Escal-Vigor/Partie II/Chapitre I

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Société dv Mercvre de France (p. 115-127).


DEUXIÈME PARTIE
LES SACRIFICES DE BLANDINE


I

Le surlendemain de la crémaillère, le Dykgrave se rendit à la ferme des Pèlerins. Il y arriva à cheval, précédé de trois beaux setters Gordon, aboyants et poudreux. Le fermier qui retournait une sole dans un champ voisin, jeta loin sa bêche, et n’eut que le temps de passer sa veste par-dessus sa camisole de flanelle rouge ; mais la fille ne se donna point la peine de rabattre ses manches sur ses bras qu’elle avait rouges et charnus. Tous deux accoururent, essoufflés, à la rencontre du visiteur considérable et, après les compliments de bienvenue, ils se mirent en devoir de lui faire les honneurs de la ferme.

Michel Govaertz ne s’était point vanté. Tout l’établissement, depuis le corps de logis jusqu’à la moindre dépendance, les écuries, les étables, les celliers, la grange, la basse-cour, trahissaient l’ordre, l’opulence et le gros confort.

Henry se montra de nouveau très empressé auprès de Claudie, s’intéressant à l’économie de la ferme, se faisant donner des explications par la fermière, s’arrêtant avec complaisance et sans montrer le moindre ennui devant des réserves de pommes de terre, de betteraves, de fèveroles ou de céréales qu’on lui montrait dans des greniers torrides ou des réduits humides et noirs. Il tomba plus d’une fois en arrêt devant certains travaux des gens de la ferme, prisant beaucoup, par exemple, le geste de deux garçons de charrue ; l’un debout sur une charretée de trèfle, l’autre campé à l’entrée de la grange et recevant sur sa fourche les bottes à fleurs de sang que lui lançait son camarade. Le teint rissolé, des yeux bleu de faïence, le sourire puéril de leurs grosses lèvres démasquant de saines dentures, ils peinaient crânement et Claudie les ayant hélés d’une voix gutturale et gaillarde, ils redoublèrent de plastiques et suggestifs efforts. Elle les stimulait à peu près comme elle eût flatté de vaillantes bêtes de somme.

Kehlmark s’informa du jeune Guidon, mais d’un ton détaché et comme par simple politesse pour la famille. Le vaurien devait être là-bas, quelque part du côté de Klaarvatsch. Claudie désigna l’horizon à l’autre bout de l’île d’un geste ennuyé, en haussant les épaules, et s’empressa de détourner la conversation.

Claudie accaparait le visiteur et il semblait n’avoir d’attention que pour elle, de regard que pour ce qu’elle lui montrait. Il caressa, encouragé par son exemple, la croupe luisante des vaches ; il lui fallut goûter au lait fumant dont des trayeuses hommasses remplissaient des jarres de terre brune. Dans une pièce voisine, d’autres gothons battaient le beurre. La fadeur imperceptiblement saurette écœurait Henry, et il préféra respirer les senteurs âcres de l’écurie où son cheval était en train de mastiquer du trèfle nouveau en compagnie des robustes palefrois de la ferme. Au jardin, elle lui cueillit un bouquet de lilas et de giroflées qu’elle-même lui planta, non sans le palper, dans l’échancrure de son gilet. « Il faudra revenir à la saison des fraises ! » disait-elle en se baissant sous prétexte de lui montrer les baies mûrissantes, mais à la vérité pour le provoquer par les flexions et les contours irritants de sa charnure.

— Déjà midi ! s’écria Kehlmark en tirant sa montre, comme l’heure sonnait au clocher de Zoudbertinge.

Le fermier l’invita en riant à partager leur soupe rustique, mais sans oser espérer qu’il accepterait.

— Volontiers, dit-il, mais à condition de manger à la table des gens et même de piquer au plat comme eux !

— Quelle idée ! se récria Claudie, pourtant flattée par ce sans-façon. Cette condescendance lui paraissait même de nature à rapprocher la distance du très urbain gentilhomme à une simple fille de la glèbe.

— Tout ce monde crève de santé ! constata Kehlmark en embrassant la tablée dans un regard circulaire. Ils sont aussi friands que ce qu’ils dévorent, et leur mine ragoûtante ajoute au fumet de la platée.

