Escalades dans les Alpes/CHAPITRE III

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Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 53-74).

Passage du Mont-Cenis.


CHAPITRE III.


le mont-cenis. — le chemin de fer fell. le grand tunnel des alpes[1].

À en croire les guides itinéraires, le passage du Mont-Cenis est ennuyeux. Certes, il est un peu long pour un piéton, mais, s’il ne peut rivaliser avec le Simplon, le Saint-Gothard ou le Splügen, il offre aussi un assez grand nombre de paysages pittoresques. D’ailleurs, quand Napoléon eut transformé l’ancien chemin de mulets en une belle route de voitures aux grandes courbes et aux pentes uniformes, le Mont-Cenis devint un des passages les plus intéressants des Alpes. On n’avait vraiment pas le temps de s’y ennuyer. Les excellentes diligences, qui faisaient un service régulier entre Chambéry et Turin, le montaient et le descendaient aussi vite que la chaise de poste la mieux attelée. La partie la plus curieuse du trajet était celle qui se trouvait comprise entre Lanslebourg et Suse. Dès que la véritable montée commençait, on attelait à la diligence douze à quatorze mules, et le postillon et ses aides marchaient à leur côté armés de longs fouets qu’ils maniaient habilement. Les voyageurs, mettant aussi pied à terre pour la plupart, s’amusaient à couper les zigzags. On montait lentement, mais d’une allure égale, et on s’élevait de 650 mètres presque sans s’arrêter.

Quelles clameurs, quels clics-clacs à chaque tournant ! Aux cris de leurs conducteurs et aux claquements des fouets, les mules redoublaient d’ardeur, agitant leur tête animée et faisant une bruyante musique avec leurs grelots. Enfin on atteignait le col. L’attelage dételé redescendait, en folâtrant, la montagne qu’il venait de gravir, tandis que la diligence, attelée de chevaux frais, traversait la plaine au galop. Le petit postillon qui montait le premier cheval faisait claquer joyeusement son fouet à tous les tournants taillés dans le roc, et, quand les échos de la montagne répétaient son assourdissante musique, il se retournait vers les voyageurs en quête de sourires et de petits sous.

L’air était vif et souvent froid, mais on avait bien vite franchi le col et on descendait rapidement dans une atmosphère plus chaude. Un grand changement s’opérait tout à coup. Les chevaux, réduits au nombre de deux ou de trois, descendaient les pentes les plus raides avec une rapidité qui n’inspirait aucune inquiétude tant ils étaient éprouvés et solides, tant ils avaient le pied sûr ! Malheur cependant à la diligence s’ils se fussent abattus ! Aussi à chaque contour le conducteur serrait-il sa mécanique et le postillon ralentissait-il l’allure de son attelage, qui bientôt excité par les hue, les ha et le fouet, repartait de plus belle.

Aujourd’hui tout est changé. Le chemin de fer Victor-Emmanuel a remplacé dans la vallée de l’Arc une grande partie de la route construite par Napoléon, et le chemin de fer Fell s’est établi sur la montagne même entre Saint-Michel et Suse.

Le Mont-Cenis et le chemin de fer Fell, près du col (versant italien).

Ce chemin de fer est ou plutôt était une merveille. Il suivait la route de terre dont il ne s’écartait que pour éviter la traversée des villages ou pour diminuer la raideur des pentes.


Rail central dans une courbe.


De Saint-Michel au col il montait de 1360 mètres, et, du col à Suse, il descendait de 1588 mètres. Sur certains points il s’élevait de 8 cent. par mètre. Cette sorte de miracle s’accomplissait grâce à un troisième rail placé au milieu de la voie entre les deux rails ordinaires et à une plus grande hauteur comme le montrent les dessins ci-joints, qui nous dispensent de toute description.

