Erreurs et brutalités coloniales/I/IV

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Éditions Montaigne (p. 40-61).

CHAPITRE IV

L’Insurrection dans le cercle de Fort-Dauphin

(Suite)


Assassinat du Sergent Pietri à Esira.
Destruction du poste d’Esira.
L’anarchie qui suivit.


Les événements de Ranomafana eurent pour conséquence directe la destruction du poste d’Esira et l’assassinat du sergent Pietri, son commandant.

Le meneur principal de la rébellion de Ranomafana était Mahavelo, chef du groupe Masianaka.

Dès le départ de M. Hartmann pour Manantenina, Mahavelo avait envoyé deux émissaires aux renseignements, pour savoir quels événements avaient déterminé l’absence du chef de poste. À leur retour de Manantenina, Etreba, ombiasy (sorcier) célèbre dans la région, jouissant d’une grande influence, se joignit à eux. Etreba avait été emmené comme porteur par M. Hartmann, désireux sans doute, le connaissant, tant de l’avoir sous la main que de supprimer ainsi, pendant la durée de son absence, l’action de l’ombiasy à Ranomafana et dans les environs.

Hartmann mort, Etreba avait couru le Manantenina, vers Mahavelo. Il lui annonça l’attaque de Manentenina, la mort d’Hartmann et l’avance des rebelles.

Ce récit détermina Mahavelo à une action révolutionnaire, à laquelle, comme tous les indigènes du sud, il était dès longtemps préparé, tous supportant l’administration française avec impatience. Ainsi chaque mort d’un vazaha, victime des fahavalos, donnait un ressort nouveau au mouvement insurrectionnel.

Mahavelo répandit le bruit de la révolte générale ; tous les vazahas de Madagascar avaient été assassinés. Il avait appelé à lui le chef d’Elohonty : Rairivy ; celui d’Elagnasy : Rehove. Avec leurs hommes joints à ceux du groupe de Fenoambany, il avait attaqué, brûlé, pillé le poste de Ranomafana. Ce fut lui, Mahavelo, qui, la place enlevée, fit donner des porteurs à Mlle B… et au R. P. Coindard, puis ensuite poursuivit les fugitifs et leur enleva une partie de l’argent emporté par eux, au gué d’Andramanaka.

Le lendemain arrivaient à Ranomafana, sur l’appel de Mahavelo, des retardataires insurgés de la région du Mandrere. Le poste déjà incendié et pillé, ils se rabattirent sur les cases des commerçants, qu’ils brûlèrent après avoir volé les marchandises.

Mahavelo et Rairivy envoyèrent alors Imosa d’Imandabé à Fiela, afin qu’il apprît aux chefs Resohiry et Imahavoly ce qui s’était passé à Ranomafana.

Le chef intérimaire de Manheva, Resohiry, (faritany de Fiela) avait depuis longtemps manifesté les plus mauvaises intentions à l’égard du sergent Pietri, commandant le poste d’Esira, dont dépendait son village. Le 2 décembe, un kabary important s’était tenu au village de Fiela. Comme dans de nombreux kabarys antérieurs, les orateurs avaient exposé leurs griefs, préconisé l’insurrection, l’attaque du poste. Resohiry, le principal meneur, avait été violent, mais hésitait encore. C’est alors que survint Imosa, l’envoyé de Mahavelo, porteur de nouvelles sur les attaques heureuses de Manantenina et de Ranomafana, sur la mort de Hartmann et d’autres blancs. Après avoir constaté la présence de tous les gens de Fiela, Imosa leur dit : « Le vazaha de Ranomafana est tué, le poste a été pillé et brûlé ; la femme du vazaha, les tirailleurs, le Père de la mission se sont sauvés à Fort-Dauphin. Tous les autres vazahas du nord, jusqu’à Diego, ont été tués aussi. Je suis envoyé par Mahavelo et Rerivo, pour vous porter ces paroles : « Il faut tuer le vazaha d’Esira et brûler le poste. Il faut qu’il ne reste plus de vazahas à Madagascar ; s’il y en a qui ne veulent pas tuer les vazahas, Ramahatonga, les Mandreré, les Sadabe, vont venir les tuer tous, hommes, femmes et enfants, et prendre leurs bœufs. »

Ces nouvelles, ces menaces décidèrent à l’action immédiate Resohiry et les assistants ; ils établirent un plan qui fut exécuté le lendemain, 3 décembre 1904.