Selon l’usage, dans ces campagnes, les femmes servaient les hommes et ne mangeaient qu’après ceux-ci. Elles apportèrent une sorte de garbure au lard et aux légumes, dans laquelle Henry trempa, le premier, sa cuillère d’étain. Ses voisins, les deux manœuvres qui avaient rentré les trèfles, l’imitèrent allégrement.

— Et votre fils ne rentre-t-il pas dîner ? demanda Kehlmark au bourgmestre.

— Oh, celui-là, il emporte chaque matin son pain et sa viande ! fut la réponse de Claudie.

Après le dîner, Henry s’éternisa. Claudie, persuadée qu’elle le captivait à ce point, le promena encore sur les terres des Govaertz. Adroitement, elle le renseignait sur leur fortune. Leurs champs allaient jusque là-bas, plus loin que le moulin à vent. « Tenez, à l’endroit où vous voyez ce bouleau blanc ! » Elle donna à entendre au Dykgrave qu’ils étaient fort riches déjà, sans les espérances. Les deux sœurs de Michel, les deux vieilles bigotes, quoique brouillées avec le bourgmestre, avaient cependant promis de laisser leurs biens à ses enfants.

Kehlmark traîna tellement que le soir tombait quand il songea à faire seller son cheval. Le comte espérait revoir le petit joueur de bugle et au moment de se résigner à partir, il s’informa de nouveau de lui : « Souvent il ne rentre qu’à la nuit, disait Claudie en se renfrognant à la seule mention du gamin rebuté. Il lui arrive même de coucher dehors. Ses mœurs de vagabond ne nous inquiètent plus, père et moi. Nous n’en sommes pas autrement surpris ! »

Avec un serrement de cœur, le comte se représentait le petit gars anuité dans la lande suspecte.

— À propos, bourgmestre, dit-il au moment où le fermier lui amenait son cheval, je veux faire partie de votre orphéon.

— Faites mieux, monsieur le comte, soyez notre président, notre protecteur.

— C’est dit. J’accepte.

En songeant à Guidon, le comte s’était rappelé la sérénade de l’avant-veille, et il se disait qu’il lui serait doux d’entendre souvent cet air mélancolique et candide que jouait si bien le petit pâtre.

Un pied dans l’étrier, il se ravisa encore ; quelque chose lui tenait au cœur. S’éloignerait-il avant de s’être ouvert sur le véritable objet de sa visite ?

— Il est possible, se décida-t-il à dire timidement au fermier, que votre fils ait de sérieuses dispositions pour la musique et le dessin. Envoyez-le-moi… Peut-être y aura-t-il moyen d’en faire quelque chose. Je veux tenter d’apprivoiser ce petit sauvage.

— Monsieur le comte est bien bon ! balbutia Govaertz, mais, franchement, je crois que vous y perdrez votre peine. Le vaurien ne vous fera aucun honneur.

— Au contraire, monsieur le comte, enchérit la sœur du petit, il ne vous vaudra que des affronts. Il ne tient à rien et à personne ou plutôt il a des penchants et des inclinations bizarres ; pensant blanc quand les honnêtes gens pensent noir…

— N’importe, je veux tenter l’expérience ! reprit le comte de Kehlmark en battant de sa cravache la poussière de ses bottes et en mettant le moins d’expression possible dans sa voix. Puis, vous l’avouerais-je, j’aime assez les tâches difficiles, celles qui exigent quelque persévérance et même quelque courage. Ainsi j’ai dompté et dressé pas mal de chevaux rétifs. Je vous confesserai même, et ceci n’est pas à mon honneur, qu’il a suffi parfois de me mettre au défi d’assumer une tâche, pour que je me sois engagé dans l’entreprise. L’obstacle m’excite et le danger me grise. J’ai la manie des gageures. En me confiant cette mauvaise tête, cet indiscipliné, vous m’obligeriez, vrai… Tenez, ajouta-t-il, il se peut que j’aille relancer le bonhomme dès demain en me promenant du côté de Klaarvatsch. Je causerai avec lui et verrai ce qu’il jauge…

— Comme vous voudrez, monsieur le comte, dit Claudie. Dans tous les cas, c’est nous faire bien de l’honneur. Nous vous en serons même reconnaissants pour lui. Mais n’allez pas nous en vouloir si le garnement ne profite pas de vos conseils et de vos soins.


