Erotika Biblion/5

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L’ANÉLYTROÏDE



La Bible est sans contredit l’un des livres les plus anciens et les plus curieux qui existent sur la terre.

La plupart des objections sur lesquelles se fondent les personnes qui ne peuvent croire que Moïse ait été un interprète divin, me paraissent très-insuffisantes. Rien n’a été, par exemple, plus tourné en ridicule que la physique des livres saints, laquelle en effet paraît très-défectueuse. Mais on ne pense point à l’état de cette science dans les premiers âges, pour lesquels enfin il fallait que ce livre fût intelligible. La physique était alors ce qu’elle serait encore, si l’homme n’eût jamais étudié la nature. Il voit le ciel comme une voûte d’azur, dans laquelle le soleil et la lune semblent être les astres les plus considérables ; le premier produit toujours la lumière du jour, et le second celle de la nuit. Il les voit paraître ou se lever d’un côté, et disparaître ou se coucher de l’autre, après avoir fourni leur course et donné leur lumière pendant un certain espace de temps. La mer semble de même couleur que la voûte azurée, et l’on croit qu’elle touche au ciel lorsqu’on la regarde de loin. Toutes les idées du peuple ne portent et ne peuvent porter que sur ces trois ou quatre notions, et quelque fausses qu’elles soient, il fallait s’y conformer pour se mettre à sa portée.

Puisque la mer paraît dans le lointain se réunir au ciel, il était naturel d’imaginer qu’il existait des eaux supérieures et des eaux inférieures, dont les unes remplissaient le ciel et les autres la mer ; et que pour soutenir les eaux supérieures, il existait un firmament, c’est-à-dire, un appui, une voûte solide et transparente, au travers de laquelle on apercevait l’azur des eaux supérieures.

Voici maintenant ce que dit le texte de la Genèse, chap. I, v. 6, 7, 8 :

« Que le firmament soit fait au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux ; et Dieu fit le firmament et sépara les eaux qui étaient sous le firmament de celles qui étaient au-dessus du firmament, et Dieu donna au firmament le nom de ciel… Et à toutes les eaux rassemblées sous le firmament, le nom de mer. »

Il est évident que c’est à ces idées qu’il faut rapporter, 1° les cataractes du ciel, les portes, les fenêtres du firmament solide, qui s’ouvrirent lorsqu’il fallut laisser tomber les eaux supérieures pour noyer la terre ;

2° L’origine commune des poissons et des oiseaux, les premiers, produits par les eaux inférieures, les oiseaux par les eaux supérieures, parce qu’ils s’approchaient dans leur vol de la voûte azurée, que le peuple n’imagine pas être élevée beaucoup plus que les nuages.

De même, ce peuple croit que les étoiles sont attachées à la voûte céleste comme des clous, plus petites que la lune, infiniment plus petites que le soleil. Il ne distingue les planètes des étoiles fixes que par le nom d’errantes. C’est sans doute par cette raison qu’il n’est fait aucune mention des planètes dans tout le récit de la création. Tout y est représenté relativement à l’homme vulgaire, auquel il ne s’agissait pas de démontrer le vrai système de la nature, et qu’il suffisait d’instruire de ce qu’il devait à l’Être suprême, en lui montrant ses productions comme bienfaits. Toutes les vérités sublimes de l’organisation du monde, si l’on peut parler ainsi, ne devaient paraître qu’avec le temps, et l’Être souverain se les réservait peut-être, comme le plus sûr moyen de rappeler l’homme à lui, lorsque sa foi, déclinant de siècles en siècles, serait timide, chancelante et presque nulle ; lorsque éloigné de son origine, il finirait par l’oublier ; lorsque accoutumé au grand spectacle de l’univers, il cesserait d’en être touché, et oserait en méconnaître l’auteur. Les grandes découvertes successives raffermissent, agrandissent l’idée de cet Être infini dans l’esprit de l’homme. Chaque pas qu’on fait dans la nature produit cet effet, en rapprochant du créateur. Une vérité nouvelle devient un grand miracle, plus miracle, plus à la gloire du grand Être, que ceux qu’on nous cite, parce que ceux-ci, lors même qu’on les admet, ne sont que des coups d’éclat que Dieu frappe immédiatement et rarement, au lieu que dans les autres il se sert de l’homme même pour découvrir et manifester ces merveilles incompréhensibles de la nature, qui, opérées à tout instant, exposées en tout temps et pour tous les temps à sa contemplation, doivent rappeler incessamment l’homme à son créateur, non-seulement par le spectacle actuel, mais encore par ce développement successif.

Voilà ce que nos théologiens ignorants et vains devraient nous apprendre. Le grand art est de lier toujours la science de la nature avec celle de la théologie, et non de faire heurter sans cesse les choses saintes et la raison, les croyants fidèles et les philosophes.

