures qui viennent de s’écouler. C’est le lit de mort d’un chrétien, monsieur.

— Hum ! » fit Ferrers, et il suivit le médecin.

La chambre était obscure, une seule lampe, dont la lumière était soigneusement voilée, éclairait une table, sur laquelle se trouvait le livre de vie et de mort ; la douleur et l’effroi se peignaient sur le visage de la mère et de l’enfant, agenouillées à côté du lit.

« Venez ici, Lumley, balbutia le mourant, qui s’éteignait rapidement. Il n’y a personne ici que vous trois, que les trois êtres que je chéris le plus, n’est-ce pas ?… C’est bien. Alors, Lumley, vous savez tout… Ma femme, il sait tout. Mon enfant, donnez la main à votre cousin… Ainsi, vous êtes maintenant fiancés. Quand vous serez grande, Éveline, vous saurez que mon dernier vœu et ma dernière prière ont été que vous fussiez la femme de Lumley Ferrers. En vous donnant cet ange, Lumley, je vous dédommage de tout ce qui pourrait vous paraître injuste de ma part. Et vous, mon enfant, je vous assure ce rang et ces honneurs que j’ai eu tant de peine à atteindre, et dont il m’est défendu de jouir. Soyez bon pour elle, Lumley…, vous avez un cœur généreux et loyal ; qu’elle puisse y trouver un abri… On ne lui a jamais adressé une parole dure. Que Dieu vous bénisse tous, et qu’il me pardonne… priez pour moi. Lumley, demain vous serez lord Vargrave, et vous, plus tard (ici un sourire funèbre mais triomphant passa sur son visage), plus tard vous serez milady… lady Vargrave. Lady… oui… oui… lady Var… »

Les paroles s’éteignirent sur ses lèvres tremblantes ; il se retourna, et bien qu’il continuât à respirer pendant plus d’une heure, lord Vargrave n’articula pas une syllabe de plus.


CHAPITRE III.

La crainte et l’espérance se dressent épouvantées, et se penchent par-dessus la rive étroite de la vie, pour regarder… quoi ? un abîme sans fond.
(Young.)
Adieu, mépris, fierté de jeune fille, adieu !
(Shakspeare. Beaucoup de bruit à propos de rien.)

La blessure qu’avait reçue Maltravers était grave et douloureuse à un très-haut degré. Il est vrai qu’il n’avait jamais été ce qui s’appelle éperdument amoureux de Florence Lascelles. Mais, dès le moment où le hasard et les circonstances l’avaient revêtu du rôle de soupirant accepté, il était conforme à son caractère loyal et scrupuleux de ne voir que le beau côté des facultés et des qualités de Florence, et de chercher à éprendre son imagination reconnaissante de la beauté du génie, de la tendresse de sa future épouse. Il avait ainsi forcé et accoutumé ses pensées et ses espérances à se concentrer sur un seul objet ; Florence et l’avenir étaient devenus des mots indissolubles, qui n’avaient qu’un seul et même sens pour son esprit. Peut-être les accusations inattendues et écrasantes dont elle l’avait accablé, exprimées d’ailleurs en termes si peu mérités, l’avaient-elles blessé plus amèrement, parce qu’elles tombaient plutôt sur son orgueil que sur son affection, et qu’elles n’étaient pas adoucies par ces mille excuses qu’aurait inventées un amour passionné ni par ces mille souvenirs qu’il aurait évoqués. C’était un sentiment profond et concentré d’injustice et d’insulte, qui endurcissait et aigrissait tout son être ; sentiment d’amour-propre froissé, d’orgueil froissé, d’honneur froissé. Et encore ce coup l’accablait au moment où il était le plus mécontent de tout ce qui l’environnait. Il était dégoûté de la petitesse des instruments et des ressorts de la vie politique ; il était en proie à une lassitude pleine de mépris, que lui inspirait la stérilité de la gloire littéraire. À trente ans il avait nécessairement perdu l’ardeur et l’élasticité de la première jeunesse, et il avait déjà brisé un grand nombre de ces hochets, que les affaires et l’ambition donnent comme de vains jouets, pour amuser la maturité de la vie. Chaque nouvel exemple de bassesse dans les hommes ou dans les choses affligeait ou révoltait un esprit, qui exigeait toujours un but trop pur et trop exalté pour la vie humaine, et qui était encore trop difficile pour ce calme consentement du monde, tel qu’il est, contentement que doivent posséder tous ceux qui veulent rendre leur philosophie pratique, et leur génie aussi fertile pour la moisson, qu’il a été prodigue à la floraison. Orgueilleux, solitaire et insociable, Ernest Maltravers n’avait pas les ressources ordinaires des hommes froissés déçus. Complétement séquestré dans la retraite de sa maison de campagne, il passait les journées à errer mélancoliquement ; et le soir il se tournait vers les livres, l’esprit plein de dédain et de lassitude. Il avait déjà tant appris, que les livres lui enseignaient peu de choses qu’il ne connût déjà. D’ailleurs les biographies des auteurs, ces espèces de fantômes, qui semblent n’avoir eu d’existence que dans l’ombre de leurs pensées impérissables, refroidissait l’inspiration qu’il aurait pu trouver dans leurs œuvres. Ces esclaves de la lampe, ces vers à soie du cabinet, combien ils ont peu joui ; combien ils ont peu vécu ! Condamnés par le destin ordinaire du monde à un sort mystérieux, ils ne semblent naître que pour travailler et fournir des pensées à la multitude, puis pour mourir quand ils ont laborieusement et obscurément accompli leur tâche, et que dans leur épuisement ils ne peuvent plus rien produire. Vivants, ce n’étaient que des noms, et dans la mort comme dans la vie ils restent éternellement des noms, des fantômes insaisissables et immatériels. Vers cette époque, Maltravers eut la fantaisie de tourner ses regards curieux vers les philosophies obscures et à demi éteintes du monde antique. Il compara les stoïciens aux épicuriens, qui avaient prêté une acception de leur choix à la simple et frugale doctrine d’utilité de leur maître. Il se de manda lequel était le plus sage : aiguiser la douleur ou engourdir le plaisir ; tout souffrir ou jouir de tout. Par une réaction naturelle et fréquente dans la vie, cet homme jusque-là si convaincu, si actif d’esprit, si résolu aux grandes choses, commença à soupirer après les plaisirs nonchalants de l’indolence. Le Jardin d’Académus lui devint plus attrayant que le Portique. Il médita sérieusement cette antique alternative du demi-dieu grec. Il se demanda s’il ne serait pas plus sage de renoncer aux graves objets auxquels il s’était jusque-là consacré, de détrôner le sévère mais auguste idéal de son cœur, de cultiver les amours légères et les passe-temps voluptueux de la multitude et de planter de myrtes et de roses le court intervalle de jeunesse qu’il lui restait encore à parcourir. Comme l’onde qui roule sur l’onde, les systèmes chassaient les systèmes dans son esprit, balayant toutes les impressions passagères, et laissant la surface propre également à recevoir et à oublier. Tel est l’état ordinaire des hommes d’imagination, dans ces crises de la vie où quelque grande révolution de projets et d’espérances vient bouleverser des éléments trop sensibles à tous les changements du vent. C’est ainsi que les faibles sont anéantis ; tandis que les forts, après quelques convulsions terribles mais inconnues, retombent dans cette harmonie et cet ordre solennels que Dieu et le destin font concourir au service de l’humanité.

Maltravers fut tiré de cette lutte incertaine entre des principes contraires par la lettre suivante de Florence Lascelles :

« Pendant trois jours et trois nuits d’insomnie, je me suis demandé si je devais ou non vous écrire. Ernest ! si j’étais comme jadis, au comble de la santé et de l’orgueil, je pourrais craindre que, malgré votre générosité, vous ne méconnussiez ma prière ; mais maintenant cela n’est pas possible. Notre union n’aura jamais lieu ; et toutes mes espérances se bornent à un seul espoir doux et triste : que vous écarterez de mes derniers moments l’ombre froide et sombre de votre ressentiment. Tous deux nous avons été cruellement trompés et trahis. J’ai découvert, il y a trois jours, la perfidie dont nous avions été victimes. Et alors, oh ! alors ! au milieu de toute la faible angoisse humaine que je ressentis de l’avoir découverte trop tard (votre malédiction s’est accomplie, Ernest !) j’ai éprouvé du moins un moment de fier et pur ravissement. Ernest Maltravers, le héros de mes rêves, m’apparaissait noble et grand comme autre fois : un être qu’il n’était pas indigne de moi d’aimer, de regretter, pour lequel je pouvais mourir sans honte. On m’avait montré une lettre écrite par vous, mais dénaturée, falsifiée à ce qu’il paraît ; hélas ! je ne m’aperçus point de l’imposture. C’était vous, vous seul, dont on avait fait un faux témoin, un terrible accusateur contre vous-même ! Pouviez-vous penser que tout autre témoignage, que les paroles, les serments des autres, eussent pu vous accuser à mes yeux ? Ah ! vous m’avez mal jugée ; mais je le méritais. J’avais juré de garder le secret ; le sceau n’est brisé sur mes lèvres, que pour être placé sur ma tombe. Ernest, mon bien-aimé Ernest, aimé jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’au dernier battement de mon cœur !… Écrivez-moi un mot de consolation et de pardon. Vous croirez, je le sais, ce que je vous écris en termes bien imparfaits ; car vous, vous avez toujours eu confiance dans ma loyauté ; même quand vous avez blâmé mes torts. Maintenant je suis comparativement heureuse ; un mot de vous me transporterait au comble du bonheur. Le sort a été probablement plus miséricordieux envers nous deux, que nous ne pouvons le croire, avec l’aveuglement et les regrets de notre pauvre nature humaine. Car maintenant que ma force est abattue, et que dans la solitude de ma chambre je puis humblement conférer avec mon cœur, je vois le véritable aspect de ces fautes, que je prenais autrefois pour des vertus ; et je sens que si nous avions été unis, moi, tout en vous aimant toujours, je ne vous aurais peut-être pas rendu heureux, et qu’alors j’aurais connu la douleur de perdre votre amour. Puisse celui qui vous réserve à une destinée glorieuse encore inachevée, vous soutenir lorsque mes yeux ne pourront plus briller de la joie de vos triomphes, ni pleurer de vos moindres afflictions ! Vous allez poursuivre votre large et splendide carrière. Quelques années encore et mon souvenir ne vous aura laissé que l’impression d’un rêve. Mais… mais… je ne puis en écrire davantage. Que Dieu vous bénisse ! Adieu ! »


CHAPITREIV.

Oh ! mettez un frein à ce courant impétueux de votre bonté ; mon âme est trop faible pour y résister.
(Dryden. Sébastien et Doras.)

L’obséquieux médecin avait fait sa visite du soir ; lord Saxingham s’était rendu à un dîner ministériel, car il faut toujours que la vie marche côte à côte avec la mort ; Lady Florence Lascelles était seule. Elle se trouvait dans une pièce attenante à sa chambre à coucher ; c’était là que dans les beaux jours de la brillante et fantasque héritière, elle s’était plu à déployer son goût capricieux et original. C’était là qu’elle avait été habituée à rêver, à écrire, à étudier ; c’était là que cette lumière nouvelle, dont brillaient les pensées nobles et neuves d’Ernest, l’avait pour la première fois éblouie ; c’était là que lui était venue l’idée de ce roman de jeune fille, qui l’avait poussée à correspondre avec lui sans se faire connaître ; c’était là, qu’elle s’était d’abord avoué, et que l’imagination avait ensuite fait éclore l’amour ; c’était là, qu’elle avait parcouru seule la marche rapide et épuisante de cet amour plein d’émotions ; qu’elle en avait éprouvé les doutes, les espérances, les extases, les revers, la terreur, le douloureux accablement, le désespoir plein d’angoisses ! Et maintenant elle y attendait tristement et avec patience les progrès de l’inévitable destruction. Des livres, des tableaux, des instruments de musique, des bustes en marbre, à demi cachés dans l’ombre formée par des draperies classiques et toutes les délicates élégances du goût féminin, conservaient encore à cet appartement une grâce aussi riante que si la jeunesse et la beauté devaient en être à jamais les hôtes, et qu’une fosse sombre et horrible ne fût pas la seuls demeure durable pour des créatures d’argile et de boue.

