Erreurs et brutalités coloniales/III/II

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Éditions Montaigne (p. 147-156).


CHAPITRE II


Considérations générales sur notre politique coloniale indigène. — Erreurs de cette politique.


Les lieux dans lesquels, en 1904, éclatèrent de véritables révoltes, ou dans lesquels se produisirent des tentatives de rébellion plus ou moins nettes, furent : 1° La province de Farafangana et dans cette province, les districts de : Vangaindrano, Midongy, avec les sous-districts de Ranotsara, Soarano, Iakora, Befotaka, Vondrozo ; 2° Dans le cercle de Fort-Dauphin, les postes de Ranomafana, Esira et Betroky.

Dans tous ces points d’où partit la rébellion, là où elle s’accompagna de sévices, voire de massacres, où elle dura le plus longtemps, on trouve à son origine les mêmes causes, les mêmes griefs des indigènes. Partout ils se sont plaints de l’accroissement de l’impôt, des procédés de recouvrement et surtout des abus d’autorités, des brutalités des agents de l’administration, civils ou militaires, des agissements tyranniques de certains colons. Partout la révolte débuta par l’assassinat d’Européens, vengeances tirées d’actes dont les auteurs ou leurs proches avaient directement, personnellement souffert.

Certes, comme l’ont dit les autorités administratives, avec le tort d’en faire une cause unique, les populations n’aimaient pas, ne pouvaient pas aimer leurs dominateurs. Il est bien certain qu’un changement total de ses mœurs, de ses coutumes, de son état social, ne s’impose pas à une population, à une race sans qu’elle oppose à ce régime nouveau une résistance obstinée, même dans la forme passive.

Nous avons la prétention d’apporter aux indigènes de nos colonies un progrès social et moral, en leur imposant, par la force, nos idées et nos lois. Donner à des hommes une foi religieuse, une organisation sociale, des coutumes qu’ils n’ont pas imaginées eux-mêmes, est une entreprise téméraire. À ces nouveautés les convertis, malgré eux, ne comprennent rien. Dans leur barbarie ils trouvaient des joies, des satisfactions que les civilisés leur enlèvent en les soumettant à des règles dont ils ressentent douloureusement les obligations, sans en saisir les avantages.

L’indigène ne savoure pas plus les charmes de la civilisation que le savetier de La Fontaine n’appréciait à l’usage, le bonheur du financier.

Notre erreur, dans cette œuvre de prosélytisme des civilisés, a été complète. Nous avons voulu brûler les étapes suivies par l’évolution naturelle et faire adopter en quelques années, par des hommes demeurés à l’état primitif, des idées que notre race a mis des siècles à acquérir. Nous avons, avec les meilleures intentions du monde, froissé, blessé ceux que nous voulions rendre plus heureux.

L’entreprise de civilisation aurait dû être conduite par des hommes de valeur intellectuelle et morale exceptionnelle. Civils ou militaires n’ont fourni, aux colonies comme ailleurs, que de rares

spécimens de ce mérite.

En voyant certains agents, chargés de civiliser les noirs, une caricature de Cham s’imposait souvent à ma mémoire :

Deux sous-officiers de cavalerie sortent du rapport :

L’un : « Te voilà chargé d’apprendre l’orthographe aux bleus, que vas-tu faire ? Tu ne sais ni lire, ni écrire ».
L’autre : « Cela ne fait rien, je suis commandé, je leur apprendrai l’orthographe ».

Combien de professeurs de civilisation, aux colonies, valent ce pédagogue par ordre ! Ils n’ont jamais réfléchi à ce que nous, blancs, éprouverions si, quelque jour, une armée de noirs africains envahissait notre pays et prétendait nous imposer ses coutumes et ses lois !

Trop de coloniaux ont voulu jouer les Idoménée et organiser l’existence des indigènes en faisant table rase de leurs habitudes, de leurs coutumes primitives — barbares, c’est entendu, mais qui existent et auxquelles ils sont attachés d’autant plus qu’elles sont en harmonie avec leurs goûts, leurs besoins, leurs passions.