Le poste d’Esira était occupé par neuf tirailleurs sous les ordres du sergent Pietri. Le sous-officier, depuis assez longtemps dans le pays, malgré la connaissance des événements d’Amparihy, n’était point inquiet. Deux lettres de lui, écrites à la veille de son assassinat, montrent avec quelle optimiste tranquillité il envisageait sa situation.

Le 28 novembre 1904, il écrivait à son camarade, le sergent Gombeillon, appartenant à la compagnie de Behara  : « J’étais bien décidé à venir à Behara, ce mois-ci, mais à cause de ces incidents qui se sont produits à Amparihy, ce sera donc pour une autre fois.

Un tas de racontars disaient que les régions de Vangaindrano, Manonbondro et Amparihy, s’étaient soulevé, mais de tout cela, paraît-il, il n’y a rien de vrai. Malheureusement le sergent Vinay et Choppy ont été tués, je ne sais pourquoi.

Malespina a foutu le camp à Fort-Dauphin, je ne connais pas le motif. À part cela, tout marche bien à Esira, tout le monde est tranquille. J’ai fait le bétise de demander un supplément d’effectif, j’aurais dû attendre, mais tout cela bien entendu, je ne savais pas si ces gens suivaient une direction quelconque pour continuer les mêmes opérations.

Si les tirailleurs ne sont pas partis de Behara, inutile de les envoyer. Le chef du district en demandera s’il le juge nécessaire ; pour moi, ça va bien comme ça… »

Cette lettre, dont l’orthographe et la syntaxe ont été respectés, est intéressante, parce qu’elle montre combien l’autorité centrale du cercle du Fort-Dauphin avait manqué de vigilance, en ne prévenant pas tous les postes des dangers qu’ils couraient, et aussi parce nous voyons combien les vazahas étaient mal renseignés. Ce que Pietri, chef de poste, ignorait, tous les indigènes, y compris Tsikamo, chef du village d’Esira, cependant bien disposé à l’égard des Français, le connaissaient. Ils savaient ce qui s’était passé à Manantenina, à Ranomafana et ailleurs.

Le 3 décembre à 9 heures du matin, six heures avant son assassinat, Pietri, cependant moins rassuré, écrivait au même correspondant :

« … Je savais parfaitement bien que toutes les régions de Vangaindrano, Manambondro, Amparihy, s’est complètement décalés (?) mais ce… Pékin[1] m’engueule qu’il n’y a rien dans le district, et que tout cela était du dernier grotesque, etc…

Enfin bref, je n’est pas reçu encore de renseignements nouveaux, mais tout cela va chauffer dans quelque temps, je doute fort qu’ils paient les impôts cette année, tous tant qu’ils sont sentent la révolte, d’ailleurs j’ai reçu un renseignement il y a quelques jours et que toute la région des Baras semble se mettre en révolte…

Et je tiens à l’œil Betouta et Beryf ; rien encore ne semble vouloir se révolter, mais que les régions Befotaka et Ronotsara il y aura la moindre des choses, Bereff et Betouta c’est sûr qu’ils se mettront en révolte. »

Pietri prévoyait la possibilité de mouvements, mais ailleurs que dans les environs d’Esira ou à Esira même, et pour un avenir assez éloigné. Cependant, il avait décidé de renforcer son poste, d’en fortifier quelques points, de couvrir les cases d’une couche de terre, afin d’en prévenir l’incendie. Dans cette intention, il avait prescrit à chaque groupe d’indigènes placé sous son commandement, d’apporter cent pièces de bois, solives ou planches. Le groupe d’Esira avait livré sa fourniture complète ; les autres, la leur en grande partie. Seul le groupe de Fiela était en retard, n’ayant livré que cinq ou six pièces de bois.

Le 3 décembre à 3 heures du soir, Pietri s’entretenait de ces fournitures, dans la cour, avec Tsikamo, chef du groupe d’Esira. À ce moment parut à la porte du poste une dizaine d’indigènes du groupe de Fiela. C’étaient les conjurés du kabary de la veille : Resohiry, Revario, Mahafaka, Imahavaly, Itsifiaza, Betalaka, Revelo, Refify (frère aîné de Resohiry), Idisa, Mohaly.

Relify et Mahafaka portaient ostensiblement chacun une hache ; tous les autres étaient sans armes.