Florence Lascelles se mourait ; mais ce n’était pas uniquement de ce mal fréquent, bien que mystique, qu’on appelle « un cœur brisé. » Sa santé, toujours délicate, parce qu’elle était toujours travaillée par un esprit nerveux, irritable et inquiet, avait été progressivement et invisiblement ébranlée, avant même qu’Ernest lui eût déclaré son amour. Au rayonnement étrange de ses larges prunelles, à la riche transparence de son admirable teint, les gens d’expérience auraient pu, dès longtemps, apercevoir les germes de la mort. Le soir où son cœur, plein de trouble et de délire, l’avait si imprudemment poussée à devancer le retour de Lumley (qu’elle avait envoyé auprès de Maltravers, sans savoir elle-même ni dans quel but, ni dans quel espoir), ce soir-là, elle était déjà en proie à une fièvre ardente. La pluie et le froid fécondèrent le mal qui germait dans son sein ; son agitation le nourrit ; le délire survint. Par suite de cette erreur médicale, la plus effrayante et la plus fatale de toutes, qui prive le corps, lorsqu’il a le plus besoin de forces, du principe même de la vie, on la saigna pour obtenir un calme momentané, mais pour la jeter dans une faiblesse incurable et permanente. La phthisie s’empara de sa victime. Elle était soignée par les premiers médecins de Londres, et lord Saxingham était fermement persuadé qu’elle ne courait aucun danger. Il n’était pas dans ses idées de croire que la mort pût se permettre d’enlever une personne comme lady Florence Lascelles, quand il y avait tant de pauvres gens dans le monde qu’elle pouvait supprimer sans inconvenance. Mais Florence connaissait son état, et sa grande âme ne tremblait pas à l’approche du danger. Pourtant lorsque Cesarini, torturé par l’horreur du remords, lui écrivit pour lui avouer la part qu’il avait prise à la fatale perfidie dont elle avait été victime (bien que, fidèle à sa promesse, il cachât le nom de son complice), alors, oui alors, elle pleura sur son sort. Oh ! combien elle aurait voulu contempler, en ce moment, la surface de cette belle terre que nous habitons, avec les yeux de l’amour et du bonheur ! Mais la souffrance du corps réveille ordinairement une puissance et une philosophie de l’âme, endormies jusque-là, et qu’on ne peut connaître tant qu’on a la santé. Dieu, dans sa miséricorde, a voulu qu’en général dans la nature, à mesure qu’on décline vers le tombeau, la pente devienne plus douce et plus facile ; et chaque jour, à mesure que les écailles d’argile tombent des yeux, la mort perd l’aspect menteur du spectre, et l’on descend enfin dans ses bras, comme un enfant fatigué qui s’endort sur le sein de sa mère.

Lady Florence, le cœur découragé, écoutait le tictac monotone de l’horloge qui l’avertissait de la fuite des instants peu nombreux, mais peu précieux aussi, qu’il lui restait encore à vivre. La figure cachée dans ses mains, et penchée sur la petite table qui se trouvait à côté de son sofa, elle s’abandonnait à ses tristes pensées. Le front hautain, la taille majestueuse qui jadis semblaient avoir été créés pour commander, s’inclinaient maintenant sans force. Pas d’amis autour d’elle, car Florence ne s’était jamais fait d’amis. Sa jeunesse avait été solitaire, et ses dernières heures étaient solitaires aussi.

Tandis qu’assise ainsi elle rêvait, le bruit des roues d’une voiture ébranla légèrement la chambre ; le bruit cessa… la voiture s’était arrêtée à la porte. Florence leva la tête.

« Non, non, ce n’est pas possible ! murmura-t-elle ; et pourtant ses joues pâles et amaigries se colorèrent d’un incarnat faible et passager, et sa poitrine haletante se souleva sous les plis de sa robe, infiniment trop large pour son corps amaigri. Il y eut un silence qui lui parut interminable ; elle détourna la tête avec un profond soupir, et un froid serrement lui étreignit le cœur.

En ce moment, sa femme de chambre entra d’un air significatif et troublé.

« Je vous demande pardon, milady… mais…

— Mais quoi ?

M. Maltravers vient d’arriver et il a demandé à parler à milady ; de sorte que M. Burton m’a envoyé chercher, et j’ai dit que milady était trop malade pour voir n’importe qui. Mais M. Maltravers n’a pas voulu se contenter de ce refus ; il attend dans la bibliothèque de milord, et il a voulu à toute force que je vinsse l’annoncer, milady. »

Or, les paroles de mistress Shinfield n’étaient pas euphoniques, et sa voix n’était point mélodieuse ; mais Florence n’avait jamais entendu d’éloquence qui lui fît tant d’effet. La jeunesse, l’amour, la beauté ressuscitèrent tout à coup pour elle, éclairant ses yeux et ses joues, et illuminant cette noble ruine d’une lumière soudaine et trompeuse.

« Eh bien, dit-elle, après un moment de silence, faites monter M. Maltravers.

— Monter, milady ? Mon Dieu !… laissez-moi arranger un peu vos cheveux ; c’est que milady est vraiment tout à fait en déshabillé !

— Peu importe, Shinfield ; il excusera bien tout cela. Allez. »

Mistress Shinfield haussa les épaules et partit. Encore quelques instants… un pas sur l’escalier… le bruit d’une porte qui s’ouvre… et Maîtravers et Florence se retrouvent seuls, face à face. Il s’arrêta immobile sur le seuil. Elle s’était involontairement levée ; ils se tenaient debout, l’un vis-à-vis de l’autre, et la lampe éclairait en plein le visage de Florence. Oh ! ciel ! quand ce spectacle cessera-t-il de tourmenter le cœur de Maltravers ! quand cette figure flétrie ne se dressera-t-elle plus comme un spectre devant ses yeux ! La voilà toujours, fidèle et accusatrice, dans la solitude comme au milieu de la foule ; il la voit aux rayons du soleil du midi ; le soir, elle passe devant ses yeux, pâle et indistincte à la lueur des étoiles ; elle s’était réfléchie dans son cœur, et y avait laissé son image ineffaçable, pour toujours et toujours ! Ces joues, naguère si gracieusement arrondies, étaient maintenant creuses et tirées ; une teinte sombre et livide entourait ses yeux ; ses lèvres étaient blanches ; une expression âpre, inquiète, fatiguée avait remplacé ce regard clair et radieux, où rayonnait jadis toute la vitalité du génie, tout le charmant orgueil d’une femme belle et aimée, où se lisait clairement, non-seulement l’intelligence de l’âme, mais son éternité !

Maltravers restait là immobile, saisi d’épouvante et d’effroi. Enfin, un gémissement étouffé s’échappa de ses lèvres ; il s’élança vers Florence, se jeta à genoux à côté d’elle, et saisissant ses deux mains, il les couvrit, en sanglotant, de baisers. Tout l’airain de sa forte nature était brisé ; et ses émotions, si longtemps comprimées, mais devenues maintenant indisciplinables et irrésistibles, étaient terribles à voir !

« Ne pleurez pas… ne pleurez pas ainsi, murmura lady Florence, effrayée de cette véhémence ; je suis bien changée, mais la faute en est à moi, Ernest, à moi seule. Oh ! mon bien-aimé, si bon, si affectueux, si doux, comment ai-je pu être insensée à ce point ! Vous me pardonnez, n’est-ce pas ? Je suis, encore une fois, à vous… à vous pendant un peu de temps. Ah ! ne pleurez pas lorsque je suis si heureuse ! »

Tandis qu’elle parlait, ses larmes (ces larmes-là ne jaillissaient pas de la même source où les pleurs de Maltravers puisaient leur angoisse brûlante et intolérable) tombaient doucement sur la tête penchée de son amant, et sur les mains qui étreignaient convulsivement les siennes. Maltravers leva avec égarement les yeux vers elle, et il frémit en voyant l’effort qu’elle fit pour sourire. Il se leva précipitamment, se jeta sur une chaise, et se couvrit le visage de ses mains. Il cherchait, par un violent effort, à se maîtriser ; mais sa poitrine haletante, sa respiration entrecoupée, trahissaient la lutte orageuse qui se passait au dedans de lui.

Florence le regarda un instant, avec un sentiment de repentir amer, et presque de regret intéressé.

« Et c’est là l’homme, pensa-t-elle, qui me paraissait si insensible aux émotions douces ; c’est là le cœur que j’ai foulé sous mes pieds ; c’est là la nature dont je me défiais ! »

Elle s’approcha de lui à pas tremblants et faibles ; elle posa la main sur son épaule ; la tendresse de l’amour inondait son cœur, quand elle l’enlaça de ses bras.

« C’est notre destinée… c’est ma destinée, dit enfin Maltravers, d’une voix creuse, mais calme, comme s’il se réveillait après un rêve affreux ; nous sommes les jouets du destin et sa roue nous a écrasés. Cette vie humaine est un effrayant état d’existence ! À quoi servent la sagesse, la vertu, la loyauté envers les hommes, la piété envers le Ciel, la culture que nous donnons à notre esprit, notre désir d’atteindre à une sphère plus élevée, si nous devons être ainsi les jouets du moindre hasard, les victimes de la plus misérable infamie ; et si notre existence, nos sens même, peut-être, doivent être à la merci du premier traître ou du premier insensé venu ? »

Il y avait quelque chose dans la voix d’Ernest, aussi bien que dans ses réflexions, d’un calme et d’une profondeur tellement surnaturelles, que Florence en fut plus émue de frayeur qu’elle ne l’avait été de sa première véhémence. Il se leva et se mit à arpenter la chambre, en se parlant à voix basse, comme s’il eût ignoré la présence de Florence ; et en effet il l’avait oubliée. Tout à coup il s’arrêta, et fixant les yeux sur elle, il dit presque à voix basse, et avec un accent qui la fit frissonner :

« Maintenant, le nom du traître qui nous a perdus ?

— Non Ernest, non, jamais ! À moins que vous ne me juriez de renoncer au dessein que je lis dans vos yeux. Il a fait l’aveu de sa faute, il se repent, je lui ai pardonné ; vous ferez de même, n’est-ce pas ?

— Son nom ? répéta Maltravers, et sa figure qui jusque-là avait été colorée, devint d’une pâleur étrange.

— Vous lui pardonnez ? jurez-le moi !

— Son nom, vous dis-je, son nom ?

— Calmez-vous, vous m’épouvantez… Vous me tuerez ! balbutia Florence qui retomba épuisée sur le sofa. Ses nerfs, affaiblis par la maladie, étaient complétement ébranlés par l’ardeur d’Ernest ; elle se mit à pleurer, en se lamentant et en se tordant les mains.