Une des sources du discrédit où les livres saints sont tombés, ce sont les interprétations forcées, que notre amour-propre, si orgueilleux, si absurde, si rapproché de notre misère, a voulu donner à tous les passages que nous ne pouvons expliquer. De là sont nés les sens figurés, les idées singulières et indécentes, les pratiques superstitieuses, les coutumes bizarres, les décisions ridicules ou extravagantes dont nous sommes inondés. Toutes les folies humaines se sont étayées tour à tour des passages rebelles aux interprètes, qui s’évertuent, s’obstinent, et ne doutent de rien ; comme si l’Être suprême n’avait pas pu donner à l’homme des vérités qu’il ne devait connaître, savoir, approfondir que dans les siècles à venir. Du moment où vous admettez que la Bible est faite pour l’univers, songez que l’on sait aujourd’hui bien des choses que l’on ignorait il y a quarante siècles, et que dans quatre mille autres années, on saura des faits que nous ignorons. Pourquoi donc vouloir juger par anticipation ? Les connaissances sont graduelles, et ne se développent que par une marche insensible, que les révolutions des empires et de la nature retardent ou ralentissent. Or, l’intelligence de la Bible, qui existe depuis un si grand nombre de siècles qu’il y a bien peu de choses à citer d’une aussi haute antiquité, demande peut-être encore un long période d’efforts et de recherches.

L’un des articles de la Genèse qui a singulièrement aiguisé l’esprit humain, c’est le verset 27 du chapitre I : « Dieu créa l’homme à son image ; il le créa mâle et femelle. »

Il est bien clair, il est bien évident que Dieu a créé Adam androgyne ; car au verset suivant (v. 28), il dit à Adam : « Croissez et multipliez-vous ; remplissez la terre. »

Ceci fut opéré le sixième jour ; ce n’est que le septième que Dieu créa la femme. Ce que Dieu fit entre la création de l’homme et celle de la femme est immense. Il fit connaître à Adam tout ce qu’il avait créé ; animaux, plantes, etc. Tous les animaux comparurent devant Adam.

« Adam les nomma tous ; et le nom qu’Adam donna à chacun des animaux est son nom véritable[1]. »

« Adam appela donc tous les animaux d’un nom qui leur était propre, tant les oiseaux que les bêtes, etc.[2]. »

Jusqu’ici la femme n’a point paru ; elle est incréée ; Adam est toujours hermaphrodite. Il a pu croître seul et se multiplier.

Et pour concevoir le temps pendant lequel Adam a pu réunir en lui les deux sexes, il suffit de réfléchir sur ce que peuvent être ces jours dont l’Écriture parle, ces six jours de la création, ce septième jour du repos, etc.

On ne peut être que véritablement affligé que presque tous nos théologiens, tous nos mangeurs d’images abusent de ce grand, de ce saint nom de Dieu ; on est blessé toutes les fois que l’homme le profane, et qu’il prostitue l’idée du premier Être, en la substituant à celle du fantôme de ses opinions. Plus on pénètre dans le sein de la nature, et plus on respecte profondément son auteur ; mais un respect aveugle est superstition ; un respect éclairé est le seul qui convienne à la vraie religion ; et pour entendre sainement les premiers faits que l’interprète divin nous a transmis, il faut, ainsi que l’observe l’éloquent Buffon, recueillir avec soin ces rayons échappés de la lumière céleste. Loin d’offusquer la vérité, ils ne peuvent qu’y ajouter un nouveau degré de splendeur.

Cela posé, que peut-on entendre par les six jours que Moïse désigne si précisément, en les comptant les uns après les autres, sinon six espaces de temps, six intervalles de durée ? Ces espaces de temps indiqués par le nom de jours, faute d’autres expressions, ne peuvent avoir aucun rapport avec nos jours actuels, puisqu’il s’est passé successivement trois de ces jours avant que le soleil ait été créé. Ces jours n’étaient donc pas semblable aux nôtres ; et Moïse l’indique clairement en les comptant du soir au matin ; au lieu que les jours solaires se comptent et doivent se compter du matin au soir. Ces six jours n’étaient donc ni semblables aux nôtres, ni égaux entre eux ; ils étaient proportionnés à l’ouvrage. Ce ne sont donc que six espaces de temps. Donc Adam ayant été créé hermaphrodite le sixième jour, et la femme n’ayant été produite qu’à la fin du septième, Adam a pu procréer en lui-même, et par lui-même tout le temps qu’il a plu à Dieu de placer entre ces deux époques.

Cet état d’androgynéité n’a pas été inconnu aux philosophes du paganisme, à ses mythologues, ni aux rabbins. Ceux-ci ont prétendu qu’Adam fut créé homme d’un côté, femme de l’autre ; composé de deux corps que Dieu ne fit que séparer. Ceux-là, comme Platon, l’ont fait de figure ronde, d’une force extraordinaire ; aussi la race qui en provint voulut déclarer la guerre aux Dieux. Jupiter, irrité, les voulut détruire. Mais il se contenta d’affaiblir l’homme en le dédoublant, et Apollon étendit la peau qu’il noua au nombril… De là le penchant qui entraîne un sexe vers l’autre, par l’ardeur qu’ont les deux moitiés pour se rejoindre, et l’inconstance humaine, par la difficulté qu’a chaque moitié de rencontrer sa correspondante. Une femme nous paraît-elle aimable ? nous la prenons pour cette moitié avec laquelle nous n’eussions fait qu’un tout ; le cœur dit : La voilà, c’est elle ! mais à l’épreuve, hélas ! trop souvent ce ne l’est point.