Le sergent Pietri sort de la case et va au-devant du groupe de ces gens de Fiela, leur demandant pourquoi ils n’apportent pas le bois qu’ils devaient fournir. Ils répondent que des bourjanes chargés les suivent, mais qu’ils ont une affaire à soumettre au sergent : un vol de bœufs dont se plaint Revario. Le sergent leur dit d’entrer dans la cour, puis après les avoir écoutés, les invite à pénétrer dans le bureau, où la discussion serait plus facile. Le sergent se retourne pour les précéder. À ce moment, les conjurés se jettent sur lui par derrière ; Revario l’étreint par le cou, Mahavaly par la ceinture, Resohiry et Itsifiaza par les jambes. Puis Mahavaly lui saisit les bras, les ramène en arrière du dos : en même temps Refify et Mahafataka le frappent de leurs haches, sur la partie postérieure du crâne. Le sergent tombe, les assassins continuent à le frapper : Pietri était mort sans pousser un cri.

La scène du meurtre avait doré quelques secondes. L’interprète Tsirombony et le chef Tsikamo, qui précédaient la troupe en marche vers le bureau, se retournèrent en entendant le bruit des coups. Voyant le sergent à terre, ils s’enfuirent effrayés.

La femme du sergent, Ivonirana, travaillait dans une case voisine du bureau. Elle entendit Revario se plaindre d’un vol, puis le sergent qui l’invitait à entrer dans le bureau, puis un tumulte, et les cris habituels aux fahavalos. Revario clamait : « Mavandy ny vazaha ! la izabay hiany ny tampony ny tany ». « Le vazaba en a menti, c’est nous les maîtres de la terre ».

Quelle fut dans ce drame l’attitude des tirailleurs ?

Au moment du meurtre, le caporal Mabazomila était de faction à la porte du poste. En voyant tomber le sergent il cria : « Aux armes, on tue notre sergent, venez vite. » Il courut se placer devant la porte du poste de police, dans lequel étaient déposés les fusils.

Des huit tirailleurs subordonnés au caporal, six travaillaient au jardin, situé en dehors du poste, un septième était dans la brousse, où il récoltait de l’herbe destinée aux lapins. C’était Ivolanony, beau-frère de Resohiry, principal assaillant de Pietri. Un autre, Imaka, gardait les moutons. Le caporal, le fusil chargé, mit en joue les assassins. Ceux-ci restèrent en place ; l’un d’eux s’adressant au caporal : « Nous ne voulons pas vous tuer, vous, les miramila (soldats), et tu veux tirer sur nous ! Nous sommes tous Malgaches, nous n’en voulons qu’aux vazahas. Si tu tires, tu pourras tuer deux ou trois des nôtres, mais après vous serez tous tués ». L’interprète Tsirombony, dont le rôle fut assez louche, s’interposa : « Ne tire pas, nous serions tous tués ».

Le caporal abaissa son arme, mais demeura la baïonnette croisée, devant la porte du poste, gardant les fusils. Les six tirailleurs accouraient, venant du jardin. Ils s’armèrent, se placèrent à côté du caporal, l’interprète derrière la ligne des fusils.

À ce moment la deuxième troupe des conjurés, conduite par Imosa, parvient sous le mur du poste. Afin de ne pas attirer l’attention, cette bande était venue de Fiela par une voie détournée, et cachée dans la brousse, non loin du poste, elle avait attendu que le premier groupe, chargé d’assassiner Pietri, eût accompli sa mission. Les gens conduits par Imosa envahissent, en grand nombre, les abords du poste, armés de haches, de sagaies, poussant les cris des fahavalos.

Pour les effrayer, les tirailleurs tirent en l’air, leur crient que s’ils approchent ils feront feu sur eux… Les agresseurs, apeurés en effet, se baissent derrière le mur, sans oser le franchir.

Ce beau zèle de miramilas recrutés dans le pays, parents des assassins de Pietri, ne pouvait durer en l’absence de tout Européen. Sans faire ouvertement cause commune avec les révoltés, les miramilas ne résistèrent pas à la tentation de tirer un parti avantageux des événements.

Pendant que quelques-uns continuaient à tenir les bourjanes à distance, le caporal, l’interprète et deux miramilas entraient dans le poste, en refermaient la porte afin d’échapper aux regards. Après quelques instants, ils sortaient par la fenêtre et tous, y compris les factionnaires, se rendaient, toujours armés, dans le parc à bœufs. Là ils se partageaient le contenu de la caisse du poste, qu’ils avaient ouverte : chacun recevait trente piastres (150 francs). Ivolanomy, celui qui cueillait de l’herbe pour les lapins, arriva en retard, prit son fusil, mais ne reçut que vingt piastres.

Imaka, l’homme chargé de garder les moutons, rentra plus tard encore, prit son fusil, sans avoir rencontré ses camarades, ni reçu sa part de butin.

