Erreurs et brutalités coloniales/I/II

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Éditions Montaigne (p. 27-32).


CHAPITRE II

La révolte s’étend au nord et au sud de la province de Farafangana


Destruction du poste de Begogo par Befanhoa, chef d’Iakotika.
Assassinat de l’Instituteur Ratovo sur la Masianacka.


Entre temps, des événements non moins graves étaient survenus dans le nord du district de Midongy à 80 ou 100 kilomètres d’Amparihy et de Manambondrono, au poste de Begogo, commandé par le sergent Alfonsi.

Ce poste était en construction ; ses défenses n’étaient point organisées.

Le 25 novembre au matin, Befanhoa, chef de la région voisine de Iakotika, arriva au poste de Begogo, suivi de quelques petits chefs.

La veille, après une absence de quelques jours, Befanhoa s’était présenté à Alfonsi. Il avait, disait-il, été mandé à Midongy par le capitaine y commandant ; ce dernier l’avait menacé, si, par le concours de la population, la construction du poste n’était pas terminée dans les huit jours, de le faire emprisonner, lui et les chefs des villages de sa région. Befanhoa promettait au sergent de venir dès le lendemain, suivi de nombreux bourjanes porteurs des matériaux nécessaires à la construction.

Quand Alfonsi vit, le 25 novembre, arriver Befanhoa et ses hommes en nombre, il fut surpris plutôt agréablement.

Dès que les indigènes eurent occupé le poste en construction, auquel travaillaient, sans armes, le sergent et les tirailleurs, Befanhoa frappa le sergent de sa sagaie ; le sergent tomba et fut achevé à coups de haches et de bâtons.

Les bourjanes entrèrent alors dans les cases des tirailleurs et y prirent les armes : fusils modèle 86, fusils baras, haches et sagaies. Occupés à la construction, hors de leurs cases, les tirailleurs se trouvaient désarmés. Seul le caporal Ramasy put saisir son fusil, avec lequel il tua deux des agresseurs et en blessa un. Il fut aussitôt massacré. Avec le sergent Alfonsi, six tirailleurs originaires du Betsileo trouvèrent la mort.

La garnison se composait de seize hommes : sept recrutés dans le Betsileo, c’est-à-dire de race howa ; neuf de la région même, c’est-à-dire de race bara. Les Baras furent tous épargnés par les assaillants. Bafanhoa, la veille, leur avait fait savoir qu’ils auraient la vie sauve ; ils étaient donc prévenus de l’attaque. Des neuf tirailleurs baras épargnés par les rebelles, six se représentèrent dans divers postes du district après l’affaire, trois disparurent sans laisser de trace, et se joignirent à la troupe révoltée.

Les femmes des tirailleurs betsileos furent massacrées avec leurs maris ; celles des baras furent épargnées.

À la tuerie échappèrent deux indigènes, l’un non militaire, domestique (boto) d’Alfonsi ; l’autre, un tirailleur betsileo nommé Rainijoano, qui arriva à Ranotsara le 29 novembre dans l’après-midi. Il travaillait au jardin situé au pied du poste au moment de l’attaque. Remontant au poste pour participer à la défense, il se trouva en face des cadavres du sergent Alfonsi, du caporal Ramaso et des tirailleurs du Betsileo.

Un groupe de baras l’entoura, le frappa de violents coups de bâton, pendant qu’il s’enfuyait vers le petit village situé au bas du poste.

Là il tomba : les assaillants le crurent mort et l’abandonnèrent, pressés de prendre part au pillage.

Le tirailleur revint à lui, se traîna jusqu’à un bouquet de cactus, sous lequel il se tint caché tout le jour. La nuit il s’enfuit à travers la brousse, se dissimulant le jour, et après quatre fois vingt-quatre heures, il arriva à Ranotsara, exténué, crachant ses dents brisées par les coups de bâton.

Le boto d’Alfonsi, Imabaza, fut emmené prisonnier par les révoltés. Après deux jours passés avec eux dans la forêt, il réussit à leur échapper et le troisième jour arriva à Soarano.

Befanhoa était, — pour des raisons qui seront exposées dans les chapitres où nous examinerons les causes profondes de la révolte — décidé à saisir la première occasion d’insurrection. Cette occasion lui fut fournie par la nouvelle de la déroute de Baguet. Depuis longtemps, nous le verrons, l’esprit de révolte couvait sous la cendre ; le premier souffle de vent devait faire jaillir des gerbes de feu, déterminer l’incendie : l’assassinat de Vinay avait renforcé la flamme ; la défaite et la mort de Baguet, déchaînèrent, dans le nord de Midongy, comme dans le sud vers Fort-Dauphin, la tempête génératrice de la conflagration générale.