C’est sans doute d’après quelques-unes de ces idées que les Basiliens et les Carpocratiens prétendirent que nous naissons dans l’état de nature innocente, tel qu’Adam au moment de la création, et par conséquent devant imiter sa nudité. Ils détestaient le mariage, soutenaient que l’union conjugale n’aurait jamais eu lieu sur la terre sans le péché ; regardaient la jouissance des femmes en commun comme un privilège de leur rétablissement dans la justice originelle, et pratiquaient leurs dogmes dans un superbe temple souterrain, échauffé par des poêles, dans lequel ils entraient tout nus, hommes et femmes ; là, tout leur était permis jusqu’aux unions que nous nommons adultère et inceste, dès que l’ancien ou le chef de leur société avait prononcé ces paroles de la Genèse : Croissez et multipliez.

Tranchelin renouvela cette secte dans le douzième siècle ; il prêchait ouvertement que la fornication et l’adultère étaient des actions méritoires ; et les plus fameux d’entre ces sectaires furent appelés les Turlupins, en Savoie. Plusieurs savans font remonter l’origine de ces sectes à Muacha, mère d’Asa, roi de Juda, grande-prêtresse de Priape : c’est dater de loin, comme on voit.

Cette double vertu d’Adam parait avoir encore été indiquée dans la fable de Narcisse, qui, épris de l’amour de lui-même, veut jouir de son image, et finit par s’assoupir en échouant à l’ouvrage[3].

Tous ces doutes, toutes ces recherches sur les jouissances contre notre nature actuelle, ont donné lien à une grande question, à savoir : An imperforata, mulier possit concipere ? « Si une fille imperforée peut se marier ? »

On conçoit que les PP. Cucufe et Tournemine, savants jésuites, ont approfondi cette question, et qu’ils ont été pour l’affirmative ; l’œuvre de Dieu, disent-ils, ne peut en aucun cas exister d’une manière contraire aux fins de la nature ; une fille privée de la vulve en apparence, doit donc trouver dans l’anus des ressources pour remplir le vœu de la reproduction, la première et la plus inséparable des fonctions de notre existence.

Cucufe et Tournemine ont été attaqués, cela devait être ; mais le savant Sanchez, Espagnol, qui a étudié trente ans de sa vie ces questions assis sur un siège de marbre, qui ne mangeait jamais ni poivre, ni sel, ni vinaigre, et qui, quand il était à table pour dîner, tenait toujours ses pieds en l’air, Sanchez[4] a défendu ses confrères avec une éloquence dont on ne croirait pas une pareille matière susceptible. Néanmoins la jalousie contre les jésuites a été si puissante, que les papes ont fait un cas réservé aux jeunes filles qui tenteraient cette voie, faute d’autre, jusqu’à ce que Benoît XIV, éclairé par les découvertes de la faculté de chirurgie de Paris, a levé le cas réservé, et permis l’usage de la parte-poste, dans le sens des PP. Cucufe et Tournemine.

En effet, M. Louis, secrétaire perpétuel de l’Académie de chirurgie, a soutenu, en 1755, la question sur les bancs ; il a prouvé que les anélytroïdes pouvaient concevoir ; et des faits consignés dans sa thèse, imprimée avec privilège, le démontrent. Malgré cette authenticité, le Parlement ne manqua pas de dénoncer la thèse de M. Louis, comme contraire aux bonnes mœurs. Il fallut que ce grand et non moins ingénieux et malin chirurgien recourût aux casuistes de la Sorbonne ; alors il montra facilement que le Parlement prononçait sur une question qui n’est pas plus de sa compétence que l’émétique. Et le Parlement ne donna aucune suite à la dénonciation.

Il est résulté de tout cela une vérité très-importante pour la propagation de l’espèce humaine, et non moins singulière pour le commun des lecteurs : c’est que beaucoup de jeunes femmes stériles sont autorisées, et doivent même en conscience tenter les deux voies, jusqu’à ce qu’elles se soient assurées de la véritable route que le Créateur en mise en elles.

  1. Chap. II, v. 19.
  2. Ibid., v. 20.
  3. Telle est l’origine même du mot Narcisse, lequel vient du grec νάρχη, narkè, assoupissement ; de là le narcisse fut la fleur chérie des divinités infernales ; de là vient aussi que l’on offrait anciennement les narcisses aux Furies, parce qu’elles engourdissaient, assoupissaient les scélérats.
  4. « Salem, piper, acorem respuebat, Mensæ vero accumbebat alternis semper pedibus sublatis. » Voyez Elogium Thom. Sanchez, imprimé à la tête de l’ouvrage De Matrimonio, à Anvers, chez Murss, 1652, in-folio. Et si vous voulez avoir une idée des édifiantes questions qu’a agitées ce théologien, et bien d’autres, cherchez la vingt-unième dispute de son second livre.