C’était un curieux et intéressant spectacle que de suivre du regard un train de chemin de fer Fell montant de Lanslebourg


Échelle de pieds anglais (le pied anglais vaut 30 centimètres).


au col du Mont-Cenis. Des bouffées de vapeur s’élançaient au-dessus des arbres, parfois dans une direction opposée, puis disparaissaient tout à coup sous les parties de la voie que des constructions en planches et des toitures en fer protégeaient contre la neige, pour reparaître au sortir de ces tunnels d’un nouveau genre. La locomotive qui gravissait 11 kilomètres à l’heure malgré la raideur des pentes, suivait tous les zigzags de la route de terre, si ce n’est dans les détours trop brusques où le chemin de fer était obligé de décrire une courbe plus étendue.

Le plateau du col, de la station du sommet à celle de la Grande-Croix, long d’environ 8 kilomètres, était bientôt traversé. Alors commençait la terrible descente sur la Ville de Suse, pendant laquelle le chemin de fer, en grande partie couvert, ressemblait à un monstrueux serpent. À l’intérieur

Parties couvertes du chemin de Fell (versant italien).


des galeries on ne voit qu’à 4 ou 5 mètres en avant de la locomotive tant les courbes sont fortes. À peine aperçoit-on les rails. La machine vibre, oscille, bondit ; il est difficile de s’y maintenir en équilibre. On lâche la vapeur, on serre les freins, car peu de minutes après avoir quitté le col, le train descend par son propre poids. Au sortir d’un tunnel, on aperçoit tout à coup d’un côté un précipice de 1000 à 1200 mètres et de l’autre une montagne à pic.

Les voitures du chemin de fer Fell, espèces d’omnibus où l’air et la lumière manquaient trop souvent, offraient une grande solidité. Les fortes secousses y étaient rares. Cette solidité, elles la devaient surtout au rail central et à une paire de roues horizontales qui, sur les parties droites de la voie, touchaient seulement ce rail qu’elles pressaient plus ou moins fortement selon le rayon des courbes.

Mais le chemin de fer Fell, si ingénieux qu’il fût, ne devait pas survivre et n’a pas survécu à l’ouverture du tunnel des Alpes qui a eu lieu le 17 septembre 1871.

Ce fut en 1832 que M. Médail, de Bardonnèche, proposa au roi Charles-Albert de percer un tunnel entre son village et Modane, car, disait-il, c’était le point où les deux versants des Alpes se trouvaient, à la même altitude, les plus rapprochés l’un de l’autre ; mais ni M. Médail, ni personne à cette époque ne savait si cette heureuse idée était réalisable, et comment elle pouvait être exécutée.

En 1845, M. Maus, l’habile ingénieur qui venait de construire le beau plan incliné de Liége, reçut de Charles-Albert la mission d’étudier, avec le professeur Sismonda, le problème de la percée des Alpes. D’après leur rapport combiné, l’entreprise était possible, mais les procédés de perforation connus étaient insuffisants. Il fallait en effet percer un tunnel d’une longueur approximative de 13 kilomètres sans pouvoir creuser des puits pour accélérer le travail. « Ces puits, a dit M. Conte, ingénieur en chef des ponts et chaussées, dans ses conférences faites à l’École des ponts et chaussées, auraient dû avoir les profondeurs suivantes : à 650 mèt. de l’entrée sud, 333 mèt. ; à 3000 mèt. du même point, 1078 mèt. ; à 5700 mèt., 4620 mèt. Or, le forage d’un puits de 1620 mètres, si on avait osé l’entreprendre, n’aurait pas exigé moins de quarante ans.

« On présenta divers projets, les uns ayant pour objet de réduire la longueur de la galerie, en relevant le niveau des entrées ; les autres proposant des moyens d’accélération dans les procédés de forage. Ils furent tous écartés comme impossibles ou insuffisamment étudiés.

« Le premier projet que l’administration des États sardes considéra comme sérieux, et qui devint l’objet d’un examen approfondi, fut celui de M. Maus, ingénieur belge. M. Maus proposait de construire une galerie de 12 230 mètres de longueur, entre Bardonnèche et Modane, avec une pente unique de 0m019 par mètre. L’avancement en petite galerie aurait été fait au moyen d’une machine composée de ciseaux, mis en mouvement par des ressorts et qui auraient découpé la roche en blocs, adhérents seulement en arrière. Ces blocs auraient été détachés à l’aide de coins qu’on aurait introduits dans les interstices, qui auraient été ménagées par les ciseaux : le mouvement aurait été donné au moyen de roues hydrauliques établies sur les cours d’eau qui existent dans les deux vallées.