— Vous ne voulez pas me dire son nom ? dit Maltravers, avec douceur. Comme vous voudrez. Je ne vous le demanderai plus. Je saurai le découvrir moi-même. Le sort vengeur me le révélera. »

À cette pensée il devint plus calme, et en voyant pleurer Florence, la violence inusitée de ses sentiments impétueux s’apaisa ; il s’assit à côté d’elle, et lui dit tout ce qu’il put imaginer pour la calmer, la réconforter, la consoler. Bientôt en effet Florence fut consolée ! Et, tandis qu’au-dessous de leurs têtes l’inexorable squelette déployait le drap funéraire, ils échangèrent une fois encore leurs serments, et, avec des sentiments plus tendres encore que naguère, ils parlèrent d’amour !


CHAPITRE V.

Erichto alors lui fait entendre ses funestes murmures qui lui enjoignent de porter ses malfaisants secrets aux esprits des ténèbres.
(Marlow.)

Ce soir-là, Maltravers monta l’escalier de sa solitaire demeure d’un pas appesanti et accablé ; il se laissa tomber, en gémissant, sur la première chaise qui se présenta.

Il faisait un froid vif. Pendant sa longue entrevue avec lady Florence, son domestique avait pris la précaution de se rendre à Seamore-Place, et de faire à la hâte quelques préparatifs pour le retour du maître de la maison. Mais les chambres à coucher paraissaient nues et peu confortables ; on avait descendu les rideaux, on avait enlevé les tapis (la femme de charge d’un garçon est toujours extraordinairement prévoyante, pour ces sortes de choses. Aussitôt que son maître a le dos tourné, elle se remue, elle déplace, elle triomphe : elle va donc enfin pouvoir mettre les choses en ordre !) Le feu même n’était pas bon, une flamme sombre et capricieuse jaillissait par boutades du combustible étouffé. C’était une grande chambre, et les lumières qui s’y trouvaient l’éclairaient imparfaitement. Sur la table étaient épars des documents parlementaires, des brochures, des bills, et des livres offerts par de jeunes auteurs, indices de l’activité productrice de la machine incessante du monde. Mais Maltravers ne voyait, ne sentait même rien ; la gelée de l’hiver n’engourdissait pas son sang brûlé par la fièvre. Son domestique, qui l’aimait, comme toutes les personnes qui avaient des relations fréquentes avec lui, allait et venait avec inquiétude dans la chambre, attisait le feu rebelle, étalait la chaude robe de chambre, plaçait du vin sur la table, faisait des questions qui restaient sans réponse, et des offres de service qui passaient inaperçues. Les petits rouages de la vie continuent à fonctionner, même quand le grand ressort est paralysé ou brisé. Maltravers était, si je puis me servir de cette expression, dans une espèce de léthargie mentale. Les émotions qu’il avait ressenties l’avaient laissé dans un état d’épuisement complet. Il éprouvait cette torpeur qui suit ou précède une grande douleur. Enfin il se trouva seul, et la solitude lui rendit, presque malgré lui, le sentiment de sa profonde angoisse. Car il est à observer que, lorsqu’on est frappé d’un malheur intime, la présence d’un être quelconque semble s’interposer entre le souvenir et le cœur. Éloignez l’importun, et le marteau suspendu retombe immédiatement sur l’enclume ! Il se leva au moment où la porte se refermait sur son domestique : il se leva en tressaillant, et il écarta brusquement son chapeau de ses sourcils contractés. Pendant quelques instants, il marcha en long et en large ; l’air de la chambre, tout glacial qu’il était, semblait le suffoquer.

Il y a des moments, quand la flèche frémit dans la blessure, où tout espace paraît trop étroit ; comme le cerf blessé on voudrait fuir, fuir toujours. On éprouve un vague désir de s’échapper, une envie presque insensée de sortir de soi : l’âme s’efforce de s’envoler sur les ailes du matin.

À la fin Maltravers ouvrit avec impatience sa fenêtre ; elle donnait sur un balcon saillant, d’où l’on embrassait la perspective étendue que présente le parc, à une certaine élévation. Il sortit sur le balcon, et découvrit sa poitrine au souffle glacé de l’air. L’herbe recouverte de givre, les branches spectrales des arbres semblables à des squelettes, s’étendaient sous un ciel gris et froid. Tous les objets du dehors rapprochaient de plus en plus son âme des pensées du tombeau, de l’anéantissement de l’être, de la destruction de la beauté. Dans l’étreinte palpable de l’hiver, la mort elle-même semblait l’enlacer de ses bras de squelette. Et, tandis que, las de lutter contre les émotions amères qui tordaient et lacéraient son cœur, il s’y abandonnait sans résistance, il n’entendit pas le bruit qui se fit à la porte d’entrée, ni le retentissement des pas sur l’escalier ; il ne s’aperçut pas de la présence d’une autre personne dans la chambre, jusqu’au moment où il sentit une main se poser sur son épaule, et où, en se retournant, il vit le visage pâle et livide de Castruccio Cesarini.

« Voici une triste nuit et une heure solennelle, Maltravers, dit l’Italien, avec un sourire contracté, c’est bien la nuit et l’heure qui conviennent à mon entrevue avec vous.

— Arrière ! dit Maltravers avec impatience. Je ne suis pas disposé à écouter vos tirades tragiques.

— Ah ! mais vous m’entendrez jusqu’au bout. J’ai guetté votre arrivée ; j’ai compté les heures que vous avez passées auprès d’elle ; je vous ai suivi jusque chez vous. Si vous avez des passions humaines, l’humanité elle-même doit être tarie en vous, et la bête fauve dans sa tanière ne doit pas être plus redoutable à rencontrer. C’est pour cela, que moi je vous cherche, et que je vous brave. Restez tranquille. Florence vous a-t-elle révélé le nom de l’homme qui vous a calomnié, et qui l’a livrée elle-même à la mort ?

— Ah ! dit Maltravers en pâlissant affreusement, et en fixant les yeux sur Cesarini ; vous n’êtes pas cet homme ; mes soupçons sont tombés sur un autre.

— C’est moi. Fais ce que tu voudras. »

À peine ces mots étaient-ils prononcés, que Maltravers, en poussant un cri de rage, se jeta sur l’Italien, l’enleva, l’étreignit dans ses bras comme un enfant, et le brandit en l’air au tour de sa tête ; dans ce paroxysme de folie, au milieu de cette lutte des éléments de la vengeance et de la raison, il tint peut-être à un cheveu que Maltravers ne précipitât le criminel de cette élévation effrayante où ils se trouvaient. Enfin la tentation s’éloigna. Un instant après Cesarini s’appuyait à la muraille sain et sauf, mais presque évanoui de rage et de frayeur.

Il était seul ; Maltravers l’avait quitté, il avait fui, fui dans sa chambre, fui pour chercher un refuge contre les passions humaines sous l’aile de celui qui voit tout, qui est toujours présent.

« Mon père ! dit-il en gémissant, et en se jetant à genoux, soutiens-moi, sauve-moi, sans toi je suis perdu ! »

Cesarini revint lentement à lui, et rentra dans l’appartement. Déjà les premières atteintes de la folie s’emparaient de son cerveau, et il revenait, sournois et farouche, exaspérer le lion qui avait épargné sa vie. Maltravers s’était relevé après avoir achevé sa courte prière. Le visage rigide et contracté, les bras croisés sur sa poitrine, il faisait face à l’Italien qui s’avançait vers lui le regard menaçant, le bras levé, mais qui s’arrêta involontairement à la vue de l’attitude imposante de son rival.

« Alors donc, dit enfin Maltravers à voix basse et avec un calme surnaturel, alors, c’est vous qui êtes le traître ? Parlez ; de quels artifices vous êtes-vous servi ?

— D’une lettre de votre main ! Lorsque, il y a quelques mois, je vous écrivis pour vous communiquer les espérances que j’avais conçues, et vous demander votre opinion sur celle que j’aimais, comment m’avez-vous répondu ? Par des doutes, par des critiques, par un dédain caché et poli de la femme même, que, par une froide trahison, vous avez ensuite arrachée à mon amour, à mon culte, à mon adoration. J’ai falsifié cette lettre ; j’ai fait en sorte que les craintes que vous exprimiez pour mon bonheur parussent être les craintes que vous inspirait votre bonheur à vous-même. J’ai changé les dates, de manière que la lettre semblât écrite, non à l’époque où vous aviez fait connaissance avec Florence, mais après que vos serments d’amour avaient été échangés et acceptés. Votre écriture même vous accusait de lâches soupçons et de motifs sordides. Tels sont les artifices dont je me servis.

— Ils sont très-nobles. Vous en repentez-vous ?

— Pour ce que je t’ai fait à toi, je n’ai nul repentir. Je te regarde même encore comme l’agresseur. Tu m’as arraché le cœur de celle qui était l’univers entier pour moi, et, quelles que soient les raisons qui te servent de justification, je te hais d’une haine qui ne peut s’éteindre, qui abjure le titre abject de remords ! Je me réjouis de tes angoisses. Mais pour elle, elle frappée au cœur… elle mourante ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Le coup est retombé sur ma tête !

— Mourante ! dit lentement Maltravers, qui tressaillit. Non, non ; elle n’est pas mourante… ou bien que serais-tu, toi ? Son assassin ! Et que devrais-je être alors, moi ? Son vengeur ! »

Vaincu par la violence des passions qui le déchiraient, Cesarini se laissa tomber à terre, et se couvrit la figure de ses mains jointes. Maltravers marchait à grands pas d’un air sombre. Il se fit quelques moments de silence.

À la fin Maltravers s’arrêta devant Cesarini, et lui parla ainsi :

« Vous êtes venu ici, moins pour avouer le crime le plus lâche dont un homme puisse se rendre coupable, que pour triompher de ma douleur, pour me braver et me pousser à venger mon injure. Partez, misérable, partez ; pour le moment vous ne courez aucun danger. Tant qu’elle vivra, ma vie ne m’appartient pas : je ne dois pas la risquer. Si elle renaît à la santé, je saurai vous plaindre et vous pardonner. Pour moi, votre trahison, bien qu’infâme, est au-dessous de mon mépris. Ce sont les conséquences de ce crime, en ce qui touche à… à… votre noble victime, qui peuvent seules élever ce qui est méprisable à la hauteur de ce qui est tragique, et me faire considérer votre vie comme un holocauste juste et nécessaire, offert non à la vengeance, mais à la justice. Vie pour vie, victime pour victime ! C’est l’antique loi ; et elle est équitable.

— Je ne vous reconnais pas le droit, avec votre maudit sang-froid, de disposer ainsi de moi, de vous arroger l’alternative de me frapper ou de m’épargner ! Non, continua Cesarini, en frappant du pied, non ! Loin de chercher auprès de vous de l’indulgence, je vous brave, je vous défie ! Vous croyez que je vous ai fait injure, et moi, au contraire, je considère que c’est vous qui êtes coupable envers moi. Sans vous, elle m’eût peut-être aimé, elle m’eût appartenu. Mais n’importe. Sans vous, du moins, il est certain que je n’aurais pas souillé mon âme d’une lâche action, je n’aurais pas précipité la plus belle des créatures humaines dans la tombe. Si elle meurt, c’est moi peut-être qui ai commis ce meurtre, mais c’est vous qui en êtes la cause ; vous êtes l’esprit du mal qui m’a soufflé la tentation du crime. Je vous brave, je vous crache au visage. Il ne reste plus en moi aucun sentiment de douceur ; c’est du feu qui coule dans mes veines… Mon cœur a soif de sang, Vous… vous… il vous reste encore le privilége de la voir, de la bénir, de la soigner ; tandis que moi qui l’aimais tant, moi qui aurais baisé la terre qu’avait foulée ses pas, moi… Allons, allons, il n’importe. Je vous hais !… je vous insulte !… je vous jette au visage les noms d’infâme et de lâche ! J’invoque les lois de l’honneur, et je vous demande ce combat que vous ne pouvez ni différer, ni me refuser !