Dès que Befanhoa connut l’affaire d’Amparihy, il se jeta, brûlant ses vaisseaux, sur Alfonsi à Begogo, voulant par ce haut fait entraîner tous les indigènes dans la révolte contre le vazaha oppresseur. Son coup fait, il se répandit dans la région, comme la bande de Kotavy le faisait au sud, disant aux indigènes : « Vous serez tous tués, que vous soyez fahavalos ou non. Les blancs vont tout massacrer, fahavalos ou non. Souvenez-vous en. Il vaut mieux être avec nous. Venez. »

L’entrée en campagne de Befanhoa fut déterminée par les événements d’Amparihy, et l’autorité française voulut en voir la cause dans une entente de Befanhoa avec Kotavy.

Or jamais il n’y eut entre ces deux hommes aucun rapport direct ; ils ne se virent, ne s’entretinrent jamais. Les causes latentes, qui avaient lancé Kotavy et les siens dans la révolte ouverte, furent mises en action par le meurtre de Vinay et surtout par l’écrasement de Baguet, mais elles opéraient sourdement depuis longtemps sur les populations de la région de Midongy ; les affaires d’Amparihy firent exploser l’insurrection de Befanhoa, mais il n’y eut aucun accord entre Kotavy et Befanhoa.

Laissons un instant le théâtre de Begogo et revenons à la troupe de Kotavy, après l’assassinat de Choppy à Manambondrono.

Les insurgés avaient, en quittant Amparihy, le dessein d’atteindre Vangaindrano et d’y massacrer le chef du district.

Vraisemblablement ils apprirent à Manambondrono qu’une garnison importante occupait Vangaindrano et abandonnèrent un projet jugé dangereux. Quelques-uns se dirigèrent vers le sud, pénétrèrent dans le cercle du Fort-Dauphin ; tandis que d’autres se portaient vers la rivière Masianacka au nord-est.

Des gens de Vohimalaza et de Nossi-Vé, agglomérations au nord de Manambondrono, étaient arrivés de Vangaindrano, où ils avaient appris l’augmentation prochaine de l’impôt de capitation, porté de 10 à 15 francs. L’instituteur Ratovo, un howa, s’était efforcé de les calmer, les exhortant à ne pas se soulever, à ne pas devenir des fahavalos. Le gros de la bande qui avait assassiné Choppy, formée des gens de Vohimalaza et de Manambondrono, arriva à Nossi-Vé, conduit par Tsirondahy. Tsirondahy réunit les habitants de Nossi-Vé, leur dit que Vinay, Baguet, Choppy, Janiaud ont été tués, leur montre les trophées, leur affirme que tous les vazahas de Madagascar sont morts, qu’ils doivent s’insurger à leur tour.

Les habitants de Nossi-Vé se laissèrent convaincre.

L’instituteur Ratovo se sentit alors dans une atmosphère d’hostilité. Ses conseils de modération l’avaient rendu suspect. D’une race howa qui avait souvent opprimé les habitants du sud, il représentait à leurs yeux l’ennemi héréditaire : Ratovo décida de s’enfuir avec sa femme et son enfant. Il prit une pirogue et se dirigea aussi rapidement qu’il put vers Foromia. Le gouverneur indigène du district, Karama, craignant sans doute pour lui-même, fonctionnaire au service des Français, s’était rangé du côté des insurgés, après le kabary de Tsirondahy. Il avait nommé un notoire partisan de l’insurrection, du nom d’Ingalera, chef de Nossi-Vé.

Karama suivait dans une pirogue celle de Ratovo, espérant s’éloigner des fahavolos, auxquels il avait cédé par crainte, résolu sans doute à prendre aux yeux de l’autorité française la même attitude que l’instituteur.

Les révoltés de Nossi-Vé se lancèrent à la poursuite de Ratovo : ils s’approchaient ; le malheureux instituteur demanda à Karama de le prendre avec lui dans sa pirogue. Karama le repoussa et s’éloigna.

Des bourjanes de Nossi-Vé, Zanahiby et Bifioly, rejoignirent l’embarcation de Ratovo. Après avoir tué l’instituteur à coup de famakys et de pagaies, ils le jetèrent à l’eau ; sa femme Ravoniarihasy fut noyée et son enfant enfoncé dans la vase.

Le nouveau chef Ingalera avait aussi pris sa part de ce meurtre. À Nossi-Vé même, il fit élever des retranchements et mettre l’île en état de défense.

Il n’y avait eu aucun complot ; il n’y eut aucune action commune entre gens ne se connaissant pas. La similitude des situations et des griefs détermina à Nossi-Vé comme à Begogo, comme à Amparihy, des réactions identiques de la part des indigènes.