« Ce projet, examiné peut-être trop sommairement, fut repoussé comme inexécutable. M. Colladon, de Genève, émit alors l’idée de faire agir les outils de la machine de M. Maus au moyen de l’air comprimé, mais il n’indiquait aucune manière spéciale de comprimer l’air et de l’utiliser comme moteur. La gloire de cette belle découverte devait appartenir tout entière à M. Sommeiller de Saint-Jeoire (Faucigny), qui, si l’on doit en croire les amis de sa jeunesse, s’occupait déjà du problème de la compression de l’air à l’époque où il était étudiant à l’université de Turin.

« Le gouvernement sarde avait fait construire le chemin de fer de Turin à Gênes, et étudier par ses ingénieurs les moyens de remorquer les trains sur les rampes de Pontedecimo à Busalla, dont l’inclinaison atteint 0m035 par mètre. La ville de Gênes avait profité de l’ouverture du tunnel de Giovi, qui débouche sur le versant nord de la vallée de la Scrivia, pour dériver les eaux de ce torrent et les employer à son alimentation. MM. les ingénieurs Grandis, Grattoni et Sommeiller eurent l’idée de se servir des chutes que présentait la conduite d’eau de la Scrivia, pour comprimer de l’air au moyen du compresseur à choc qui a servi au percement du tunnel des Alpes. Cet air devait être employé à remorquer les convois sur les rampes de Busalla. L’invention des locomotives accouplées rendit d’abord leur idée inutile, mais elle ne devait pas rester stérile.

« M. Bartlett, ingénieur anglais, attaché au chemin de fer Victor-Emmanuel, avait inventé une machine destinée à faire des trous de mine et mise en mouvement au moyen de la vapeur : malgré les imperfections de cette machine on s’en servit en substituant l’air comprimé à la vapeur, et pendant les expériences, M. Sommeiller qui était déjà parvenu à comprimer l’air inventa la belle machine perforatrice qui remplaça immédiatement celle de M. Bartlett.

« Dès lors le problème de la traversée des Alpes parut résolu. »

Il ne nous appartient pas de raconter ici l’histoire déjà faite et bien faite du tunnel des Alpes[2]. Voté le 15 août 1857, commencé le 31 août de la même année par le Piémont seul, auquel la France s’associa le 7 mai 1862, cet important travail a été terminé en 13 années ; la rencontre des deux galeries se fit le 26 décembre 1870, aux cris de vive l’Italie ! vive la France ! en plein schiste calcaire à 5153 mètres 30 centimètres de Modane et à 7080 mètres 25 centimètres de Bardonnèche.

Par la convention internationale du 7 mai 1862, la France prenait à sa charge 19 millions, mais payables seulement dans le cas où les travaux seraient achevés dans le délai de vingt-cinq ans à partir du 1er janvier 1862. Une prime de 500 000 francs était promise pour chaque année gagnée sur les vingt-cinq ans de délai, et cette somme augmentée de 100 000 francs pour chaque année gagnée sur quinze ans.

Le travail ayant été terminé en huit ans à partir de 1862, l’apport financier de la France dans l’entreprise se cotera en définitive par une somme d’environ 28 millions. Les dépenses totales ne sont pas évaluées à moins de 75 millions.

« Le tunnel des Alpes, ajoute M. Henri de Parville, a été percé tout entier à coups de poudre. Le retentissement mérité qu’a eu la perforatrice Bartlett et Sommeiller a fait supposer à beaucoup de personnes que l’on avait broyé la roche mécaniquement. Il n’en est rien. Tout le travail s’est exécuté à la pince, comme par les méthodes de perforation ordinaire, avec cette différence essentielle, il est vrai, qui à elle seule constitue une révolution dans l’art du mineur, que les trous pour déposer les cartouches ont été forés à la mécanique.