— Va-t’en chez toi, insensé, va-t’en chez toi ; va tomber à genoux, et prier le ciel qu’il te pardonne ; règle tes comptes avec Dieu, et ne regrette pas les jours qui te sont laissés pour laver ton âme de cette noire souillure. Car, tandis que je te parle, je prévois trop bien que ses jours sont comptés ; et à la trame de sa vie la tienne est entrelacée. À peine aura-t-elle rendu le dernier soupir, que nous nous reverrons ; mais à présent je suis de glace et de pierre ; tu ne pourras m’émouvoir. Le crépuscule de sa vie ne sera pas assombri par la vue du sang ; par la pensée du sacrifice qu’exige cette vie qu’elle va perdre. Va-t’en, ou mes domestiques te jetteront loin de ma porte ; tes lèvres sont trop viles pour respirer l’air que respirent d’honnêtes gens. Va-t’en, te dis-je, va-t’en ! »

Quoique le visage imposant de Maltravers fût à peine agité par le mouvement d’un seul muscle, quoique nulle contraction n’assombrît son front majestueux, quoique son œil calme et méprisant ne lançât aucune étincelle, il y avait une autorité royale dans son aspect, dans son bras étendu, dans sa tête hautaine, dans la puissance et l’ampleur de sa voix austère, qui maîtrisa et fit trembler le malheureux Cesarini, déjà épuisé et énervé par la violence de ses passions. Il s’efforça de lancer à Maltravers mépris pour mépris, mais ses lèvres tremblaient, et sa voix s’éteignait en inintelligibles murmures, au fond de sa poitrine. Maltravers le considéra d’un regard de dédain profond et écrasant. L’Italien plein de honte et de rage se débattait contre lui-même, mais en vain : cet œil froid, fixé sur lui, était un exorcisme auquel ne pouvait résister le démon qui était en lui. Il se dirigea machinalement vers la porte ; puis il se retourna, brandit son poing fermé, et faisant retentir la maison d’un éclat de rire sauvage, insensé, il s’élança au dehors.


CHAPITRE VI.

L’âme qui s’en va se repose sur un sein aimé.
(Gray.)

Maltravers ne s’absentait pas un seul jour du chevet de Florence. Il arrivait de bonne heure, il s’en allait tard. Il reprit son ancien rôle de prétendant agréé sans avoir eu un seul mot d’explication avec lord Saxingham. Florence se chargea de cette tâche. Sans doute elle l’accomplit bien, car son père parut satisfait quoique grave et presque, pour la première fois de sa vie, triste. Maltravers ne faisait jamais allusion à la cause de leur malheureuse mésintelligence. À partir du premier soir, il ne s’abandonna plus aux émotions douloureuses et violentes qu’il éprouvait. Il n’affectait pas de s’adresser des reproches ; il ne déplorait pas avec un inutile désespoir leur séparation prochaine. Quelque chose qu’il lui en coûtât, il se renfermait contenu et stoïque dans la force absolue de son empire sur lui-même. Il n’avait plus qu’un but, qu’un désir, qu’une espérance ; épargner tout chagrin aux derniers moments de Florence Lascelles, embellir et aplanir son chemin sur le pont solennel qui unit la vie à la mort. Sa prévoyance, sa présence d’esprit, sa sollicitude, sa tendresse, qui ne lui firent pas défaut un seul instant, allaient au delà des attributs d’un homme et entraient dans ces mille détails délicats et indescriptibles qui, dans la souffrance et la douleur, font de la femme un ange consolateur. On eût dit qu’il avait fortifié toute sa nature et qu’il l’avait entièrement consacrée à un seul devoir, comme s’il était encore plus dévoué à l’empire de ce devoir qu’à celui de l’affection elle-même, résolu à ce que Florence ne se ressouvînt pas qu’elle n’avait plus de mère !

Ah ! combien alors Florence l’aimait ! Combien cet amour, dans sa tendresse reconnaissante et dévouée, était plus ardent que le feu jaloux et impétueux qu’elle avait éprouvé naguère ! Son caractère, comme il arrive souvent dans une maladie de langueur, devenait infiniment plus doux et plus souple, à mesure que les ombres de la mort se pressaient davantage autour d’elle. Elle se plaisait à faire lire Maltravers, à causer avec lui, et toute sa poésie d’autrefois se transfigurait en quelque sorte en piété. C’était encore de la poésie ; mais une poésie d’un vol plus hardi !… Il y avait un monde au delà de la tombe, il y avait une vie après le sommeil de la chrysalide, où tous deux seraient réunis un jour. Maltravers, qui avait une foi solennelle et ardente dans la grande espérance, ne dédaignait pas la plus pure et la plus haute de toutes les sources de consolation.

Souvent dans cette chambre silencieuse, au sein de cette fastueuse maison, qui avait été le théâtre de tant de projets vains et mondains ; de tant de coquetteries, de fêtes, de réunions politiques, de dîners ministériels et de toutes ces bagatelles, qui flottent à la surface de la vague passagère, souvent, dis-je, ces deux jeunes gens, dont la position réciproque avait été si soudainement et si étrangement changée, s’entretenaient de ces choses, grandes et divines, qui sont les fiançailles de la terre et du ciel.

« Combien je suis heureuse, disait un jour Florence, que mon choix soit tombé sur un homme qui pense comme vous pensez ! Combien vos paroles m’élèvent et m’exaltent ! et cependant il fut un temps où je ne songeais même pas à vous demander votre croyance sur ces questions. C’est dans le chagrin et la maladie que nous apprenons pourquoi la foi a été donnée aux hommes comme consolatrice ; la foi, qui est l’espérance sous un nom plus divin ; une espérance qui ne connaît ni la déception ni la mort. Ah ! que vos paroles sont pleines de sagesse, quand vous prêchez la philosophie de la foi ! C’est en effet la télescope à travers lequel les étoiles semblent grandir à nos yeux. Et je vous laisse à vous, Ernest, mon bien-aimé, à la fin compris et connu, je vous laisse, pour le moment où je ne serai plus là, cette conseillère, cette amie ; vous connaîtrez vous-même ce que vous m’avez enseigné. Et lorsque vous contemplerez non-seulement le ciel, mais l’espace infini, la création sans bornes, vous saurez que je suis là ! Car l’esprit habite partout où s’étend la présence universelle de Dieu. Qui sait à combien de phases différentes d’existences, de missions, de devoirs, de tâches actives et glorieuses nous sommes réservés dans d’autres sphères ; peut-être devons-nous les connaître ensemble et les partager ; peut-être devons-nous d’âge en âge monter plus haut dans l’échelle des êtres. Car assurément dans les cieux il ne doit y avoir ni halte ni langueur ; on ne doit pas s’y livrer à un repos calme et uniforme. Le mouvement et le progrès y resteront la loi et la condition de l’existence. Et il y aura pour nous des tâches et des devoirs à remplir là-haut, comme il y en a eu ici-bas. »

C’était dans cette doctrine, partagée par Maltravers, que le caractère de Florence, sa surabondance de vie, son activité de pensées, ses aspirations, son ambition se révélaient encore. Son regard contemplait sans trembler, moins le calme et le repos de la tombe, que la lumière et la gloire d’une existence renouvelée et progressive.

Tandis qu’ils causaient ainsi un jour, et que la voix touchante d’Ernest (tranquille, mais un peu tremblante pourtant de l’émotion qu’il cherchait à réprimer) calmait quelquefois, et quelquefois élevait encore davantage les pensées de Florence, on annonça lord Vargrave. Lumley Ferrers, qui maintenant avait hérité de ce titre, entra. C’était la première fois que Florence le voyait depuis la mort de son oncle ; la première fois que Maltravers le voyait depuis cette soirée si fatale à Florence. Ils tressaillirent tous deux. Maltravers se leva et se rapprocha de la fenêtre. Lord Vargrave prit la main de sa cousine et la baisa silencieusement, tandis que ses lèvres trahissaient une émotion qui, pour cette fois, était vraie.

« Vous me voyez résignée, Lumley, dit Florence avec un doux sourire. Je suis résignée et heureuse. »

Lumley jeta les yeux du côté de Maltravers, et rencontra un regard froid, scrutateur, perçant, qui l’embarrassa, et auquel il s’empressa de se soustraire. Il se remit sur-le-champ.

« Je suis content, ma cousine, je suis bien content, dit-il d’un accent pénétré, de revoir ici Maltravers. Espérons maintenant que tout ira bien. »

Maltravers s’avança froidement vers Lumley.

« Me prendrez-vous encore la main, à présent ? dit-il d’un ton très-significatif.

— Plus volontiers que jamais, dit Lumley ; et il ne manifesta aucune émotion en disant ces mots.

— Je suis satisfait, » reprit Maltravers après un moment de silence, et d’un accent plus expressif encore que ses paroles.

Il y a dans certaines natures un fonds de générosité tellement abondant, que leur pénétration en est émoussée. Maltravers ne pouvait croire que la franchise pût n’être qu’un masque ; c’était une hypocrisie dont il ne se doutait pas. Lui-même il n’était pas incapable de commettre de grands crimes, si les circonstances l’y avaient poussé ; en ce moment même, le projet sinistre et sombre d’une action criminelle se déroulait au fond de son cœur ; car il avait certaines passions qui, chez un caractère aussi résolu, étaient susceptibles de produire des effets funestes et terribles, dès que le vent d’orage en aurait déchaîné la fureur. À l’âge de trente ans, il était encore incertain si Ernest Maltravers deviendrait un homme exemplaire ou dangereux. Mais il aurait plus volontiers étranglé un ennemi que touché la main d’un homme qu’il aurait trahi.

« J’aime à penser que vous êtes amis, dit Florence, en les regardant affectueusement ; et pour vous du moins, Lumley, une telle amitié doit être un bienfait. Je vous ai toujours bien et tendrement aimé, Lumley ; je vous ai aimé comme un frère, quoique nos caractères ne s’accordassent pas toujours. »

Lumley tressaillit.

« Au nom du ciel, s’écria-t-il, ne me parlez pas si tendrement ; je ne puis l’endurer ; je ne puis vous regarder, et penser…

— Que je me meurs. Les bonnes paroles conviennent d’autant mieux, à mesure qu’on s’approche de la dernière qui doit quitter nos lèvres. Mais parlons d’autre chose. J’ai bien pris part à la perte que vous venez de faire.

— Mon pauvre oncle ! dit vivement Lumley, empressé de changer de conversation ; c’est un choc bien inattendu ; et de tristes devoirs m’ont tellement absorbé jusqu’à ce jour, que je n’ai pu même venir vous voir. Ce qui me tranquillisait néanmoins, c’était d’apprendre, lorsque j’envoyais tous les jours demander de vos nouvelles, qu’Ernest était auprès de vous. Pour ma part, dit-il avec un léger sourire, on m’a légué des devoirs aussi bien que des honneurs. Je suis tuteur d’une héritière, et fiancé à une enfant.

— Que voulez-vous dire ?