Une heure après, les tirailleurs quittèrent le parc à bœufs, chacun emportant ses piastres. À ce moment, les indigènes insurgés envahirent le poste. Le tirailleur Ivofanony se joignit à ses parents incendiaires. Le poste fut détruit entièrement par le feu. Quelques-uns se préparaient déjà à dévaliser les cases des marchands, Resohury les retint, leur disant : « Ne touchez pas aux objets déposés chez les marchands, ils appartiennent à Marchal et aux Anglais, dont nous n’avons pas à nous plaindre ; nous n’en voulons qu’aux Français ».

En même temps, à la lueur des flammes dévorant le poste — le nuit profonde était venue — les fahavalos résolurent de brûler les restes du sergent Pietri. Ce soir-là l’opération ne réussit qu’à demi ; elle fut complétée le lendemain matin, le dimanche 4 décembre. Un bûcher se dressa sur lequel furent jetés les débris du corps de Pietri. Auparavant Itsinaosa, un indigène commerçant d’Esira, avait coupé la main droite du cadavre. Ce débris macabre fut promené de village en village, comme preuve de la mort de Pietri. Fanombila de Soanerino le porta jusqu’à Imitray ; d’Imitray il fut, par Vaninala, transmis à Marososa : on le trouve ensuite dans quatorze ou quinze villages successifs, confié à différents indigènes. Puis, comme la main et les pieds de Vinay, de Choppy, il disparaît, recueilli très probablement par quelque ombiasi, pour être employé à la préparation magique de ses fanafodys.

Ivonirana, la femme du sergent Pietri, témoin de son assassinat, prise de terreur, ne songea d’abord qu’à fuir. Elle se réfugia dans la case de Tsikamo, chef du village d’Esira, y rencontra la femme de ce dernier, préparant des paquets. Bientôt ses frères de sang et Ibefitoatra vinrent la chercher.

Dans l’esprit d’Ivonirana, dès que sa sécurité fut assurée, se réveilla l’instinct de lucre, toujours très vif chez les malgaches et chez les femmes peut-être plus que chez les hommes. Elle pria son frère Ibefitoatra d’aller prendre sa malle et celle du sergent : la malle du sergent fut apportée dans la case de Tsikano où Ivonirana s’était réfugiée. Et tous trois, la femme et ses deux frères, se rendirent au village d’Imieba.

Le lendemain matin, au lever du jour, les fahavalos de Fiela arrivèrent à Imebia, réclamant la malle du sergent. L’ayant trouvée, ils la brisèrent et en prirent le contenu, pauvre trousseau de Pietri : un pantalon de flanelle, une vareuse, deux epaulettes, un ceinturon et un revolver.

Ivonirana fut ramenée à Esira ; elle y fut sommée de montrer la cachette que les révoltés soupçonnaient contenir l’argent du poste. Dans les ruines des cases incendiées, la femme déclara ne pouvoir retrouver la place de la caisse dans la chambre du sergent. En réalité, les tirailleurs, nous l’avons vu, avaient pris soin de ne pas laisser l’argent exposé à la convoitise des insurgés.

La femme de Pietri retourna à Imieba : le lendemain lundi, elle continuait sa route, passait à Ranomafana détruit de fond en comble, complètement inhabité. Elle se rendit chez ses parents à Sentravolana et de là à Fort-Dauphin, où elle fut retrouvée plus tard, et au cours d’une enquête sur les événements d’Esira, elle y fit le récit de ses tribulations.

Tsikamo, chef du village d’Esira, était, nous l’avons vu, aux côtés du sergent au moment de l’assassinat. Effrayé, dit-il, il s’empressa de fuir, craignant pour lui-même. Avec sa femme il se cacha dans la montagne pour échapper aux fahavolos qui le cherchèrent, voulant le mettre à mort. Puis rassuré par un de leurs chefs, Remanaly, il s’établit dans son village, jusqu’au jour où les troupes françaises ayant réoccupé Esira, il vint se présenter à l’officier les commandant.

L’attitude de Tsikamo fut louche. Sans avoir pris part ouvertement au sac d’Esira et à l’assassinat de Pietri, il en fut probablement complice, en ce sens que, ne pouvant ignorer les projets des conjurés, il n’en dit rien. Après le crime, tandis que la masse des bourjanes, ignorante, le considérant comme un ami des vazahas, voulait le tuer, il fut défendu par Remolahy, chef du Monambola, dont le rôle fut actif à certains moments. Cette mansuétude de Remolahy n’est explicable que par l’hypothèse d’une complicité de Tsikamo.

