Erreurs et brutalités coloniales/I/III

La bibliothèque libre.
Éditions Montaigne (p. 33-39).


CHAPITRE III

L’Insurrection dans le cercle de Fort-Dauphin


Les rebelles arrivent devant Manantenina.
L’adjoint des affaires civiles, Hartmann, est tué au cours d’un combat.
Le lieutenant Barbassat assiégé dans Manantenina.
Soulèvement de la population de Ranomafana. Sac du poste de Ranomafana.
Retraite courageuse de Mlle B…, vers Fort-Dauphin.


Le 30 novembre, une partie de la bande de Vohimalaza se présenta devant le poste de Manantenina. Le poste de Manantenina dépendait de celui de Ranomafana, situé à 40 kilomètres au sud ; lequel était commandé par un fonctionnaire civil, du grade d’adjoint, M. Hartmann.

Ayant appris par la rumeur publique les événements survenus dans la province de Farafangana et prévoyant l’arrivée des rebelles, M. Hartmann s’était porté courageusement à Manantenina pour en organiser la défense. Il savait ne pas pouvoir compter sur la faible garnison de ce petit poste : huit tirailleurs sous les ordres du sergent Malespina, dont il avait vainement sollicité le remplacement par l’autorité militaire.

Malespina était brutal avec les indigènes qui le détestaient ; il n’obéissait pas aux ordres de M. Hartmann, comptant que ses supérieurs militaires ne tiendraient pas compte des plaintes d’un civil.

Le 22 novembre, Hartmann partit de Ranomafana, emportant des cartouches ; il arriva à Manantenina et n’y trouva que trois tirailleurs. Le sergent Malespina, avec cinq de ses soldats, avait abandonné son poste, fui vers Fort-Dauphin, dès qu’il avait connu les événements survenus à Amparihy.

Hartmann, pendant quatre jours — du 22 au 26 novembre —, n’ayant avec lui que trois tirailleurs, sentant la population indigène en pleine effervescence, se dépensa en conversations avec les chefs, en travaux de mise en défense, maintenant autour de lui, par son ascendant, sa connaissance du milieu, une tranquillité de fait. Le 26 novembre arriva un détachement de 29 tirailleurs, sous les ordres du lieutenant Barbassat, envoyé de Behara, distant de plus de 100 kilomètres. L’officier ne connaissait pas la région et Hartmann resta auprès de lui pour le renseigner. Le 30, apprenant l’approche des rebelles venus d’Amparihy, dont la troupe s’était grossie de milliers d’indigènes entraînés au passage, Barbassat et Hartmann se portèrent à leur rencontre. Le choc se produisit dans le voisinage immédiat de Manantenina. Le combat dura pendant trois heures et demie. Dès le début de l’engagement Hartmann fut tué par une balle reçue en pleine poitrine.

Par une aventure singulière, Hartmann fut l’unique victime ; il n’y eut aucun tué, aucun blessé dans l’un et l’autre camp. Cette exceptionnelle bénignité d’un combat de trois heures et demie doit s’expliquer par une entente des deux troupes adversaires. Il aurait été convenu (et la convention fut respectée) que les insurgés ne tireraient que sur les blancs (Hartmann et Barbassat), que les tirailleurs enverraient leurs coups trop haut.

Après trois heures et demie de fusillade, la troupe Barbassat, emportant le cadavre de Hartmann, battit en retraite, se renferma dans Manantenina où elle fut assiégée jusqu’au jour où une colonne de secours la débloqua.

Le surlendemain 2 décembre, la révolte éclatait à Ranomafana. Le poste absolument indéfendable, n’ayant ni parapet, ni palissade, était occupé par six tirailleurs. Hartmann était absent depuis huit jours, il avait laissé au poste une compagne, avec laquelle il s’était fiancé, Mlle B… Cette jeune fille représentait à elle seule l’autorité et l’élément européen. Elle ne pouvait compter sur les six soldats indigènes, nés dans le pays et très décidés à ne jamais tirer sur leurs compatriotes.

Mlle B… était dans sa chambre, quand le 2 décembre à 13 h. 30, elle aperçut l’interprète du poste, un howa, qui traversait la place devant le poste et fuyait en criant : « Aux armes ! » Mlle B…, connaissait la mort de M. Hartmann et pensant voir arriver ses assassins, saisit une carabine et sortit du poste. Elle se trouva au milieu d’une foule composée par les indigènes des villages du groupe de Ranomafana. Ces hommes, gesticulant, lui criaient : « Le résident est mort, nous ne voulons plus de l’autorité des Français, va-t-en, sauve-toi, laisse-nous prendre les fusils du poste ; si tu refuses, si tu restes ici, nous allons te tuer ».

Voyant que Mlle B… persistait dans sa résolution de demeurer, l’un des indigènes, plus violent que les autres, la menaça de sa hache, mais hésitant devant la résolution de cette femme, il n’abattit pas son arme, et la somma plus énergiquement de partir.

La résistance était impossible : les six tirailleurs du poste, enfants ou frères des indigènes de la région, n’étaient pas sûrs ; ils auraient refusé de tirer sur leurs parents, et, l’eussent-ils voulu, n’auraient pu lutter efficacement. Le poste ne possédait que quelques cartouches ; Hartmann, prévoyant l’attaque de Manantenina, y avait emporté l’approvisionnement de Ranomafana. Le Commandant Leblanc, de Fort-Dauphin, prévenu depuis six jours de la nécessité de ravitailler Ranomafana en cartouches, n’avait rien envoyé. Même avec des munitions, qu’auraient pu huit fusils dans un poste dépourvu de parapet, de palissade, ne présentant aucune valeur militaire et que l’incurie du commandement, cent fois avisé, avait laissé dans cette situation dangereuse ?