— Mon pauvre oncle chérissait si tendrement la fille de sa femme, qu’il lui a laissé la plus grande partie de sa fortune. Il n’y a qu’une petite propriété de deux mille livres[1] sterling à peine par an, qui me revienne avec le titre (un titre neuf encore, qui exigerait le double pour le faire accepter, et en faire passer le chrysocale pour de l’or). Néanmoins, afin d’atteindre à un double résultat, c’est-à-dire d’assurer à sa protégée son titre bien-aimé, et de dédommager son neveu de la perte de ses richesses ; il m’a requis, par ses dernières volontés, d’épouser la jeune demoiselle dont il m’a confié la tutelle, lorsqu’elle aurait dix-huit ans. Hélas ! à cette époque, j’aurai passé la quarantaine ! S’il ne lui sourit pas alors de prendre un mari aussi mûr, elle perdra trente mille livres[2], seulement trente mille, sur les deux cent mille livres[3] qui lui sont laissées ; voilà la dragée qu’il me laisse pour me faire avaler cette pilule amère, en cas de refus de la jeune demoiselle. Maintenant vous savez tout. À sa veuve, une jeune femme véritablement exemplaire, il a laissé une rente de quinze cents livres[4], et sa villa. Ce n’est pas grand’chose, mais elle s’en contente. »

La légèreté de ton du nouveau pair indigna Maltravers, et il se détourna avec impatience. Mais lord Vargrave, décidé à ne pas laisser la conversation retomber sur des sujets affligeants, qu’il détestait par-dessus tout, se retourna vers Ernest et lui dit :

« Eh bien ! mon cher Ernest, je vois par les journaux que vous êtes nommé aux fonctions laissées vacantes par N***, C’est une position qui vous mènera loin. Je vous en félicite.

— J’ai refusé, dit sèchement Maltravers.

— Refusé !… maintenant ! Et pourquoi ? »

Ernest se mordit les lèvres, et ses sourcils se froncèrent, mais son regard erra, à son insu, du côté de Florence, et Lumley crut avoir trouvé la véritable réponse à sa question ; il se tut.

La conversation, après cela, devint embarrassée et languissante. Lumley se retira aussitôt qu’il le put, et lady Florence ce soir-là eut une crise violente ; elle ne put quitter son lit le jour suivant. Elle avait lutté jusqu’au dernier moment contre la nécessité de s’aliter ; mais, dès lors, cette nécessité devint chaque jour plus inévitable et plus pressante. La mort hâtait le pas. Les yeux de lord Saxingham s’ouvrirent enfin à la triste vérité ; il prit sa place au chevet du lit de sa fille, et oublia qu’il était ministre d’État.


CHAPITRE VII.

Éloignez-vous, mes amis ; pourquoi vous donner tant de peine à connaître ce que vous indiquera bientôt un beau marbre dans une église ?
(Crabbe.)

Ceci peut paraître étrange ; mais jamais Maltravers n’avait aimé lady Florence comme il l’aimait à présent. Était-ce par cette contradiction de la nature humaine, qui nous rend les choses mortelles plus chères à mesure qu’elles s’éloignent de nous, comme des oiseaux dont les brillantes couleurs ne se déroulent à nos regards que lorsqu’ils s’envolent et disparaissent dans la nue ? Ou bien était-ce qu’il avait toujours adoré plus les charmes de l’esprit que ceux du corps, et que ceux-là s’épanouissaient à mesure que ceux-ci se flétrissaient ? Un être qu’il faut calmer, consoler, protéger ! Oh ! combien il devient cher à l’orgueil de l’homme ! La femme hautaine qui peut se soutenir seule, qui n’a pas besoin de s’appuyer sur notre cœur, perd la magie de son sexe.

J’omets ces phases du déclin de la vie, gratuitement douloureuses à décrire, et, dans cette circonstance, je n’ai pas une plume assez froide, assez technique pour les raconter. À la fin arriva l’époque où les médecins peuvent, à quelques jours près, préciser le moment de la délivrance. Depuis quelque temps les insignifiantes pruderies du rang avaient été laissées de côté ; Maltravers restait fidèlement, pendant plusieurs heures tous les jours, auprès du lit auquel Florence Lascelles, si brillante, si admirée jadis, était maintenant presque toujours condamnée. Mais son âme élevée et héroïque la soutenait jusqu’au bout. Jusqu’à la fin elle savait souffrir, aimer et espérer. Un jour, au moment où Maltravers quittait son poste, elle le conjura, d’un accent plus solennel que d’habitude, de revenir le soir. Elle fixa l’heure précise où elle voulait qu’il arrivât, et poussa un profond soupir lorsqu’il se retira. Maltravers s’arrêta dans le vestibule, pour s’entretenir avec le médecin, qui sortait, au moment même, de la bibliothèque de lord Saxingham ; il lui parla quelques instants avec calme, et ne trahit son émotion que par un tremblement presque imperceptible des lèvres !

« Il ne faut pas que je pleure encore sur elle ! » murmura-t-il en s’éloignant.

Il se rendit chez un gentilhomme de son âge, avec qui il avait formé ce genre de relations qui ne va pas jusqu’à l’intime amitié, mais qui se fonde sur le respect réciproque, et qui souvent dispose mieux à rendre des services mutuels que l’amitié déclarée. Le colonel Danvers siégeait habituellement à côté de Maltravers au parlement ; ils votaient ensemble, et ils partageaient les mêmes opinions sur la politique et sur l’honneur. Ils se seraient mutuellement prêté des sommes considérables, sans écrit ni billet ; et si l’un d’eux était attaqué en son absence, il n’avait jamais besoin de l’indignation chaleureuse d’un avocat officiel pour prendre sa défense, lorsque l’autre était présent. Pourtant il n’y avait pas de conformité dans leurs goûts et leurs habitudes ; et lorsqu’ils se rencontraient dans les rues, ils ne se disaient jamais, comme ils l’auraient souvent dit à des connaissances moins estimées : « Allons passer notre journée ensemble ! » Des relations de ce genre ne sont pas rares, entre des gens honorables, dont les habitudes et les liaisons sont déjà formées, et ne peuvent être sacrifiées, même à l’amitié. Le colonel Danvers n’était pas chez lui ; on le croyait à son club, dont Ernest était membre aussi. Maltravers s’y rendit aussitôt. En arrivant au club, il apprit que Danvers venait de le quitter une heure auparavant, en disant qu’il reviendrait bientôt. Maltravers entra et s’assit tranquillement. La salle était pleine d’oisifs, comme d’habitude ; mais il n’évitait pas la foule, il ne la voyait même pas. Il n’éprouvait pas le besoin de la solitude ; car il portait en lui la solitude même. Quelques personnages haut placés s’y trouvaient, groupés autour du feu, avec plusieurs des satellites et des parasites de la vie politique ; ils parlaient tous avec ardeur et avec vivacité, car c’était un moment de conflit entre les partis. Tout singulier que cela puisse paraître, quoique Maltravers entendît à peine alors leur conversation, elle revint plus tard clairement et fidèlement à sa mémoire, dans ses premières heures de réflexion au sujet de ses projets d’avenir, et servit à augmenter et à consolider son dégoût du monde. On discutait le caractère d’un grand homme d’État, dont ces gens-là étaient incapables de comprendre les motifs, dictés par les sentiments les plus nobles et les plus élevés. Leurs grossiers soupçons, leurs basses jalousies, leurs calculs de patriotisme d’après le tarif des places à obtenir, tout ce qui, en somme, dépouille de son fard cette belle prostituée, l’ambition politique ; tout cela s’imprima, comme avec un fer chaud, dans son âme. Un monsieur, le voyant assis seul et silencieux, le chapeau sur les yeux, lui tendit poliment le journal qu’il lisait.

« C’est la seconde édition ; vous y trouverez la dernière dépêche française.

— Merci ! » dit Maltravers ; et l’homme poli tressaillit en entendant cette laconique réponse ; il y avait un accablement, un désespoir inexprimables dans l’accent dont il la prononça.

Le regard de Maltravers parcourut machinalement les colonnes du journal, et s’arrêta à la vue de son nom. L’ouvrage qu’il s’était plu à composer au fond de la charmante retraite de Temple-Grove, où, dans chaque page, dans chaque pensée, se retrouvaient les conseils de Florence, œuvre à laquelle son image se trouvait associée d’une manière inséparable, et qui était illuminée par l’éclat d’un génie sympathique, cet ouvrage venait d’être publié. Depuis longtemps il était terminé, mais l’éditeur, par quelque excellente raison de son métier, l’avait jusque-là, empêché de paraître. Maltravers en ignorait la publication ; depuis peu, d’autres pensées avaient tout chassé de sa mémoire ; il avait oublié l’existence de son livre. Et maintenant, dans toute la pompe, dans tout le faste d’un nom d’auteur connu, il se révélait au monde ! Maintenant, maintenant, que c’était une indécente raillerie au lit de mort, un sacrilége, une impiété ! Il y a un désaccord effrayant entre l’auteur et l’homme ; entre la vie de l’auteur et la vie de l’homme. L’ère du triomphe apparent est souvent celle de la plus insupportable angoisse qui n’est souvent ni connue ni même devinée. L’ouvrage qu’on a composé avec tant de bonheur, paraît quelquefois à l’heure où toutes choses, sous le soleil, sont sans joie. Ce livre avait été l’œuvre de prédilection d’Ernest Maltravers. Elle avait été composée dans une heure de noble ambition ; elle avait été exécutée avec cette poursuite ardente de la vérité qui, sous l’influence du génie, devient de l’art. Combien, dans les heures solitaires qu’il dérobait au sommeil, il avait peu songé à lui-même, et à ce salaire du travailleur qu’on appelle la gloire ! Avec quelles délices il avait songé au contraire qu’il promulguait des secrets qui devaient rendre ses semblables meilleurs, plus sages, et leur montrer les seuls vrais, les seuls grands mobiles de l’existence ! Et Florence, Florence seule, avait compris les battements de son cœur, à chaque page qu’il écrivait ! Et maintenant… Il se trouvait par hasard dans le journal qu’il tenait une critique de son ouvrage ; ce n’était pas seulement une critique hostile, c’était une diatribe personnelle, insultante, remplie de grossières invectives. Tous les motifs qui peuvent noircir ou salir la réputation d’un homme lui étaient imputés. Le lâche dépit de quelque Zoïle inconnu le couvrait de ses éclaboussures. Si l’auteur de cet article avait su le coup terrible qui menaçait Maltravers à cette époque, il aurait fallu qu’il ne fût pas un homme pour ne pas frémir à la pensée de jeter lâchement ce fiel sur sa blessure ; mais, comme je l’ai déjà dit, il y a un abîme entre l’auteur et l’homme. Le premier est toujours à la merci de tous ; l’autre on ne le connaît pas. Dans un pareil moment ces piqûres ne pouvaient inspirer à Maltravers ni le mépris qu’éprouve une âme orgueilleuse, ni le courroux qu’éprouve une âme vaniteuse. Il ne pouvait rien sentir qu’une vague aversion du monde et de tous les buts, de tous les objets qu’il avait poursuivis si longtemps, ou plutôt il n’en avait pas alors le sentiment. Il était comme dans un rêve ; mais de même qu’on se souvient le matin d’un rêve de la nuit, de même, lorsqu’il se réveilla plus tard, il prit en horreur ses aspirations d’autrefois, et en dégoût leur vil salaire. C’était la première fois, de puis la première année d’inexpérience où il avait écrit, que l’invective avait eu la puissance de le tourmenter un seul instant.

Mais en cette circonstance c’était la goutte de plus, qui faisait déborder la coupe déjà trop pleine. Le grand pilier qui soutenait sa vie passée lui faisait défaut ; il lui semblait que tout s’écroulait autour de lui.