Encore moins satisfaisante fut la conduite de l’interprète Tsirombony. Bien plus que le chef de village, l’interprète, par définition au courant de tout événement, ne put pas ne pas connaître les desseins des conjurés. Après le meurtre de Pietri, l’interprète se rangea du côté des assassins, priant le caporal tirailleur de ne pas faire feu, puis avec les miramilas il entra dans le poste et semble avoir eu sa part de la caisse pillée. Il put ensuite se retirer avec sa femme, sa sœur et son enfant, sans être inquiété, et se rendre au village de Besakoa, où il arriva à 21 heures, très tranquille ; il était détenteur de 60 piastres (300 frs).

Comme au lendemain de toute émeute victorieuse, l’anarchie la plus complète se déchaîna à Esira. Le dimanche matin, lendemain de l’attaque, pendant que, sur le bûcher, se consumait le cadavre de Pietri, de nouvelles bandes arrivaient. Le poste était brûlé, mais à proximité se dressaient les cases renfermant des marchandises appartenant à des trafiquants indigènes.

Ces cases furent pillées ; rien n’y demeura intact. Au pillage, prirent part tous les présents, et plusieurs marchands. Les voleurs s’emparèrent de pièces de toile, de lambas, de marmites, de boîtes de sardines, etc., puis incendièrent les cases. Pendant quelques jours, dans tous les villages, passèrent des gens chargés des objets volés à Esira, enlevant au surplus dans ces villages ce que les marchands y avaient fait transporter du poste détruit, dans l’espoir de le soustraire au pillage.

Puis, dès le 4 décembre, la population débarrassée de l’autorité qui y mettait obstacle, revint à son occupation favorite : le vol des bœufs. Les révoltés prirent les troupeaux de Tsikamo lui-même, de Tsirombony l’interprète, des tirailleurs, de tous ceux considérés comme amis des Français.

De véritables expéditions s’organisèrent. Trois cents hommes allèrent enlever 1.000 bœufs à Tsivory, autant à Betroky.

Le sac d’Esira, en raison, sans doute, de la vigueur plus grande de la population, de l’énergie et de l’autorité plus forte des chefs, fut l’événement le plus bruyant, le plus capable d’influencer les hésitants. Malgré la destruction des habitations, Esira demeura un centre d’agitation et d’attraction ; c’est de là, bien plus que de l’entourage de Kotavy ou de Befanhoa, que s’étendit la révolte.

L’autorité des vazahas, à Esira, avait été supprimée insurrectionnellement ; une autorité nouvelle, que le retour des Français rendit éphémère, celle de chefs indigènes, se reconstitua. Après la révolution violente, brutale, après l’anarchie, une dictature s’établit : éternel cycle de la même humanité.

Un grand kabary fut réuni près de l’emplacement du poste, cinq jours après son occupation et sa destruction par les fahavalos, auquel assistèrent tous les bourjanes des groupes, relevant du commandement d’Esira.

Les organisateurs de la réunion étaient : Lahyvelo, sorcier de Manevo ; Mahavelo, le chef de Manevo qui avait déterminé et conduit la révolte à Ranomafana et Esira ; Revario, Resohiry, assassins de Pietri ; Betafo. Lahyvelo, l’ombiasy, déclara que lui et ceux dont j’ai donné les noms étaient les grands chefs du pays ; il partagea avec Resohiry les fusils pris aux tirailleurs. Chaque groupe obtint deux fusils Lebel.

Outre ses deux fusils 84, le groupe d’Esira eut le fusil de chasse de Pietri. Les cinq villages du groupe étaient : Esira, Betota, Ehara, Fialia, Bereva. Remaly d’Ehara, le défenseur de Tsikambo, eut un fusil, mais pas de cartouches. Il se plaignit, alléguant qu’un fusil sans munitions n’était pas une arme. On lui répondit que les cartouches étaient à ceux qui les avaient prises, qu’il n’avait qu’à en acheter. Les cartouches avaient été pillées et faisaient l’objet d’un commerce actif. Un certain Reviona en possédait une importante quantité ; il les vendait 5 centimes l’une.

Ce partage effectué, le kabary prit figure d’une cérémonie mystique. Un fort taureau, volé à Tsikamo, fut amené et attaché au milieu de l’assistance, puis renversé.