« On ne pouvait guère avancer que de 17 mètres par mois en minant à la main ; la perforatrice a permis de quintupler l’avancement. La machine peut être transportée avec une extrême facilité, et il est possible d’aligner dix fleurets contre le front de taille dans l’espace réduit où deux ouvriers se seraient gênés dans leur travail commun.

« La barre à mine frappe, en outre, le rocher vingt fois plus vite que ne le fait un homme expérimenté ; l’invention de la perforatrice mit à la disposition des ingénieurs un mineur mécanique infatigable, d’une étonnante dextérité et d’une puissance incomparable. De décembre 1857 à la fin de 1860, on creusa les trous de mine à la main. Du côté de Bardonnèche, on ne fora que 725 mètres ; à Modane, le travail à la main se poursuivit jusqu’en 1869, et l’on n’avança que de 921 mètres pendant ces cinq ans, ce qui fait à peine 14 mètres de progression par mois. Au contraire, lorsque la perforatrice fut introduite dans la galerie, l’avancement, d’abord lent parce que les brigades avaient besoin d’apprendre à manier l’outil, s’accrut dans une proportion inespérée. Les 10 587 mètres restant encore à percer furent creusés avec une vitesse d’avancement qui, dans les dernières années, atteignit 890 mètres, soit 74 mètres environ par mois, le quintuple de la progression par le mode ordinaire.

« Voici, au surplus, le tableau exact des progrès réalisés aux deux embouchures, variables, on le comprend, avec l’expérience acquise des ouvriers et la dureté de la roche :

AVANCEMENT À LA MAIN.

Bardonnèche :

Année 1857………… 27 mètres 28 cent.
1858………… 257 — 57 —
1859………… 236 — 35 —
1860………… 203 — 80 —
Total……….. 725 mètres 00 cent.
Modane :
Année 1857………… 10 mètres 80 cent.
1858………… 201 — 95 —
1859………… 132 — 75 —
1860………… 139 — 50 —
1861………… 193 — " —
1862………… 243 — " —
Total……….. 921 mètres " cent.

Total général : 1646 mètres.

AVANCEMENT À LA MÉCANIQUE.
Bardonnèche :
Année 1861………… 170 mètres " cent.
1862………… 380 — " —
1863………… 426 — " —
1864………… 621 — 20 —
1865………… 765 — 30 —
1866………… 812 — 70 —
1867………… 824 — 30 —
1868………… 638 — 60 —
1869………… 827 — 70 —
1870………… 889 — 45 —
Total……….. 6355 mètres 25 cent.
Modane :
Année 1863………… 376 mètres " cent.
1864………… 466 — 65 —
1865………… 458 — 40 —
1866………… 212 — 29 —
1867………… 687 — 81 —
1868………… 681 — 55 —
1869………… 603 — 75 —
1870………… 745 — 85 —
Total……….. 4232 mètres 30 cent.

Total général : 10 587 mètres 55 cent.


« Total, le 26 décembre 1870, pour Bardonnèche, 7080 mètres 25 cent.; pour Modane, 5153 mètres 30 cent. — Total général, 12 233 mètres 55 cent.

« Le ralentissement observé en 1866 tient au banc de quartzite que l’on rencontra du côté de Modane.

« La série des opérations effectuées en galerie comprenait le forage des trous, la charge, l’explosion et l’enlèvement des débris. En six heures, le front (le la roche était criblé de 90 à 100 trous de 80 centimètres de profondeur et de 4 centimètres de diamètre, dont on ne chargeait qu’une portion, les autres trous n’ayant d’autre rôle que d’affaiblir le rocher par leur vide et de faciliter sa désagrégation. On faisait en moyenne

Déblaiement des débris dans le tunnel des Alpes.


avec la poudre 1 mètre 80 cent. à 2 mètres par vingt-quatre heures dans la petite galerie d’attaque de 3 mètres 40 cent. de largeur et de 2 mètres 40 cent. de hauteur. Après le poste des mineurs venait le poste des déblayeurs, qui chargeaient les déblais sur des wagons et les transportaient jusqu’à la bouche du souterrain.