Le colonel Danvers arriva enfin. Maltravers le tira à l’écart, et ils quittèrent ensemble le club.

« Danvers, dit Ernest, le moment est proche où je dois, ainsi que je vous en ai prévenu, réclamer vos services. Je voudrais vous voir ce soir, si c’est possible.

— Certainement : je serai à la Chambre jusqu’à onze heures. Après cette heure-là vous me trouverez chez moi.

— Je vous remercie.

— Est-ce que cette affaire ne peut s’arranger à l’amiable ?

— Non, c’est une querelle de vie et de mort.

— Pourtant le monde devient vraiment trop éclairé pour admettre ces vieilles façons de combat singulier.

— Il y a des cas où la nature humaine et ses profonds ressentiments l’emporteront toujours sur le monde et sa philosophie. Le duel et la guerre appartiennent au même principe ; l’un et l’autre sont condamnables, si l’on y a recours sous un prétexte frivole ou insuffisant. Mais il n’est point criminel pour un soldat de défendre sa patrie contre l’invasion, ni pour un homme qui possède véritablement un cœur honnête, de venger la foi et l’honneur aux dépens de sa vie. La loi me permet de tuer le voleur qui me prend mon argent ; le voleur qui m’arrache des trésors que rien ne peut remplacer, doit-il donc rester impuni ? Telles sont les inconséquences d’une pseudo-morale, à laquelle nous ne pourrons jamais souscrire, tant que nous serons de chair et d’os.

— Pourtant, dit Danvers en souriant, les anciens avaient des passions aussi violentes que nous, et ils n’avaient jamais recours au duel.

— Parce qu’ils avaient recours à l’assassinat ! répondit Maltravers en contractant ses sourcils d’un air sombre. De même que dans les révolutions, toutes les lois sont suspendues, de même il y a certains événements orageux, certaines offenses irrémissibles, qui sont les révolutions de la vie des individus. Mais, assez ! ce n’est pas le moment de discuter la question comme des savants. Quand nous nous reverrons, vous apprendrez tout, et vous jugerez les choses comme moi. Bonjour !

— Quoi ! vous me quittez déjà ? Maltravers, vous paraissez malade, votre main est brûlante ; vous devriez consulter un médecin. »

Maltravers sourit : mais ce n’était pas de son sourire habituel. Il secoua négativement la tête et s’éloigna rapidement.

Neuf heures venaient de sonner à trois horloges de Londres, successivement, au moment où un homme de stature haute et imposante remontait la rue qui conduisait à l’hôtel Saxingham. À cinq maisons de distance de l’hôtel, il y a une chaussée pavée en travers de la rue, et sur cette chaussée se trouvait un jeune homme ; sur son visage la jeunesse même semblait flétrie et sans séve. On était au mois de mars, le 3 mars ; le temps était extraordinairement froid, même pour ce mois rigoureux. Il avait neigé le matin, et la neige s’étendait blanche et triste le long de la rue, en longues lignes coupées par les ornières. Mais la brise n’avait pas ce souffle calme et glacé d’un temps de gelée ; au contraire, un vent d’ouragan gémissait et hurlait dans les rues désertes, et la flamme des réverbères vacillait à chaque rafale impétueuse. Peut-être ce vent meurtrier augmentait-il la pâleur d’aspect, l’air défait du jeune homme qui se trouvait là. Les cheveux, beaucoup plus longs qu’on ne les porte habituellement, étaient rejetés en arrière, et laissaient à découvert des joues horriblement creuses, amaigries et livides ; son corps frêle et mince semblait à peine en état de résister au souffle de la tempête.

Au moment où l’homme de haute taille (qui par sa mâle stature, et une certaine grandeur indescriptible dans la démarche et le maintien, contrastait fortement avec le jeune homme dont nous parlons), arriva au carrefour des deux rues ; il s’arrêta brusquement.

« Vous voilà encore une fois ici, Castruccio Cesarini ; c’est bien ! dit la voix profonde mais sonore d’Ernest Maltravers. Ce ne sera pas, je crois, notre dernière entrevue ce soir.

— Je vous demande, monsieur, dit Cesarini d’un accent où l’orgueil luttait contre l’émotion, je vous demande de me dire comment elle va ; si vous savez… je ne puis parler…

— Votre œuvre est presque consommée, répondit Maltravers. Quelques heures encore, et votre victime, car c’est vous qui l’avez tuée, portera ses griefs au grand tribunal de Dieu. Meurtrier que vous êtes, tremblez ! car votre heure approche aussi.

— Elle se meurt, et je ne puis la voir ! et il vous est permis, à vous, de contempler une dernière fois cette perfection humaine ; vous, qui ne l’avez jamais aimée comme moi ; vous… que je hais, que je déteste ! vous… »

Cesarini s’arrêta ; sa voix s’éteignit, étouffée par ses efforts convulsifs pour respirer.

Maltravers le regarda du haut de sa stature droite et majestueuse, d’un œil inexorable ; car, de ce côté, Maltravers avait fermé son âme à la pitié.

« Lâche criminel ! dit-il, écoutez-moi, je vous ai prodigué de l’indulgence, de l’amitié, une sollicitude tendre et inquiète. Quand vos folies vous ont précipité dans la misère, c’est ma main invisible qui vous a arraché à la faim ou à la prison. Je me suis efforcé de vous racheter, de vous sauver, de vous relever, de faire naître dans votre âme méprisable le désir et les moyens de mener une vie d’honneur et d’indépendance. Florence Lascelles se chargea d’être mon intermédiaire près de vous ; vous nous avez dignement récompensés ! par une fraude, par un faux infâme, qui attachait une accusation déshonorante à mon nom, qui lui apportait, à elle, le désespoir et la mort. À la fin votre conscience vous a reproché votre crime ; vous l’avez révélé à Florence ; une dernière étincelle de courage vous a poussé à me l’avouer aussi. Quoique, dans ce moment-là, je fusse encore sous l’impression du spectacle de votre œuvre de destruction, je maîtrisai l’impulsion qui me poussait à étouffer dans votre sein le souffle de l’existence. Je vous dis que vous pouviez continuer à vivre jusqu’à ce que la vie l’eût quittée. Si elle se guérit, vous ai-je dit, je pourrai pardonner ; si elle meurt, je dois la venger. Nous avons fait un pacte solennel, et, dans quelques heures d’ici, il nous faudra sceller cet engagement par le sang de l’un de nous deux. Castruccio Cesarini, il y a une justice au ciel. Ne vous abusez pas ; vous périrez par ma main. Quand votre heure sera venue vous aurez de mes nouvelles. Laissez-moi passer ; je n’ai plus rien à vous dire. »

Chaque mot de ce discours fut prononcé avec une clarté pénétrante, comme si la voix révélait les profondeurs du cœur. Mais Cesarini ne pouvait pas en comprendre le sens. Il saisit Maltravers par le bras, et fixa sur son visage un regard menaçant et hagard.

« M’avez-vous dit qu’elle se mourait ? dit-il. Je vous adresse cette question : pourquoi ne me répondez-vous pas ? Oh ! il paraît que vous me menacez de votre vengeance, n’est-ce pas ? Ne savez-vous pas que je brûle de me trouver face à face avec vous, dans une rencontre mortelle ? Ne vous l’ai-je pas dit ? N’ai-je pas essayé d’émouvoir votre sang glacé, de vous pousser, par mes insultes, à un combat qui aurait fait ma joie ? Pourtant, alors vous étiez de marbre.

— Parce que je pouvais pardonner mon injure, et que la sienne… Il y avait encore alors de l’espoir que la sienne ne demanderait pas l’expiation. Arrière ! »

Maltravers se débarrassa de l’étreinte de l’Italien, et passa outre. Un cri de désespoir sauvage et aigu retentit derrière lui, et résonna à son oreille pendant qu’il montait le long es calier sombre et solitaire qui conduisait au lit de mort de Florence Lascelles.

Il entra dans la pièce contiguë à celle où reposait la malade : cette même pièce toujours gaie et riante, hélas ! où avait eu lieu sa première entrevue avec Florence, depuis leur réconciliation.

Il y trouva le médecin assoupi dans un fauteuil. Lady Florence dormait depuis deux ou trois heures. Lord Saxingham était dans son appartement ; il s’y livrait à une douleur profonde et bruyante ; car on ne pensait pas que Florence pût passer la nuit.

Maltravers s’assit en silence. Plusieurs livres richement reliés se trouvaient épars sur une table devant lui ; machinalement il en ouvrit un. À chaque page ses yeux tombèrent sur la belle écriture italienne de Florence. Son esprit actif et fertile, sa passion pour la poésie, sa soif d’apprendre, l’habitude des pensées sérieuses, se révélaient à chaque page comme les ombres d’elle-même. Il y rencontra bon nombre d’extraits de ses propres ouvrages, souvent accompagnés d’annotations qui témoignaient de l’approbation de Florence, et quelquefois aussi de réflexions qui n’étaient pas inférieures en vérité et en profondeur aux siennes. Il trouva aussi des fragments de poésies étranges, et toujours inachevées, d’une puissance et d’une énergie supérieures à la grâce délicate qui distingue ordinairement la poésie des femmes ; puis des critiques concises et vigoureuses sur des ouvrages d’une portée plus sérieuse que les études qui occupent communément les loisirs de son sexe ; des aphorismes ironiques et indignés sur le monde réel, à côté d’aspirations nobles et tristes après le monde idéal. Toutes les richesses capricieusement répandues dans ces volumes témoignaient des rares facultés dont cette singulière jeune fille était douée ; c’était en quelque sorte un herbier de fleurs fanées, qui eussent peut-être porté des fruits d’or. Et quelquefois, au milieu de ces effusions de l’intelligence trop pleine, et du cœur trop chargé, se trouvaient des allusions à lui, si tendres et si touchantes ! la silhouette de ses traits, crayonnés de souvenir, sous mille aspects différents ; des notes, rappelant une entrevue ou une conversation avec lui, dont la date et l’heure étaient marquées avec le soin tendre et minutieux d’une femme ! Toutes ces preuves de génie et d’amour prenaient une voix pour lui dire :

« Et cet être charmant est perdu à jamais pour toi ! et tu ne l’as apprécié que lorsque l’heure de son départ était irrévocablement fixée ! »

Maltravers poussa un douloureux gémissement ; tout le passé lui revint soudain à la mémoire. La passion de Florence pour un homme qu’elle ne connaissait pas encore ; l’intérêt qu’elle avait pris à sa gloire ; le zèle qu’elle mettait à défendre la vie de sa vie, son nom noble et sans tache. Il lui semblait qu’avec elle la Gloire et l’Ambition se mouraient aussi, et que désormais il ne lui resterait plus sur la terre qu’une argile vulgaire et des motifs sordides.

Avec quelle effrayante soudaineté ce coup était venu le frapper ! À la vérité, il y avait eu une absence de quelques mois, pendant laquelle le changement s’était opéré. Mais l’absence n’est qu’un vide, un intervalle de non-existence. Lorsqu’il l’avait quittée, elle avait toutes les apparences de la santé, elle était au comble de la prospérité et de l’orgueil. Il l’avait revue frappée, abattue de corps et d’esprit ; plus douce, plus humble, mourante. Et cette femme, si radieuse et si grande, combien elle l’avait chéri ! Il n’avait jamais été aimé ainsi, excepté dans ce songe d’un matin, traversé par la vision indistincte de cette Alice, qu’il avait perdue. Plus jamais, en ce monde, il ne serait aimé ainsi. L’air et l’aspect de toute cette chambre lui devinrent pénibles et accablants. Tout y parlait d’elle ! Là se trouvait la harpe, qui s’harmonisait si bien avec sa taille de Muse, qu’elle était inséparable de son image ! Là des peintures brillantes et fraîches encore, comme si elles sortaient de ses mains ; partout la grâce, l’harmonie, le goût simple et classique !