L’ombiasy Lahyvelo plaça sa sagaie verticalement, la pointe sur l’oreille du taureau. Chacun des chefs placés autour de la tête de l’animal, prit de sa main droite le manche de la sagaie. Lahyvelo, l’air inspiré, prononça d’une voix tonnante ses imprécations : « Mihainoa, hianao, yanari ! Mihainoa, hianao, foratany ! mihainoa, hianao, volamena ! Izay manova, izaozaka izao, voan’ity, ombyity ! Izika miray maty, miray velona ! Miady izika, miaraha miady ! Midabaka izika, miaraka midaboka ![2] »

Il se tait : les chefs enfoncent la sagaie dans le cœur du taureau, le sang jaillit. L’ombiasy reçoit le sang dans une marmite, et jette dans le sang ses boucles d’oreille en or. Il asperge l’assistance avec le sang du taureau en disant : « Izay manova zaka, tsyhialy, voanity volamena ity ![3] »

Comme un chœur, en répons, les bourjanes s’écrient : « Izayai bourjanes tsy manova ny atonoerio chefs. Miadyisika, miasaka mody ! Mida- boka isika, miaraka mideboka[4]. » Le taureau est dépecé, découpé en parts qui sont distribuées aux assistants.

Jusqu’à la fin de décembre, les groupes d’Esira passèrent leur temps en kabarys et en expéditions de vols de bœufs.

J’insiste sur ce fait que la révolte dans la province de Fort-Dauphin, ne fut point déterminée directement ni dirigée par Kotavy ou ses complices d’Amparihy, dont la bande n’alla pas plus loin que Manantenina, si même elle y parvint. Kotavy reprit, après l’arrêt de sa marche sur Vangaindrano, le chemin du pays qu’il connaissait, le sien, et nous le retrouverons bientôt sur les rives de l’Ionaivo.

Les indigènes de Ranomafana et d’Esira se révoltèrent à la nouvelle des exploits de Kotavy, de la mort de Vinay et de Choppy, comme à Begogo s’était révolté Befanhoa.

Mahavelo et Resohiry, chefs de l’émeute dans ces deux villages, avaient obéi aux mêmes raisons que Kotavy et Befanhoa. Tous avaient cru que les morts de Vinay, Choppy, Hartmann, déchaîneraient la révolte générale d’où sortirait la libération de Madagascar.

En réalité, la révolte partit de trois foyers : Amparihy, Begogo, Renomafana.

Elle eut trois meneurs principaux : Mahafiry, qui tua Vinay ; Befanhoa, qui tua Alfonsi ; Mahavelo, qui détruisit Ranomafana, puis Esira.

Les révoltés se groupèrent en trois bandes principales : celle d’Amparihy avec Kotavy comme chef au moins nominal, celle de Begogo sous l’autorité de Befanhoa, celle de Ranomafana-Esira, dont les principaux meneurs furent Mahavelo et Resohiry.

La troupe de Kotavy ne quitta guère le district de Vangaindrano, celle de Bafanhoa se localisa dans une région limitrophe des provinces de Farafangana, Fort-Dauphin et Betroky ; les bandes de Mahavelo opérèrent dans les districts de Tsivory et Fort-Dauphin.

Des mouvements, des tentatives de soulèvement se produisirent dans des districts voisins, sans atteindre la gravité des manifestations insurrectionnelles de ces groupes principaux.

Dans l’Ikongo, à Vondrozo, dans le district d’Ivohibe, les indigènes eurent des velléités de revolte, rapidement calmées par la présence de forces militaires envoyées dans ces régions, forces qui n’eurent pas à intervenir autrement que par cette présence même.

Remalahy, chef de Manambolo, ne connut la mort de Pietri que le lundi 5, deux jours après l’événement, par un bourjane qui le dimanche, passant à Esira, avait vu les ruines du poste, du village, et rapportait ce qui s’était passé.

Le lendemain mardi, 6 décembre, Remalahy rencontrait Tsimaloma, porteur d’une des mains du sergent assassiné. Tsimaloma était envoyé par les gens de Fiela, pour exhiber cette preuve de la mort de Pietri, et dire partout qu’il fallait tuer tous les vazahas.

Remalahy obéit immédiatement à cet ordre : il partit avec quinze hommes à destination de Mahaly, poste à une journée de marche au nord-ouest, dans la direction de Tsivory. Il s’agissait de déterminer le chef de Mahaly, Rehamy, à suivre l’exemple des groupes d’Esira et à organiser un guet-apens, dans lequel serait tué l’adjudant commandant les treize tirailleurs cantonnés à Mahaly.

Arrivé à Bevato, chez Ilahy, Remalahy envoie ce dernier exhorter Rehamy à prendre le parti des révoltés, à assassiner le vazaha de Mahaly.