« On employa uniquement la poudre de guerre, qui donne moins de fumée que la poudre de mine. 1 kilogramme de poudre dégage par la combustion 49 centigrammes d’acide carbonique, 40 d’azote et 4 de sulfure de potassium ; pour diluer ces gaz, on jugea qu’il fallait bien 250 mètres cubes d’air pur. Aussi, à la tempête de feu faisait-on succéder un ouragan d’air. On ouvrait le robinet de la conduite qui amenait l’air depuis les compresseurs installés sur chaque versant jusqu’au fond du souterrain, et immédiatement il se produisait une tourmente qui chassait et diluait les gaz nuisibles. L’atmosphère se refroidissait ; mais, quand on pénétrait pour la première fois dans cette galerie préparatoire, l’ouïe était désagréablement affectée par l’air comprimé. À côté de la conduite qui aérait se trouvait également le tuyau qui apportait la force motrice aux outils perforateurs[3].

« On s’est souvent demandé comment cette percée gigantesque avait pu être faite aussi rectiligne. Ce n’est qu’en 1862 que le tracé définitif fut achevé par MM. Borelli et Copello, ingénieurs de chaque section respective du souterrain. Il fallut établir à travers la montagne un réseau géodésique de 28 triangles, et, comme ce réseau montait par degrés jusqu’à la plus haute cime, à 3100 mètres au-dessus du niveau de la mer, il est facile de se figurer les difficultés de toutes sortes qu’eurent à vaincre les ingénieurs dans ces régions visitées par les avalanches. On montait pendant cinq heures au milieu de la neige ; puis le brouillard, en cachant les hauts sommets, rendait inutile cette excursion périlleuse. Il est certains angles du réseau qu’il a fallu mesurer jusqu’à soixante fois. L’instrument dont on se servit pour faire le tracé était exact, à cinq secondes près par 10 kilomètres. Le maximum de déviation ne pouvait dépasser dix secondes, soit un écart qui se traduirait au milieu du tunnel par 29 cent. Les faits ont vérifié depuis la précision de cette opération géodésique.

« Pour contrôler la rectitude de l’avancement, on avait établi un petit observatoire en face de chaque bouche du tunnel, et un observateur, muni du théodolithe, visait tour à tour les différents sommets du réseau trigonométrique et une lumière placée au fond du tunnel. Si l’œil tombait sur la lumière, après avoir visé les points de repère, c’est que l’axe de la galerie était bien compris dans le plan vertical adopté.

Lorsque le 26 décembre les deux galeries d’attaque se rejoignirent, on ne constata qu’un désaccord de 30 centimètres environ dans l’axe de chaque tronçon ; seulement, les deux galeries se trouvèrent au point de jonction à un niveau un peu différent. Ce résultat inespéré, d’une précision admirable, fait le plus grand honneur aux ingénieurs du tunnel.

Selon le projet primitif le souterrain devait avoir 12 220 mètres ; on a trouvé, après le percement, qu’il avait une longueur de 12 223 mètres 50 cent. Les altitudes indiquées aussi sur le plan paraissent devoir être modifiées.

« Ainsi, l’entrée en galerie à Modane ne serait pas de 1202 mètres 82 cent. au-dessus de la mer, mais de 1158 mètres 96 cent. À Bardonnèche, elle ne serait pas de 1335 mètres 38 cent., mais de 1291 mètres 52 cent. Enfin, le col de Fréjus serait non pas à 1610 mètres, mais à 1294 mètres 59 cent.

Il existe, comme on voit, une différence de niveau de 132 mètres entre l’ouverture du souterrain à Modane et l’ouverture à Bardonnèche. On a racheté cette hauteur par une rampe qui monte avec une pente de 22 millimètres par mètre

Machine perforatrice employée au tunnel des Alpes.
jusque vers le milieu de la galerie, sur un parcours de 6273 mètres. Au delà, la voie descend par une pente insensible de 5 millimètres par mètre, suffisante pour l’écoulement des eaux jusqu’à Bardonnèche.