Rousseau nous a laissé une immortelle peinture de l’amant qui attend les premiers embrassements de sa maîtresse. Mais attendre avec la même ardeur fiévreuse, le même vertige, son dernier regard ; attendre le moment du désespoir, non du bonheur ; sentir d’une manière aussi palpable la triste lenteur du temps, comme un poids sur le cœur, et pourtant avoir peur de son impatience et souhaiter que l’angoisse du suspens puisse durer toujours, voilà, oh ! voilà un tableau de passion profonde, de réalité vivante, d’une des rares et solennelles époques de notre mystérieuse existence, qui eût été plus digne du génie de « l’Apôtre de la Douleur. »

À la fin la porte s’ouvrit ; la femme de chambre favorite de Florence parut.

« Monsieur Maltravers est-il là ? Ah ! monsieur, milady est réveillée, et elle désire vous voir. »

Maltravers se leva ; mais ses pieds restaient attachés au sol, son cœur navré cessait de battre, une terreur mortelle s’était emparée de lui. Il poussa un profond soupir, secoua l’engourdissement qui l’accablait, et passa au chevet du lit de Florence.

Elle était sur son séant, soutenue par des oreillers ; il se jeta à genoux à côté d’elle, et s’empara de sa main pâle et transparente ; elle le regarda avec un sourire de compassion et d’amour.

« Vous avez été bon, bien bon pour moi, dit-elle, après un moment de silence, et d’une voix dont l’accent était encore altéré depuis la dernière fois qu’il l’avait entendue. Vous m’avez rendu ce moment de la vie, que la nature humaine envisage avec tant d’effroi, le plus heureux, le plus beau de ma courte et inutile existence. Mon bien-aimé Ernest… que le Ciel vous récompense ! »

Quelques larmes de reconnaissance jaillirent de ses yeux, et tombèrent sur la main qu’elle se pencha pour toucher de ses lèvres.

« Ce n’est pas en ces lieux, parmi les rues et les bruyantes demeures des hommes tout entiers aux affaires de ce monde, ce n’est pas non plus dans cette rude et triste saison que j’aurais voulu jeter mon dernier regard à la terre. Si j’avais pu contempler la face de la nature, si j’avais pu voir une fois encore le soleil d’été, dans ces lieux charmants que nous aimions tant, la mort eût été semblable au sommeil. Mais qu’importe ? Auprès de vous, l’été et la nature sont partout ! »

Maltravers leva la tête, et leurs yeux se rencontrèrent en silence ; ils échangèrent un long regard, qui en disait bien plus que n’auraient pu faire des paroles. La tête de la mourante retomba sur l’épaule d’Ernest, et y resta passive et immobile pendant quelques moments. Un pas furtif se glissa dans la chambre ; c’était celui du malheureux père. Il se plaça de l’autre côté du lit de sa fille, et se mit à pousser des sanglots convulsifs.

Elle se souleva, et, même au milieu des ombres de la mort, ses joues se colorèrent.

« Mon bon, mon cher père, quelle consolation ce sera pour vous, plus tard, de vous rappeler à quel point vous avez été indulgent pour votre Florence ! »

Lord Saxingham ne put répondre ; il la pressa contre son cœur, et l’inonda de ses larmes. Puis il s’arracha soudain de cet embrassement, et la regarda en frémissant.

« Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il, elle est morte, elle est morte ! »

Maltravers tressaillit. Le médecin s’approcha avec intérêt, prit la main de lord Saxingham, et le fit sortir de la chambre ; il se laissa conduire, silencieux et obéissant comme un enfant.

Mais la lutte entre la vie et la mort n’était pas encore terminée. Florence rouvrit les yeux, et Maltravers poussa un cri de joie. Seulement les ombres de la mort voilaient rapidement ces yeux, qui cherchaient toujours, à travers les brouillards et l’obscurité croissante, son visage bien-aimé, penché sur elle, comme pour communiquer un souffle de vie à cette existence qui s’éteignait. Deux fois ses lèvres s’agitèrent, mais la voix lui manqua ; elle secoua tristement la tête.

Maltravers porta précipitamment aux lèvres de la mourante un cordial qui se trouvait tout préparé sur la table ; mais à peine y avait-elle trempé les lèvres, qu’Ernest sentit le corps de son amie s’appesantir de plus en plus entre ses bras. La tête de Florence retomba sur le sein de son fiancé : trois fois elle fit un effort désespéré pour respirer, et à la fin, elle leva la main vers le ciel et le dernier rayon mourant de vie se débattit un instant contre la mort.

« Là… là haut !… Ernest… Ernest !… »

Oui ce nom fut le dernier qu’elle prononça ; elle avait évidemment la conscience de sa dernière pensée, car au moment sa voix s’éteignit, un sourire doux et calme, un sourire tel qu’on n’en voit jamais que sur la figure des mourants et des morts, sourire emprunté à une lumière qui n’est pas de ce monde, se répandit sur son front, sur ses lèvres, sur tout son visage ; elle continua à respirer encore quelques instants, mais de plus en plus faiblement. À la fin sans un murmure, sans un son, sans un effort, sa respiration s’éteignit ; sa tête glissa de dessus le sein de Maltravers ; son corps échappa à son étreinte… tout était fini !


CHAPITRE VIII.

Est-ce-là la fin qu’on nous promettait ?
(Shakspeare. Le roi Jean.)

Deux heures s’écoulèrent avant que Maltravers quittât la maison de lord Saxingham. Il était une heure du matin. Tandis qu’il traversait les rues et que les rafales du vent hurlaient autour de lui, on eût dit qu’une vie étrange et magique avait passé dans son être et le soutenait : c’était une espèce d’existence endormie, inerte. Il marchait comme un somnambule, insensible aux objets et aux circonstances extérieures. Pourtant ses pas étaient fermes et libres. Une seule pensée s’était emparée de tout son être ; toute son intelligence semblait s’y être concentrée ; cette pensée qui n’était ni fougueuse, ni véhémente, mais calme, austère et solennelle, c’était la pensée de la vengeance, qui semblait en quelque sorte s’être incorporée à son âme elle-même. Il s’arrêta à la porte du colonel Danvers, monta l’escalier et au moment où son ami s’avançait au-devant de lui, il lui dit avec calme :

« Maintenant l’heure est venue.

— Mais que voulez-vous faire à présent ?

— Venez avec moi et vous l’apprendrez.

— Très-bien. Ma voiture est en bas. Voulez-vous dire aux domestiques où nous allons ? »

Maltravers fit un signe de tête affirmatif, donna ses ordres au laquais insouciant, et bientôt les deux amis parcouraient les régions moins connues et moins noblement habitées de la gigantesque cité. Ce fut alors que Maltravers raconta brièvement à Danvers l’action frauduleuse de Cesarini.

« Vous allez m’accompagner maintenant chez lui, dit Maltravers en terminant. Pour lui rendre justice, je dois dire qu’il n’est pas poltron ; il n’a pas hésité à me donner son adresse, et n’hésitera pas à m’accorder l’expiation que je lui demande. J’attendrai en bas, tandis que vous ferez les arrangements nécessaires à notre rencontre ; ce sera pour demain au petit jour. »

Danvers fut étonné et même épouvanté de la révélation qui lui était faite. Il y avait quelque chose d’insolite, d’étrange dans toute cette affaire. Mais ni son expérience ni ses principes d’honneur ne pouvaient lui suggérer d’autre alternative que ce qui lui était proposé. Car bien qu’il ne regardât pas le sujet de la querelle sous le même jour que Maltravers, et qu’il écartât toute question relative au droit que s’arrogeait ce dernier de se constituer le champion de sa fiancée et le vengeur de la mort, néanmoins il paraissait clair à l’esprit du soldat qu’un homme, dont la lettre confidentielle avait été faussée et défigurée par un autre, dans le but de le calomnier et de salir son honneur, n’avait d’autre alternative que le mépris ou la seule satisfaction (toute misérable qu’elle soit) que les coutumes des classes élevées accordent à ceux qui vivent sous leur juridiction. Mais le mépris pour une offense suivie d’une douleur si tragique… cette alternative-là était-elle possible à la philosophie humaine ?

La voiture s’arrêta enfin devant une porte, dans une ruelle étroite, au fond d’un obscur faubourg. Quoique toutes les maisons environnantes fussent plongées dans les ténèbres, on voyait circuler des lumières à l’étage supérieur de la maison qu’habitait Cesarini ; et à peine le bruyant coup de marteau du laquais eut-il retenti dans cette obscure région, que la porte s’ouvrit. Danvers mit pied à terre et s’avança dans le corridor, qui servait d’entrée à la maison.

« Oh ! monsieur ! Je suis si contente que vous soyez venu, dit une vieille femme pâle et tremblante ; si vous saviez comme il se démène !

— Il y a quelque erreur sans doute dit Danvers en s’arrêtant, n’est-ce pas ici que demeure un Italien du nom de Cesarini ?

— Oui, monsieur ; le pauvre homme ! Je vous ai envoyé chercher pour venir auprès de lui : car, que je dis à mon garçon, que je lui dis…

— Mais pour qui me prenez-vous donc ?

— Mais mon Dieu, monsieur, vous êtes le docteur, n’est-ce pas ? »

Danvers ne répondit pas ; il avait une triste opinion du courage d’un homme qui pouvait agir d’une façon déloyale ; il crut qu’il y avait là de la part de Cesarini l’intention de se dérober à la vengeance de son ami ; il monta donc l’escalier, en faisant signe à la vieille femme de le précéder.

Quelques minutes après il se présenta à la porte de la voiture.

« Allons-nous-en Maltravers, dit-il ; cet homme n’est pas en état de vous rendre raison.

— Ah ! s’écria Maltravers, dont le front se contracta et s’assombrit ; et son indignation, si longtemps étouffée, s’élança comme du feu dans toutes les veines de son corps. Ah ! se refuserait-il à l’expiation. »

Il écarta Danvers avec impatience, sauta à bas de la voiture et s’élança dans l’escalier.

Danvers le suivit.

Échauffé, exaspéré, furieux, Ernest Maltravers se précipita dans une chambre étroite et misérable ; la lumière qui brillait à travers les crevasses nombreuses de la porte fermée lui avait indiqué que Cesarini s’y trouvait. Et les yeux de celui-ci, flamboyant d’un feu sinistre, furent le premier spectacle qui s’offrit à ses regards. Maltravers s’arrêta immobile, comme s’il se fût changé en pierre.