Rehamy reste sourd à ces objurgations, il se refuse absolument à suivre les révoltés : découragé, Remalahy reprend la route de son village, s’arrête à Esira, y reçoit, comme nous l’avons vu, un fusil sans cartouches, puis rentre chez lui « garder ses bœufs ».

La révolte ne s’étendit pas davantage dans la direction de Tsivory. À Mahaly d’ailleurs on était sur ses gardes. Le 4 décembre, l’adjudant chef du poste écrivait : « Nous venons d’apprendre que le chef du poste d’Esira, Pietri, a été tué. Plusieurs fusils et munitions ont été enlevés aux tirailleurs de ce détachement. Ce malheureux camarade devait se replier sur Mahaly le 4 décembre. Nous avons 22 tirailleurs au poste et attendons les événements qui pourraient se produire. Pas possible de faire de sortie pour le moment. Nous nous attendons à être attaqués d’un moment à l’autre, notamment par les fahavalos qui ont enlevé Esira. »

Nous avons laissé les insurgés, le 1er  décembre, à Ranomafana pillé et brûlé, abandonné, sur l’ordre de Mahavelo, par Mlle B…, le R. P. Coindard et les tirailleurs en fuite vers Fort-Dauphin.

Les vainqueurs de Ranomafana continuèrent leur marche vers le sud, une partie se dirigeant vers Fort-Dauphin, une autre sur Manambaro, la troisième du côté de Behara.

La colonne d’insurgés marchant vers Fort-Dauphin, rencontra le 3 décembre, sur sa route, une concession, occupée par un lieutenant d’infanterie coloniale, M. Conchon, en congé temporaire, associé à un de ses camarades, le lieutenant Garenne. Ces deux officiers exploitaient sur le territoire d’Isaka une concession agricole, appelée l’Émeraude — ainsi nommée parce qu’elle était la « pierre précieuse » des terrains de culture dans le pays.

MM. Conchon et Garenne avaient été installés officiellement dans leur concession, sans qu’on se fût occupé des indigènes établis sur ce domaine : onze des propriétaires lésés, devenus des sans-terre, avaient dû émigrer et créer à Ranomainty des rizières, pour remplacer celles que la concession d’Émeraude leur avait enlevées.

Comme le sergent Vinay, comme Choppy, M. Conchon (M. Garenne était absent) se savait menacé. Le commandant Leblanc, de Fort-Dauphin, lui avait fait connaître ce qui s’était passé à Amparihy. Le 26 novembre il répondait au chef du cercle qu’il demeurerait sur sa concession, jusqu’au moment où il recevrait l’ordre de rallier Fort-Dauphin. Le commandant Leblanc le laissa libre de rentrer ou non à Fort-Dauphin, lui-même étant juge, à l’aide de ses renseignements propres et de son appréciation personnelle du danger, de l’opportunité qu’il y aurait à quitter sa concession.

Le matin du 3 décembre, M. Conchon était très préoccupé ; il examinait l’extérieur de sa maison. Mme Conchon, ainsi qu’une autre personne qui l’accompagnait, l’entendirent se dire à lui-même : « Non, il n’est pas possible de se défendre ici ».

Les fahavalos arrivèrent dans l’après-midi, en troupe. M. Conchon, qu’ils avaient connu officier, revêtu de l’uniforme, était à leurs yeux dans un poste militaire : il devait subir le sort de tous les vazahas. M. Conchon fut tué à coups de sagaies, son cadavre mutilé, la concession incendiée. Aucun mal ne fut fait à Mme Conchon, qui put partir avec sa tante et son enfant.

Le lendemain 4 décembre, les fahavalos, leur bande faisant boule de neige, arrivèrent devant Fort-Dauphin. Alors commença la ridicule manœuvre qui fut appelée pompeusement le siège de Fort-Dauphin. Nous y reviendrons plus tard.

Avant d’arriver à Isaka et à l’Émeraude, une partie des révoltés s’était détachée. Laissant Fort-Dauphin sur sa gauche, cette troupe se porta sur Manambaro, à 40 kilomètres au sud. En passant, elle avait, en inclinant à l’est, trouvé le phare d’Itapert en construction. Le 5 décembre, le commandant du Fort-Dauphin ordonnait au contremaître des travaux publics Tallec, qui dirigeait la construction du phare, de regagner Fort-Dauphin, alors entouré par les fahavalos. Le contremaître Tallec plaça dans deux caisses sa comptabilité et l’embarqua dans un canot avec six hommes. Dans ces parages, à l’extrême sud de Madagascar, la mer se soulève constamment en lames énormes. Le 5 décembre le vent soufflait violent ; la petite barque ne put doubler la pointe Itaperina, à l’ouest de laquelle se trouve Fort-Dauphin. Il fallut renoncer à la navigation. Le chef du village d’Evrata arrivait suivi de quelques hommes. Avec leur aide, Tallec et ses compagnons transportèrent le canot à travers l’isthme et le remirent à l’eau. La mer était toujours grosse, mais Tallec put arriver à Fort-Dauphin et s’enfermer avec tous les Européens dans le vieux rowa construit par de Flacourt.