« Le tunnel n’offre aux regards, quand on y pénètre, aucune différence appréciable avec les autres tunnels. Il contient deux voies ; sa section est d’apparence tubulaire. C’est en effet une courbe à sept centres dont la largeur maximum se trouve un peu au-dessus des rails, à 1 mètre 26 cent. ; elle atteint là 8 mètres, et elle a seulement 7 mètres 87 cent. au niveau du ballast, y compris deux trottoirs latéraux de 70 centimètres chacun. La hauteur au-dessus de ce niveau, pour atteindre la clef de voûte, est de 6 mètres.

« Toute la paroi est muraillée ; le revêtement en blocs de granit cimentés à une épaisseur de 0 mètre 55 cent. à 1 mètre,
Échelle en pieds anglais (1 pied 30 centimètres).
Profil du tunnel des Alpes
suivant la poussée du terrain, On a ménagé sous la voie, au centre du souterrain, un aqueduc de 1 mètre de haut et de 1 mètre 20 cent. de large, pour laisser écouler les eaux d’infiltration et de condensation, et pour, au besoin, s’assurer un chemin de sauvetage, si, par impossible, il se produisait un effondrement partiel de la voûte.

« Jamais tunnel ne fut aussi sec. Les craintes qui s’étaient élevées au début de l’entreprise sont bien loin de s’être justifiées. On ne rencontra aucune faille, aucun amas d’eau et aucun filon métallique.

« Du côté de Modane, on remarque, à deux kilomètres environ de l’entrée, une petite source, froide, ferrugineuse, dont le débit ne dépasse pas un demi-litre par seconde ; l’eau est excellente à boire et a servi à désaltérer les ouvriers. Au delà de cette source, on ne trouve plus que quelques suintements sans importance. La voûte reste sèche sur la plus grande partie du parcours.

« Il avait été stipulé que si, pendant le travail, on rencontrait quelque mine exploitable, la possession en reviendrait de droit au gouvernement italien. Bien que la montagne renferme quelques filons de plomb argentifère, la galerie, dans son trajet, n’a coupé que des veines de spath, de quartz hyalin, et accidentellement un peu de galène en druse. Voici, du reste, selon les profils externes et internes, la puissance des couches traversées par ce véritable sondage horizontal :

Extérieur. Intérieur.
Terrain à anthracite, puissance……….. 1772 mèt. " c. 2096 mèt. 50 c.
Quartzites…………………………………. 537 — " 388 — 50
Calcaires compactes, plâtre et dolomie 306 — " 355 — 60
Schistes calcaires……………………….. 9618 — 55 9392 — 25

« Si la voûte n’était pas muraillée, on verrait, pendant la plus grande partie du chemin, la roche noire, feuilletée, ardoisée, avec veines quartzeuses, qui forment tout le versant italien.

« À pied, il faut trois heures pour traverser le souterrain ; il est inutile d’ajouter que le chemin est monotone. Le couloir est sombre ; quelques becs de lumière placés de loin en loin, et des transparents lumineux indiquant les distances kilométriques, tranchent seuls sur l’obscurité de la galerie. On avance entre deux murailles qui vous défendent contre l’écroulement des roches et qui se déroulent en ligne droite jusqu’au versant opposé. Au milieu du tunnel, on rencontre seulement une excavation assez large de la roche ; elle a été muraillée et l’on en a fait un bureau télégraphique pour correspondre avec les bureaux de Bardonnèche. De là, on n’aperçoit ni l’extrémité nord ni l’extrémité sud du souterrain. L’atmosphère chargée des fumées des lampes n’est pas assez transparente pour que la lumière du jour puisse la traverser sur une épaisseur d’une lieue et demie.

« Les trains font la traversée en vingt-cinq minutes, en descendant la rampe d’Italie en France ; il leur faut, au contraire, quarante-trois minutes environ pour remonter de France en Italie : trois quarts d’heure de tunnel !

« La préoccupation des hommes de science depuis le commencement des travaux s’était principalement portée sur la question d’aération. Respirerait-on sous cette voûte si longue, au fond de ce trou gigantesque ? Les uns étaient pour la négative, les autres pour l’affirmative ; certains, enfin, loin de croire au peu de renouvellement de l’air, craignaient une tempête dans le souterrain : les deux extrémités se trouvant à une différence de niveau de 432 mètres, on pouvait effectivement supposer qu’il se manifesterait un violent courant d’air.