J’ai vu à Madagascar l’œuvre d’un officier féru d’organisation rationnelle. Il avait choisi pour édifier une ville, un plateau salubre, mais complètement dépourvu d’habitants. Ces habitants, il les avait obligés à venir de loin, pour construire d’abord, puis habiter la ville modèle. Les chefs, taxés d’après le nombre de bœufs de leur village, avaient fourni les matériaux et la main-d’œuvre nécessaires à l’exécution du plan.

Ce plan comprenait une place centrale, vaste, de forme circulaire, où se dressaient les édifices publics : maisons du chef de poste et de ses officiers, palais de justice, prison, casernes, etc. La ville formait une étoile. De la grande place centrale partaient des rues, chacune consacrée à un corps de métier : bouchers, bijoutiers, tailleurs, agriculteurs, etc… La ville fut peuplée par ordre, une discipline paternelle et prévoyante y régna.

Chaque matin réveil en fanfare, départ en corps pour les champs de culture, éloignés de plusieurs kilomètres. Retour avant la nuit, en corps toujours : devant le cortège des cultivateurs, une fanfare de clairons et de fifres. Retour joyeux par ordre. Tout le monde prenait son repas du soir à la même heure. À 8 heures rassemblement sur la grande place : bal et danses par ordre. À 9 heures, retraite, extinction des feux à 9 h. 30 et sommeil, toujours par ordre.

Ces indigènes ont bien mauvais caractère ! Ils ne goûtaient point du tout cette succession de travaux, de plaisirs réglementés ; ils désertaient Salente et fuyaient vers leur brousse. Trois ans plus tard, je passai dans cette cité modèle : elle était entièrement déserte et tombait en ruines. Idoménée avait eu un successeur moins autoritaire ; les indigènes étaient retournés à leurs habitations anciennes.

Ces contraintes agissaient sur l’esprit des indigènes, les poussaient à résister aux prescriptions de l’autorité française, à détester cette autorité comme une tyrannie. D’autres raisons sont venues les aggraver, transformer en insurrection violente et armée une opposition jusque-là latente et passive. Ces causes immédiates de la révolte, extrinsèques comme les nommait l’administration de Madagascar, peuvent se classer sous trois chefs : Augmentation des impôts, corvées de routes, agissements tyranniques des Européens fonctionnaires ou colons.

Les colonies, dans l’opinion publique, ou plus exactement dans l’opinion parlementaire qui crée cette opinion publique, n’ont jamais été considérées avec faveur. Des campagnes aussi violentes qu’injustes furent dirigées avec fracas contre Jules Ferry, un des rares hommes d’État dont l’œuvre coloniale fut au-dessus de la politique de Parti, constamment inspirée par une sagace appréciation des intérêts de la France. Cette méfiance, sinon cette haine, à l’égard de notre expansion coloniale, eut sur l’organisation de nos possessions extra-européennes, la plus déplorable influence. De ces colonies l’élite de la représentation nationale se désintéressa, ici ignorante de questions économiques intimement liées à la mise en valeur des colonies, là instruite, mais n’osant en aucun cas remonter un courant contraire. Le ministère des colonies, tardivement constitué, fut trop souvent considéré comme un ministère de passage, où se satisfaisait, en attendant mieux, l’ambition impatiente d’un jeune, quand cette fonction n’était pas la fiche de consolation accordée à un ancien de deuxième ou troisième plan, ou tout simplement, de la part du Président du Conseil, la récompense de services personnels, d’une amitié ancienne.

La mise en valeur des colonies apparaissait dans les discours et programmes de chaque nouveau ministre. Ces morceaux d’éloquence s’étendaient complaisamment sur l’énumération des ressources naturelles à tirer de notre domaine extérieur, mais demeuraient obstinément discrets sur les moyens de les exploiter.