Le jour suivant, le Dykgrave poussa jusqu’aux bruyères de Klaarvatsch. Il eut bientôt avisé le petit gars dans un groupe de polissons déguenillés, accroupis autour d’un feu de brindilles et de racines sur lequel ils grillaient des pommes de terre. À l’approche du cavalier, tous se mirent debout, et, à l’exception de Guidon, coururent se blottir, effarés, derrière les broussailles. Le jeune Govaertz, se faisant une visière de la main, regarda bravement le comte de Kehlmark.

— Ah, c’est toi, petit ! l’interpella Kehlmark. Viens ici, veux-tu, et tiens un instant mon cheval pendant que j’arrangerai mes étriers ?…

Le jeune homme approcha, confiant, et prit les rênes. Tout en raccourcissant les courroies, opération qui n’était pour Henry qu’un prétexte, un moyen de se donner une contenance, il l’observait du coin de l’œil, ne sachant comment entamer la conversation, tandis que le gamin, de son côté, ne perdait pas un de ses mouvements, et se sentait bizarrement troublé, appréhendant et souhaitant à la fois ce qui allait se passer entre eux… Leurs yeux se rencontrèrent et semblèrent se poser une poignante et subtile interrogation. Alors Kehlmark, pour en finir, aborda le petit, le prit par la main et le regardant jusqu’au fond des prunelles, il lui rapporta non sans balbutier l’offre qu’il avait faite la veille aux siens.

— Tu comprends… Tu viendras tous les jours au château. Je t’apprendrai moi-même à lire et à écrire, à dessiner, à peindre, à brosser de grands tableaux comme ceux que tu admirais l’autre soir. Et nous ferons aussi de la musique, beaucoup de musique ! Tu verras ! Nous ne nous ennuierons point !

L’enfant l’écoutait sans mot dire, si ébaubi qu’il en avait l’air hébété, la bouche ouverte, les yeux écarquillés et fixes, presque hagard.

Le comte se tut, interloqué, croyant avoir fait fausse route, mais continuant à le dévisager. Tout à coup Guidon changea de couleur, son visage se contracta, il éclata d’un rire nerveux. En même temps, au profond émoi de Kehlmark, il reculait et s’efforçait de retirer sa main de la sienne ; on aurait dit qu’il se rebiffait, qu’il lui tardait de rejoindre ses petits camarades très amusés par cette scène. Le comte, découragé, le lâcha.

Le petit sauvage prit son élan vers les autres vachers, mais il s’arrêta court, cessa de rire, porta les deux mains devant ses yeux, et se laissa choir dans l’herbe où il se vautrait, le corps secoué par des sanglots, mordillant la bruyère, et entrechoquant ses pieds nus.

Le comte, de plus en plus ahuri, courut le relever :

— Pour l’amour du ciel, petit, calme-toi ! Tu ne m’as donc point compris ! C’est à tort que tu t’alarmes. Je ne me pardonnerai jamais de t’avoir fait de la peine. Au contraire, je voulais ton bien. Je me flattais de mériter ta confiance, de devenir ton grand ami. Et voilà que tu te mets dans cet état pénible ! Mettons que je n’ai rien dit ! Sois tranquille… Je ne veux point t’enlever malgré toi ! Adieu…

Et le comte allait sauter en selle. Mais le jeune Govaertz se redressa à moitié, se traîna à genoux, lui prit les mains, les embrassa, les mouilla de larmes et éclata enfin, se soulagea en un flux de paroles jaculatoires comme si, longtemps suffoqué, il parvenait à se débonder :

— Oh, monsieur le comte, pardon, je suis fou, je ne sais ce qui m’arrive, ce qui se passe en moi ; j’ai l’air d’être triste, mais je suis trop heureux ; je me sentais mourir de joie en vous écoutant ! Si je pleure, c’est que vous êtes trop bon… Et d’abord je n’ai pas voulu croire… Vous ne vous moquez point, n’est-ce pas ? C’est bien vrai que vous me prenez chez vous ?

Le Dykgrave, aussi attiré qu’il fût par cet impressionnable petit paysan, n’avait pas cru rencontrer pareille nature amative. Il l’habitua doucement à l’idée du bonheur qui allait être le sien, et finit par le laisser ravi, la face illuminée de joie, après lui avoir donné rendez-vous le lendemain même à l’Escal-Vigor.