Bientôt les insurgés arrivèrent à la pointe. Ils brûlèrent les cases des ouvriers, et détruisirent tout ce qu’ils ne pouvaient emporter. La comptabilité contenue dans des caisses et la malle, que Tallec avait cachées soigneusement dans une brousse épaisse, ne pouvant les transporter à travers l’isthme avec le canot, furent découvertes et disparurent. Vraisemblablement le chef et les indigènes d’Evrata se payèrent ainsi du service rendu en portant le canot.

Manambaro fut atteint. Manambaro avait une certaine importance : c’était le passage obligatoire des convois et des gens, entre Fort-Dauphin et le pays Androy. Le commerce de Manambaro était plus actif que celui de Fort-Dauphin même.

Ce poste était commandé par un adjoint des affaires civiles, M. de Villèle, ayant sous ses ordres cinquante tirailleurs indigènes et deux gradés européens. M. de Villèle, officier de réserve, était énergique, prévoyant et connaissait parfaitement le milieu indigène. Dès qu’il eut vent d’un mouvement insurrectionnel, il fortifia son poste le mieux possible et redoubla de vigilance. Il tint sa petite garnison en alerte, arma quatre Européens, colons de Manambaro, et attendit.

Le 6 décembre la troupe révoltée se présenta devant Manambaro : elle fut reçue par un feu bien dirigé ; les insurgés s’éloignèrent momentanément et furent repoussés à chacune de leurs tentatives d’agression. Nous verrons que Manambaro fut complètement dégagé quelques jours plus tard par un détachement de secours. M. de Villèle rentra alors à Fort-Dauphin, avec sa femme et ses cinq enfants, sur l’ordre formel du commandant Leblanc. Le lendemain, le poste était brûlé par les insurgés, maîtres d’une place laissée sans défense.

Autour de Manambaro s’arrêta cette vague insurrectionnelle.

Des gens partis de Ranomafana, un troisième lot avait suivi la vallée de la Mananara, passé à proximité de Behara, puis l’Ampasimpolaka, pour s’arrêter, sans le dépasser, à Andraboinana, le 14 décembre.

Nous avons vu que, d’Esira, un groupe avait marché sur Mahaly. Quoique les gens du pays, comme nous l’avons vu, aient refusé de se joindre aux fahavalos et de tuer l’adjudant commandant Mahaly, le commandant du cercle ordonna à la garnison de Mahaly d’évacuer ce poste et de rejoindre à Tsivory la partie principale de la compagnie.

Comme à Manambaro, les rebelles incendièrent le poste de Mahaly, abandonné.

Tous les autres postes : Behara, Ampasimpolaka, étaient entourés de révoltés, qui n’osaient pas se heurter à des défenses bien organisées, mais coupaient toutes les communications. Chaque poste était un îlot au milieu d’un océan d’ennemis, redoutables par leur nombre.

Au 15 décembre, la situation dans le cercle de Fort-Dauphin, se résumait ainsi : Les postes de Ranomafana, Esira, Manambaro, Mahaly, détruits par l’incendie, étaient au pouvoir des rebelles ; Fort-Dauphin, Manantenina, Ampasimpolaka, Behara, Tsilamohava, Ranomainty étaient bloqués de plus ou moins près. Ces derniers postes comptaient au moins cent soixante-quinze tirailleurs, armés de fusils modernes, et plus de vingt gradés européens, officiers ou sous-officiers, ainsi immobilisés dans ces garnisons.

  1. Il a été impossible de savoir quel est ce Pékin… Peut-être Hartmann ayant écrit avant son départ pour Manantenina ?
  2. Ses imprécations : « À nous les chefs, à nous le pays, à nous l’or. Nous vous consacrons, ancêtres, ce bœuf en holocauste. Nous affronterons ensemble la vie et la mort. Combattons ensemble. Combattons. »
  3. En disant : « Nous jetons sur vous cette victime et cet or. »
  4. Les bourjanes s’écrient : « Nous bourjanes nous vous suivrons chefs, nous combattrons jusqu’au bout. »