Ces moyens, c’était principalement l’argent nécessaire à l’organisation administrative et économique de territoires immenses. Mais le ministre des colonies connaissait l’opinion parlementaire traditionnelle : ne pas sacrifier un centime de l’argent de la métropole à pareille entreprise. Tout ce que pouvait payer la France, c’était la solde des troupes coloniales, et non sans protester contre leur action.

Ainsi s’explique que, si longtemps, les colonies aient été administrées militairement. Le coût élevé des soldes aux colonies se dissimulait dans l’ensemble des dépenses du budget de la Guerre, et les besoins de la défense nationale, confondus avec ceux de l’armée elle-même, faisaient supporter, sans trop de protestation, les dépenses militaires coloniales.

Quant aux charges imposées par la création de fonctionnaires civils, par l’organisation des services indispensables : postes et télégraphes, douanes, transports, travaux publics, justice, police, agriculture, mines, c’est-à-dire tous les organes indispensables à la vie d’une collectivité, la colonie devait les payer sur ses ressources propres, sans concours de la Métropole. Le système des militaires improvisés « maîtres Jacques » de l’administration, le système « débrouillez-vous », ne pouvait indéfiniment remplacer une véritable organisation. Quelles pouvaient être les ressources de la colonie, pour faire face à ses dépenses d’organisation ? Des impôts directs ? Prélevés sur qui et sur quoi ?

Dans les colonies nouvelles qui ne sont pas des colonies de peuplement, en raison de leur climat, il n’y a pas de colons, et les rares Européens établis dans le pays, au début de l’occupation demandent à être protégés, c’est-à-dire ne peuvent rien donner au fisc. C’est l’indigène qui doit subvenir aux dépenses de l’occupant, dont il n’a pas sollicité la venue : c’est lui qui fournira l’impôt et l’impôt du type le plus ancien, celui payé par le vaincu à son vainqueur, le tribut, l’impôt par tête, l’impôt de capitation.

À vrai dire, ce mode d’imposition était le seul qu’il fût possible à Madagascar d’établir et de percevoir ; nos procédés européens n’étant pas applicables là où n’existe pas d’industrie, où fonctionne un commerce de type primitif, où le troc est imposé par l’absence de monnaie régulière et le système de la propriété très différent du nôtre. L’impôt ne pouvait être que l’impôt personnel. Les indigènes, d’ailleurs, parfaitement indifférents à l’assiette de l’impôt, ne considèrent que son taux, ne se plaignent que de l’obligation de payer — obligation supportée comme conséquence de la subordination du vaincu à son vainqueur. À mesure que s’organise la colonie, les dépenses s’accroissent et il faut augmenter le taux de la capitation. Ainsi fut fait à Madagascar.

Jusqu’en 1903, l’impôt de la capitation dans les régions sud-est, habitées par les Baras, les Tanalas, les Antaisakas, avait été fixé à 10 francs par tête et par an. Au cours de 1904 les populations reçurent avis que l’année suivante la capitation serait portée à 15 francs.

Quinze francs, c’était une somme énorme pour des gens ne possédant rien que leurs bœufs, dont ils répugnaient à faire commerce. Les fonctionnaires locaux vivant au milieu de ces populations misérables, furent unanimes à protester contre cette aggravation des charges fiscales, décidée à Tananarive par le gouvernement général. Ils ne furent pas écoutés par des bureaux désireux de présenter au ministre un budget avec excédent de recettes, et indifférents aux difficultés rencontrées par les exécuteurs de leurs décisions. Le gouvernement général, d’autre part, jugeait l’esprit des populations du sud-est, d’après les rapports politiques des chefs de province de Farafangana et de Fort-Dauphin. Ces fonctionnaires, pour faire valoir l’habileté, la sagesse de leur gestion, représentaient leurs indigènes comme entièrement soumis. Au moment des premiers actes de rébellion, appuyé sur ces documents, le général Galliéni pouvait, en toute conscience, écrire au ministre que le mouvement insurrectionnel avait éclaté tandis que la tranquillité était absolue et la sécurité entière. Ainsi résumait-il les rapports dans lesquels lui avait été dépeint, par ses agents, l’état de la région.