« La vérité est que l’air dans le tunnel, loin de rester en repos, s’écoule, en effet, avec des vitesses quelquefois très-appréciables, quelquefois aussi presque nulles ; mais ce dernier cas s’offre rarement.

« Il est facile de se rendre un compte exact de ce qui se passe en galerie. Dans beaucoup de tunnels, dans celui de la Nerthe, par exemple, il arrive que la fumée des locomotives sort mal du souterrain, malgré ses vingt-quatre puits d’aérage : le tunnel est de niveau ; c’est, en somme, une longue cave avec soupiraux. Les puits ont des hauteurs comprises entre 20 mètres et 180 mètres, et créent par cela même des courants variables en direction qui rabattent souvent la fumée dans la galerie. Le tirage ne s’effectue guère que par les puits les plus profonds.

« Aux Alpes, au contraire, il n’y a aucun puits d’aérage, sauf à l’entrée du tunnel du côté italien ; la galerie constitue une seule et unique grande cheminée inclinée de France en Italie.

« Le tirage s’y fait donc, comme dans toutes les cheminées possibles, en vertu des différences de pression et de température. La pression est plus forte sur le versant français de 43 millimètres de mercure en moyenne ; aussi, en général, l’air va de France en Italie.

« Cependant, et c’est un point qui avait échappé aux théoriciens, le courant se retourne quelquefois et balaye le tunnel en sens inverse, d’Italie en France. Il suffit pour cela que la température sur le versant italien devienne plus basse que la température sur le versant français ; le tirage se fait de haut en bas, au lieu de se faire de bas en haut, comme il arrive souvent dans nos appartements pendant l’été, lorsque la pièce, hermétiquement close, est plus fraîche que l’air extérieur. Dans tous les cas, le tirage reste faible, et c’est un inconvénient pour la ventilation.

« Aux deux entrées la température est de 12 à 14° ; l’impression quand on pénètre sous la voûte est celle de la fraîcheur. Au milieu, la température atteint 24°. Il s’établit donc forcément un appel vers le point le plus chaud, et un courant de retour dans les couches supérieures du souterrain. Ces différents courants coexistent. On ne peut malheureusement pas dire qu’ils concourent tous à l’aération du tunnel, car souvent ils se gênent mutuellement et font tourbillonner la vapeur sous la voûte.

« En général, cependant le courant dominant conserve assez de vitesse pour que tout l’air du tunnel puisse voyager d’une extrémité à l’autre en deux heures.

« Lorsqu’une locomotive entre sous la montagne, elle laisse sa vapeur derrière elle ; et, si le courant va dans le même sens qu’elle, il est évident que fumée et vapeur s’engouffrent dans le souterrain. Le train pousse l’air en avant comme un piston et crée un vide derrière lui. Pour ces nouvelles raisons encore, la vapeur chemine comme le train.

« Le voyageur n’est d’ailleurs nullement gêné. Si un peu de vapeur pénètre dans son wagon, il lui suffit de fermer la portière ; il emporte avec lui dans la voiture une provision d’air largement suffisante pour la longueur du parcours. D’ailleurs, jusqu’à ce que le train parvienne vers le sommet de la rampe, l’effet produit ne diffère pas de celui auquel on est habitué dans tous les tunnels.

« Vers le kilomètre 5, on se rap roche du maximum de température, de ce que l’on pourrait appeler l’équateur de la galerie. On traverse une sorte de région de calme et la vapeur emplit le souterrain ; elle adhère au revêtement et le couvre entièrement d’une couche mate et opalisée. On dirait que l’on avance sous une voûte entre deux murailles d’albâtre. Les lumières du tunnel illuminent d’un éclat doux et doré cette paroi translucide, et, pour faire cesser toute illusion, on est, malgré soi, porté à étendre le bras hors du wagon.

