Escal-Vigor/Partie II/Chapitre VII

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Société dv Mercvre de France (p. 186-193).

VII

À la suite de ces scènes, Kehlmark s’irritait souvent contre lui-même. « Jamais on ne m’aimera de cœur comme cette femme » se disait-il en se raisonnant. Et il se rappelait leur première intimité chez l’aïeule. Toujours il avait été son oracle, son dieu. Elle le servait auprès de la douairière, palliait ses fredaines, lui obtenait l’argent dont il avait besoin. Où rencontrer fidélité et dévouement pareils ? N’allait-elle point à présent jusqu’à tolérer sa passion pour le jeune Govaertz ?

Puis, au plus fort de ses bonnes dispositions, se produisait un revirement. Sur un mot, sur une intonation de voix, sur un regard, sur ce qu’il croyait lire de sévère et de scandalisé dans la physionomie de Blandine, il se reprenait à douter d’elle, même à la détester, ne voyant dans son dévouement qu’une curiosité inquisitoriale et malsaine, qu’un raffinement de vengeance et de mépris. Elle s’ingéniait, s’imaginait-il, à le confondre, à l’accabler par son abnégation. Cet ange ne lui représentait qu’une tortionnaire subtile.

Et à la première occasion, le malheureux se répandait contre elle en invectives de plus en plus atroces.

À cette période, la beauté de Blandine reflétait l’évangélisme surhumain de ses sentiments ; cette beauté confinait même à la majesté de la mort. Mais un repos, un apaisement bien autrement absolu que celui du tombeau allait se faire en son cœur.

Harcelée par Landrillon, elle avait fini par se donner à lui. Elle avait offert sa pauvre chair en holocauste pour sauver l’âme de celui qu’elle croyait sacrilège et criminel ; chrétienne, sans doute pria-t-elle pour lui afin de l’arracher à la damnation, s’éleva-t-elle de tout son cœur vers l’ingrat au moment même où elle s’immolait entre les bras de l’odieux « chanteur ».

Le sacrifice se renouvela après chaque exigence du drôle. Blandine respirait. Landrillon n’entreprendrait rien contre la réputation du comte. Elle comptait aussi sur un miracle. Kehlmark reviendrait de son erreur. Le ciel exaucerait le vœu de la sainte.


Des semaines s’écoulèrent. « Voilà longtemps que nous prenons du plaisir, ma fille, dit Landrillon, mais il ne s’agit pas seulement de la bagatelle ; il nous faut songer aux affaires sérieuses. Et pour commencer, nous allons nous marier.

— Bah ! Est-ce bien nécessaire ? fit-elle avec un rire forcé.

— Cette question ! Si c’est nécessaire ? Te voilà ma maîtresse et tu refuserais d’être ma femme !

— À quoi bon, puisque tu m’as eue…

— Comment, à quoi bon ? Je tiens à devenir ton époux. Ah çà, qu’espères-tu encore en restant ici ?

— Rien !

— Alors, quoi ! décampons. Assez de grappillages. C’est le moment de réunir nos petites économies en passant devant le notaire, puis devant le curé. Et bonsoir, Monsieur le comte de Kehlmark.

— Jamais ! fit-elle avec une énergie farouche, songeant aux deux autres, le regard fixe, loin de son interlocuteur.

— Ah çà ! qu’est-ce qui te prend ? Et notre pacte, qu’en fais-tu ? Je te veux pour légitime. Tu as des sous. Il me les faut. Ou préfères-tu que je dévoile à Balthus Bomberg et à Claudie Govaertz les chastes mystères de l’Escal-Vigor ?

— Tu n’en feras rien, Landrillon.

— C’est ce que nous verrons !

— Une proposition, dit-elle, je te donnerai l’argent ; je te donnerai tout ce que je possède, mais laisse-moi vivre ici et cherche une autre femme.

— L’aimerais-tu donc encore, ton bougre ? s’exclama le drôle. Tant pis. Il faut te résoudre à le quitter et à devenir madame Landrillon. Pas de bêtises. Tu as deux mois pour réfléchir et marcher…


Abandonner l’Escal-Vigor ! Ne plus voir Kehlmark !