Aux charges de la capitation s’ajoutait l’impôt sur les bœufs. Très légitime en soi, cet impôt était impopulaire, et parce qu’il pesait sur un bien de nul rapport, et en raison des abus qui en accompagnaient la perception.

Les bœufs à Madagascar, dans le sud plus qu’ailleurs, étaient une richesse ne produisant pas de revenu, quelque chose comme une collection d’objets d’art en Europe. De par le nombre de bœufs possédés s’évaluait la fortune, la situation sociale d’un indigène. De ces bœufs, signe extérieur de son importance sociale, l’indigène ne faisait pas commerce, ne consentait pas à se défaire. Les jours de grand kabarys, de cérémonies accompagnant la naissance, la mort de quelqu’un des siens, le propriétaire des bœufs en immolait un certain nombre, en proportion tant de la gravité de l’événement que de sa fortune ; c’était une occasion de ripailles pour toute une tribu. Sur le seul tombeau d’un chef Antanosy, j’ai compté quatre cents paires de cornes, vestige des hécatombes provoquées par ses obsèques.

L’impôt sur les bœufs était une charge dont les indigènes s’acquittaient en vendant quelques animaux, mais cette réduction de leur troupeau les blessait dans leur amour-propre, les diminuait dans la considération publique, allait contre leurs goûts et leurs coutumes.

Enfin, dans tout le pays bara, le désarmement avait causé une profonde irritation. Le Bara, guerrier, tenait à son vieux fusil à pierre, outil qui garantissait son indépendance et lui facilitait de mauvais coups contre ses voisins : il ne se résigna jamais à rendre ses armes[1], et tout comme la perception des impôts, le désarmement donna lieu à des abus criants commis par les agents de l’administration.

L’indigène n’est point accoutumé au travail. Il passe sa vie dans une inaction presque complète, dont il ne sort que de temps à autre, pour un temps court consacré à la chasse, à la pêche, à quelques cultures. Le climat n’exige pas une alimentation abondante, le sol fournit spontanément des fruits, la température dispense de l’usage de vêtements chauds et d’habitations solides.

Or partout, dès notre apparition dans son pays, l’indigène a été soumis à des travaux pénibles, par réquisition, sans rémunération.

Des réquisitions de travailleurs avaient essentiellement pour but, soit l’établissement de routes, soit le transport d’approvisionnements, soit encore la construction de postes ou le ravitaillement des troupes.

Trop souvent les routes absorbèrent l’activité de nombreux indigènes, recrutés de force, et, je le répète, point payés.

Les déplacements incessants des militaires, le transport de leur matériel, occupaient également, et toujours sans salaire ou pour un salaire dérisoire, de nombreux porteurs. Dès qu’un poste était établi, les indigènes étaient forcés de lui apporter des vivres, et de transférer leur habitation dans son pourtour.

Les réquisitions de travailleurs, pratiquées brutalement, troublaient la quiétude des réquisitionnés, les arrachant à leur village, à leurs habitudes, sans la compensation d’un profit quelconque. Elles déterminèrent partout des résistances, qui amenaient, de la part de l’autorité, des redoublements de rigueur.

Nous allons voir que dans tous les districts insurgés la rébellion connut les mêmes causes, celles que je viens d’indiquer, d’autant que perception des impôts, réquisitions de travailleurs, désarmement, furent exécutés au mépris des prescriptions les plus élémentaires de justice et d’humanité.

  1. L’adjudant de Béon, commandant le poste de Ranotrara, écrivait à propos du désarmement de ses justiciables : « Le Bara tient plus à son fusil qu’à sa femme et ses enfants. »