« Ah ! ah ! ah ! s’écria avec un affreux ricanement une voix aiguë et stridente, contrastant horriblement avec la douce langue toscane qui servait de véhicule à ces paroles incohérentes ; qui vient là, les vêtements pleins de sang ? Vous ne pouvez pas m’accuser, moi… car le coup que j’ai porté n’a point fait couler le sang ; il a frappé droit au cœur… il n’a pas déchiré les chairs en passant ; nous autres Italiens, nous empoisonnons nos victimes ! Où es-tu… où es-tu, Maltravers ? Je suis prêt. Lâche, pourquoi ne viens-tu pas ? Oh ! oui, oui, te voilà… des pistolets !… non je ne veux pas me battre ainsi. Je suis une bête sauvage. Déchirons-nous l’un l’autre avec nos dents et nos griffes ! »

Accroupi sur lui-même, comme un amas de membres confus et épars, le malheureux gisait dans un coin de la chambre, fou furieux. Deux hommes le tenaient sous leur ferme étreinte, qu’il secouait néanmoins de temps à autre, avec la force gigantesque qui appartient à la démence, pour retomber aussitôt épuisé et sans connaissance. Ses yeux dilatés et injectés de sang semblaient sortir de leur orbite, ses lèvres se couvraient d’écume, ses cheveux noirs se dressaient sur sa tête, ses traits délicats et symétriques grimaçaient et se contractaient ; son visage présentait l’aspect hideux d’une tête de Gorgone. La rencontre de ces deux ennemis était certes un spectacle effrayant et sublime, plein d’une terrible et solennelle morale ! Ici se dressait Maltravers, fort au delà de la force ordinaire des hommes, plein de santé, de puissance, d’une supériorité dont il avait conscience ; tout entier à ses projets de vengeance ; rempli de sagesse et de génie ; toutes ses facultés mûres, développées, sous sa dépendance ; on voyait en lui l’homme complet, armé de toutes pièces, préparé à la défense ou à l’attaque contre tout adversaire ; un homme qui, lorsqu’une fois il embrassait une querelle juste, n’aurait pas tremblé devant une armée ; et là, devant lui, gisait son dessein inexorable et sombre arraché de son âme et anéanti à ses pieds. En présence de cet insensé frappé par les foudres d’un plus grand châtiment que la colère humaine n’en a jamais inventé, il sentit le néant de l’homme et du courroux humain. Dans son horrible affliction, le criminel triomphait du vengeur !

« Oui ! oui ! criait Cesarini ; on me dit qu’elle est mourante. Mais il est auprès d’elle, lui !… qu’on l’en arrache… il ne faut pas qu’il touche sa main… il ne faut pas qu’elle le bénisse !… Elle est à moi… si je l’ai tuée, du moins je l’ai arrachée de ses bras… Elle m’appartient dans la mort ! Laissez-moi entrer vous dis-je…, je veux entrer… je le veux, je veux la voir et je veux l’étrangler, lui, à ses pieds ! »

En disant ces mots, il s’arracha par un effort surhumain à l’étreinte des hommes qui le tenaient, et d’un bond soudain et triomphant, il s’élança à l’autre bout de la chambre et se trouva face à face avec Maltravers. Cet homme si fier et si brave pâlit et recula d’un pas.

« C’est lui ! c’est lui ! » hurla le fou et il sauta comme un tigre à la gorge de son rival. Maltravers saisit rapidement le bras et fit tourner l’insensé sur lui-même. Cesarini alla tomber pesamment sur le parquet, silencieux, sans connaissance, en proie à de violentes convulsions.

« Mystérieuse Providence ! murmura Maltravers, tu as humilié avec justice le mortel qui a cru pouvoir s’arroger ton privilège de vengeance. Pardonne à ce pécheur, ô mon Dieu, comme je lui pardonne, comme tu enseignes à mon cœur endurci à pardonner, comme pardonna celle qui est maintenant auprès de toi, une sainte bienheureuse dans le ciel ! »

Lorsque, quelques minutes après, le médecin, qu’on avait envoyé chercher, arriva, la tête du patient reposait sur les genoux de son rival ; c’était la main de Maltravers qui essuyait l’écume qui blanchissait ses lèvres, c’était la voix de Maltravers qui s’efforçait de le calmer ; c’étaient les larmes de Maltravers qui tombaient sur ce front brûlant.

« Soignez-le, monsieur, soignez-le comme s’il était mon frère, dit Maltravers en se cachant le visage, et en cédant sa place au médecin. Qu’on lui donne tout ce qui pourra le soulager et le guérir ; qu’on le transporte dans une demeure plus convenable ; qu’on se procure les conseils les plus éclairés. Guérissez-le, et… et… »

Il ne put en dire davantage, et il se retira précipitamment.

On apprit plus tard que Cesarini était resté dans la rue, après sa courte entrevue avec Ernest ; qu’à la fin il avait frappé à la porte de lord Saxingham, à l’heure même où la mort avait réclamé sa victime. On lui annonça cette triste nouvelle ; il voulut de force pénétrer auprès de la morte ; on le jeta à la porte. Nul ne savait ce qu’il était devenu, jusqu’au moment où il était arrivé chez lui, une heure avant Danvers et Maltravers, dans un état de frénésie furieuse. Peut-être, grâce à un de ces ternes et capricieux rayons de lumière, qui traversent les ténèbres de la démence, avait-il conservé quelque faible souvenir de son pacte avec Maltravers ; et c’était ce souvenir qui avait sans doute ramené ses pas jusqu’à sa demeure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux mois s’étaient écoulés. Par une belle matinée du dimanche au commencement du mois de mai, Lumley, maintenant lord Vargrave, était assis tout seul dans le fauteuil de feu son oncle, à côté d’une fenêtre de la villa de feu son oncle. Ses yeux se fixaient d’un air pensif vers la verte pelouse qui s’étendait devant les fenêtres, ou plutôt vers deux personnes assises sur un banc rustique, au milieu de la pelouse. L’une d’elles était la veuve, en grand deuil ; l’autre, sa belle et gracieuse enfant, destinée à devenir la femme du nouveau lord. Les mains de la mère et de la fille étaient entrelacées. Il y avait de la tristesse sur le visage de l’une et de l’autre. Une tristesse plus profonde, quoique plus résignée chez la plus âgée, car l’enfant cherchait à consoler sa mère, et la douleur effleure l’enfance avec l’aile d’un papillon. Lumley les considérait toutes deux ; mais l’enfant plus particulièrement.

« Elle est bien jolie, disait-il, et elle sera bien riche. Somme toute, je ne suis pas trop à plaindre. Je suis pair, et j’ai de quoi vivre pour le moment. Je ferai mon chemin. Notre parti manquait de pairs. Il y a six mois, lorsque j’étais membre actif et zélé de la Chambre des communes, je n’aurais guère obtenu qu’une place subalterne au conseil de la Trésorerie ; maintenant que je suis lord, et que je possède ce qu’on appelle un intérêt foncier dans le pays, je n’ai qu’à ouvrir la bouche, et… que le bon Dieu me bénisse ! je ne sais pas toutes les bonnes choses qui pourront y tomber ! Mon oncle était plus sage que je ne pensais lorsqu’il briguait ce titre qu’il a obtenu, et dont je jouis ! Et puis, plus tard, juste à l’âge où je voudrai me marier, et où il me faudra un héritier (en pareil cas une jolie femme vous épargne beaucoup de peine), je trouverai là deux cent mille livres sterling[5], et une jeune beauté ! Allons, allons, j’ai d’excellentes cartes entre les mains ; il s’agit de les jouer à propos. Il faudra qu’elle devienne éperdument amoureuse de moi. Je m’en charge ; je connais le sexe, et je n’ai jamais échoué, excepté avec… Ah ! cette pauvre Florence ! Allons ! à quoi servent les regrets ? Comme les artistes prévoyants, il faut effacer le tableau qui ne se vend pas, et créer des images plus fortunées sur la même toile ! »

En ce moment la méditation de lord Vargrave fut interrompue par l’entrée d’un domestique, qui lui apportait les lettres et les journaux, qu’on venait d’envoyer de sa maison de ville. Lord Vargrave avait parlé à la Chambre des pairs le vendredi précédent, et il était inquiet de savoir ce que disaient de son discours les journaux du dimanche. Il en parcourut donc un des plus influents, avant d’ouvrir ses lettres. Ses yeux tombèrent sur deux paragraphes proches l’un de l’autre : voici ce que disait l’un ;

« Le célèbre M. Maltravers vient soudainement de se désister de son mandat à la Chambre des communes ; il a quitté Londres hier, pour entreprendre un long voyage sur le continent. On fait mille conjectures dans le monde au sujet d’un exil volontaire aussi singulier et aussi inattendu de la part de cet homme distingué, qui était au zénith même de sa carrière. »

« Ah ! il a donc abandonné la partie ! murmura lord Vargrave ; c’est un homme qui n’a jamais été pratique ; je suis content qu’il ne soit plus sur mon chemin. Mais que dit-on ici de moi ? « Nous apprenons que des changements importants vont avoir lieu dans le gouvernement ; on dit que les ministres reconnaissent enfin la nécessité de fortifier leur cause en s’assurant le concours de talents nouveaux. Parmi les nominations, dont on parle avec certitude dans les réunions le mieux informées, nous apprenons que lord Vargrave doit avoir la place de… Cette nomination obtiendra l’assentiment général. Lord Vargrave n’est pas un orateur qui éblouit ; ce n’est pas un rhétoricien déclamateur. C’est un homme qui a des vues saines et pratiques, qui possède l’entente des affaires, et qui jouissait d’une grande considération à la Chambre des communes. Il possédait aussi l’art de s’attacher des amis, et son caractère mâle et franc ne peut manquer de produire un bon effet sur l’esprit du public anglais. Nos lecteurs trouveront dans une autre colonne de ce journal la reproduction entière de l’excellent discours de réception qu’il a prononcé à la Chambre des lords, vendredi dernier. Les sentiments qui y sont exprimés font le plus grand honneur au patriotisme et au jugement de lord Vargrave »

« Voilà qui est bien !… très-bien, vraiment ! » dit Lumley en se frottant les mains. Il revint à ses lettres, et son attention fut attirée par l’une d’elles, revêtue d’un énorme cachet, et portant ces mots : « personnelle et confidentielle. » Il savait, sans l’ouvrir, qu’elle contenait l’offre de la nomination dont parlait le journal. Il la lut, et se leva d’un air triomphant. Il passa dans le jardin, pour aller rejoindre lady Vargrave et Évelyn sur la pelouse. Là, tandis qu’il souriait à la mère et caressait l’enfant, cette scène et ce groupe formaient un charmant tableau du bonheur domestique d’un intérieur anglais.

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Ici se termine la première partie de cet ouvrage ; elle a pour bornes l’horizon qu’on aperçoit, lorsqu’on regarde le monde pratique avec les yeux extérieurs plutôt qu’avec ceux de l’esprit, et que l’on considère une vie dont la justice n’est point satisfaite : car la vie ne se voit ainsi que par fragments ; l’influence de la destinée semble bien peu de chose sur l’homme qui n’a que des torts d’égoïste, et qui sait toujours faire tourner le mal lui-même à son profit personnel. Mais le destin jette une ombre bien vaste sur le cœur qui ne s’égare qu’en se hasardant au dehors, et ne trouve que dans les autres les sources de la douleur et de la joie.

Va ! Maltravers, va seul, sans amis, loin de ta patrie, toi dont le présent est un désert, et le passé une ruine ; va au-devant de l’avenir ! Va ! Ferrers, va ! léger cynique ; satisfait, triomphant, marche avec la foule ; tu n’as point de nuage sur la conscience, car tu ne vois jamais que le soleil et la fortune, va au-devant de l’avenir !

On compare la vie humaine à un cercle. Cette comparaison est-elle juste ? Toutes les lignes qui rayonnent du centre pour arriver à la circonférence sont égales de par la loi du cercle. Mais les lignes qui partent du cœur de l’homme, et qui atteignent à la limite de sa destinée, sont-elles égales chez tous ? Hélas ! il y en a qui semblent bien courtes, et d’autres qui s’allongent sans fin.


[Suite : Alice, ou les Mystères]

  1. 50 000 francs.
  2. 750 000 francs.
  3. 5 000 000 de francs.
  4. 37 500 francs.
  5. 5 000 000 francs.