Le nombre des indigènes entourant, puis envahissant le poste, croissait de minute en minute. Il s’augmentait de recrues nouvelles provenant de villages éloignés. Cette tourbe menait un tapage assourdissant, frappant sur les tam-tam, soufflant dans les konkas (coquilles), brandissant des sagaies et des haches, tirant des coups de feu, poussant des cris de mort, quelques-uns se livrant à des danses échevelées.

Mlle B… se décide à quitter Ranomafana, véritablement intenable, et abandonnant tout ce qu’elle possédait : vêtements, objets divers, bijoux, etc… elle ne garde qu’une préoccupation : emporter la caisse du poste. En la quittant, Hartmann lui avait dit : « Si jamais il arrive quelque chose, sauve la caisse avant nos affaires personnelles ». Mlle B… rentre dans l’appartement du poste, y prend la somme qui s’y trouvait, 7.000 francs environ, et la place dans une caisse de cartouches. Elle abandonne, ne pouvant transporter un poids si élevé, 600 francs de billon en sacs de 50 francs chacun. Deux prisonniers sont chargés de la caisse ; Mlle B… emporte elle-même quelque argent personnel dans un coffret de fer.

Mlle B… se met en route en compagnie du R. P. Coindard, de la mission de Ranomafana, fuyant aussi devant l’émeute, et sept tirailleurs, rien moins que sûrs, je le répète, puisque recrutés dans le pays actuellement tout entier insurgé.

La troupe traversa d’abord la rivière Mananpany. Sur l’autre rive une bande, occupant les hauteurs, faisait mine de barrer le passage ; la menace des baïonnettes rendit la route libre.

À un kilomètre plus loin, survint tout à coup une troupe menant grand tapage, armée de haches, de sagaies, accusant les Européens en retraite d’avoir rendu les fusils du poste inutilisables. Les fahavalos n’avaient en effet trouvé que quelques vieilles carabines, en mauvais état, les tirailleurs ayant emporté leurs fusils.

Pendant que Mlle B… parlementait avec Mahavelo, chef du village de Masianaka, du voisinage de Ranomafana, et tournait le dos à la caisse, les deux porteurs, — des prisonniers — se jetèrent sur l’argent. Au pillage prit part toute la bande, même les soldats d’escorte. Mlle B… parvint à recouvrer dans le tumulte un sac de 1.000 francs en pièces de 5 francs et la petite caisse de métal que quelques indigènes essayaient de briser à coups de hache. Mahavelo emportait un sac de 1.000 frs et autant un porteur de dépêches (Tsimandoo), venu d’Esira.

Harassée, ayant perdu ses pantoufles dans la marche rapide, les vêtements mouillés au passage du fleuve, Mlle B… eut un moment de faiblesse et de découragement ; elle s’assit au bord de la route et éclata en sanglots.

Elle se reprend bientôt, se remet en marche, et passe le col de Sakavalana. Là, les tirailleurs lui rendent l’argent qu’ils avaient pris dans la caisse, argent trop lourd à porter. On en remplit un petit sac en cuir dont se charge Mlle B…

La pluie tombait à flots, les rivières étaient débordées, les ponts emportés, comme à chaque saison des pluies, en un temps où les voies de communication étaient aussi précaires qu’improvisées.

On arrive à Sangaria, à la nuit ; on en repart à 2 heures du matin ; on arrive enfin à Bellavena. Un indigène accourt, annonce que les révoltés sont proches, décidés à prendre l’argent resté aux mains de Mlle B… Un émissaire part pour demander du secours à Fort-Dauphin. Mais toute la région se soulevait, refusant à la troupe en retraite tout secours, toute nourriture.

Enfin, après avoir quitté Bellavena depuis longtemps, les échappés de Ranomafana voient arriver une vingtaine d’hommes. Ce sont des gens de Fort-Dauphin, sous la conduite du capitaine Gramont et de l’administrateur Pouperon. Le calvaire de Mlle B… était gravi ; elle remit au commandant du cercle les 6.000 francs environ qu’elle avait sauvés, et demeura à Fort-Dauphin, dont nous examinerons plus tard la situation.

On peut s’étonner que deux Européens, dont une femme, aient pu traverser, sans y laisser leur vie, une région en pleine révolte, alors que les meurtres de Vinay, Baguet, Choppy, démontraient la férocité des indigènes.

Cette fortune de Mlle B… et du R. P. Coindard peut s’expliquer en partie : d’abord par cette considération qu’aucun des deux n’avait eu directement part aux agissements administratifs, griefs des insurgés, par cette autre raison que Mlle B… et le R. P. Coindard avaient rendu des services personnels à de nombreux naturels du pays. Sans écarter ces motifs de leur modération relative, je Pense que les assaillants de Ranomafana étaient relativement peu dangereux, parce qu’ils n’avaient Pas eu de contact direct avec la bande de Kotavy et les autres héros des drames d’Amparihy.

Les bourjanes du ressort de Ranomafana s’étaient soulevés, non pas sous l’influence des gens du nord, mais simplement en apprenant leurs hauts faits, avant qu’ils ne fussent arrivés devant Ranomafana même. Dès que les gens du nord furent sur place, quelques heures après le départ de Mlle B…, ils incendièrent le poste après l’avoir pillé de fond en comble.