La fatalité voulut qu’au comble de l’angoisse, la malheureuse rencontrât Henry de Kehlmark et que celui-ci, provoqué par son visage bouleversé, la prît de nouveau à partie :

— Bon, encore ta figure macabre ! C’est entendu. Je suis le plus monstrueux des hommes ! Mais alors, Blandine, n’es-tu pas toi-même un monstre de t’attacher à un être tel que moi !

Et qui sait, ricana le malheureux avec un sardonisme de supplicié, si ce n’est pas mon exception, ma prétendue anomalie qui flatte tes imaginations ! Qui me garantira que dans ton dévouement n’entre pas un peu de perversion génésique, comme disent les savantasses ; un peu de cette volupté de souffrance qu’ils ont appelée de ce joli nom : masochisme ! Dans ce cas, ta belle abnégation ne représenterait que folie et maladie pour les uns, que crime et turpitude pour les autres ! Ô la vertu ! Ô la santé ! Où êtes-vous ?

Jamais encore il ne l’avait entreprise avec un pareil acharnement.

— Hélas ! songeait-elle, dire que c’est moi qui le désespère ainsi ! Moi qui ne sais plus quoi donner pour lui ; moi qui ai consenti, pour acheter son repos, à vivre, et de quelle vie, Seigneur !

— Henry, mon Henry, le supplia-t-elle, tais-toi, mon Dieu, tais-toi ! Dis, que veux-tu que je fasse ? Je ne suis que ta servante, ton esclave. Qu’as-tu encore à me reprocher ?

— Ton mépris, tes grimaces, tes airs de sainte Pars, quitte-moi. Abandonne ce pestiféré. Je ne veux plus de ton insultante compassion… Ah, tu es mon remords, mon vivant reproche ! Quoi que tu fasses, tu es un miroir dans lequel je me vois constamment attaché au pilori, sous le fer rouge du bourreau…

Et il la saisissait par les poignets au risque de les lui meurtrir ; il lui criait dans le visage :

— Ô femme normale, modèle, irréprochable, je te hais, entends-tu bien, je te hais !

Va, j’en ai assez. Toute extrémité plutôt que cet enfer. Livre-moi, madame Judas. Ameute nos vertueux voisins et l’île entière. Cours chez le dominé. Dis-leur qui je suis ! Ah ! Eh bien, cela m’est égal…

Ce perpétuel mensonge, cette dissimulation de tous les instants m’étouffe et me pèse. Tout est préférable à ce supplice. Si tu ne parles pas, je parlerai, moi ! Je leur dirai tout !… Ah, je te parais infâme ; mais alors toi, Blandine, tu es bien plus infâme que moi d’avoir vécu aux crochets de celui que tu méprises ; de t’être fait nourrir, entretenir par ce réprouvé, d’avoir toléré si longtemps ses vices parce qu’il te payait largement !…

— Henry, mon bien-aimé ! Vraiment, tu crois cela. Oh comme tu t’en voudrais, comme tu te ferais horreur si tu savais la vérité !


Ah oui, qu’il était injuste. L’injustice dont lui-même se croyait victime, le rendait frénétique et aveugle, cruel comme la fatalité.

Il assimilait à la foule, à la masse malveillante et conforme, cette femme admirable, cette amante magnanime, parfois maladroite ou impuissante, présumant trop de ses forces pourtant héroïques, poussée, elle aussi, à bout, mais repuisant dans son amour un nouveau pouvoir d’exalter, de plus en plus, ce dieu qui l’exilait de son ciel.

— Oui, je crois cela, vraiment ! insista le malheureux égaré. Tu m’épargnes, tu me ménages parce que tu mènes ici une existence de châtelaine et parce que tu te crois indispensable à ce prodigue, à ce gaspilleur qui n’a jamais su compter. Tu te figures que je ne puis me passer de toi. Tu t’imposes. Va-t’en. Laisse-moi me ruiner de corps, de bien et d’honneur. Tu es assez riche. Débarrasse-moi de ta présence !… Je te donnerai même de l’argent ! Mais pour l’amour du ciel, éloigne-toi au plus vite ! Quelque chose d’irréparable s’est passé entre nous. Désormais nous nous ferons mutuellement horreur.

— Oh ! mon Henry, sanglotait la pauvre femme…

Elle allait parler, mais elle l’aurait confondu, humilié ; et elle se retira pour ne point être tentée de lui dire la vérité.