« La main est brusquement saisie par un courant d’air froid ; on ne croirait jamais qu’un couloir de vapeur vous entoure. C’est qu’en effet, entre le train et la vapeur qui adhère à la voûte et au muraillent, reste toute une épaisseur d’air. On passe au milieu de cette galerie vaporeuse sans en ressentir d’autre inconvénient.

« Puis, le sommet de la rampe franchi, la vapeur se condense, entraînée par le courant qui s’accuse de nouveau. On commence à distinguer très-bien le revêtement du tunnel ; l’impression de chaleur disparaît peu à peu, et, vers le kilomètre 9, en penchant hors du wagon, on aperçoit déjà un premier reflet de la lumière du jour. Les rayons se réfléchissent sur la vapeur de proche en proche depuis l’entrée, et on voit, derrière le léger nuage vaporeux qui sépare le train de la paroi, naître une première lueur pâle et blanche. Le tunnel s’éclaire comme la terre au lever du soleil ; lui aussi a son aurore. Bientôt la clarté brillante du jour tranche sur la lumière rougeâtre des lampes : c’est la fin de la traversée. On franchit l’ouverture, et devant nous les Alpes se dressent de nouveau superbes au delà du pli qui forme la vallée de la Dora Riparia.

« Suivant le sens du tirage dans le tunnel on voit, à Modane ou à Bardonnèche, s’échapper en dehors par la bouche du souterrain la fumée et la vapeur que la locomotive a semées sur sa route. De loin, on dirait que la montagne est en feu ; les bois de pins disparaissent derrière des nuages de vapeur. Au bout d’une heure et demie à peu près, le tunnel ne fume plus ; il est de nouveau à peu près vidé des produits de la combustion. »

Ainsi les questions qui préoccupaient ajuste raison les ingénieurs depuis si longtemps semblent aujourd’hui éclaircies ; le succès incontestable obtenu dans les Alpes Cottiennes permet d’espérer que la science a définitivement résolu le problème si complexe du percement des grandes montagnes.

On ne saurait trop le rappeler, ce brillant succès a été dû surtout à M. Germain Sommeiller, l’inventeur du compresseur à choc et de la machine perforatrice, et aux deux ingénieurs qui l’ont aidé à appliquer ses deux belles découvertes, MM. Grandis et Grattoni. Sommeiller n’a pas ou la satisfaction de voir son œuvre complétement achevée. Épuisé de fatigue, il était allé prendre un peu de repos dans son village natal, à Saint-Jeoire en Faucigny (Haute-Savoie). Il y est mort à l’âge de cinquante-six ans, le 11 juillet 1871, deux mois et six jours avant l’inauguration solennelle de ce tunnel qui doit immortaliser son nom.

Germain Sommeiller
Germain Sommeiller
Germain Sommeiller.



  1. Note du traducteur. J’abrège, en le modifiant, ce chapitre dont les détails, intéressants d’ailleurs, mais un peu longs et trop techniques, sur le chemin de fer Fell, sont connus depuis longtemps. Le voyage de M. Whymper an Mont-Cenis date en effet de 1861.
  2. Voir dans l’Année géographique 1871-1872 de M. Vivien de Saint-Martin, un excellent article emprunté à M. Henri de Parville.
  3. Les accidents qui ont eu lieu pendant toute la durée des travaux ont été au nombre de 34, sur le versant français seulement.
    Intérieur.
    Chutes de rochers……………………… 8 morts.
    Accidents de wagons………………… 14 —
    Explosions………………………………… 5 —
    25 morts
    Extérieur.
    Chutes de rochers……………………… 2 morts.
    Accidents de wagons………………… 4 —
    Explosions………………………………… 5 —
    11 morts

    Comme on le voit par ce tableau, presque la moitié des hommes tués furent écrasés par les wagons, car malgré les prescriptions des ingénieurs, les mineurs ne voulurent jamais suivre les sentiers pratiqués de chaque côté du tunnel. Ils marchaient presque toujours sur les rails. Aussi 14 périrent-ils écrasés sous les roues des wagons. Du reste, on a lieu de s’étonner que le nombre des accidents ait encore été si minime, quand on pense au temps employé pour le percement du tunnel et au nombre des ouvriers occupés.