Escalades dans les Alpes/CHAPITRE IV

La bibliothèque libre.
Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 75-95).

Jean-Antoine Carrel (1869).

CHAPITRE IV.

ma première grimpade sur le cervin.
« Quelle force n’a-t-il pas fallu pour rompre et pour balayer tout ce qui manque à cette pyramide ! Car on ne voit autour d’elle aucun entassement de fragments ; on n’y voit que d’autres cimes qui sont elles-mêmes adhérentes au sol et dont les flancs, également déchirés, indiquent d’immenses débris, dont on ne voit aucune trace dans le voisinage. Sans doute ce sont ces débris qui, sous la forme de cailloux, de blocs et de sable, remplissent nos vallées et nos bassins, où ils sont descendus, les uns par le Valais, les autres par la vallée d’Aoste, du côté de la Lombardie. »
(De Saussure. Voyage dans les Alpes.)

Parmi les sommets des Alpes, qu’aucun pied humain n’avait encore foulés, deux surtout excitaient mon admiration. L’un avait été très-souvent attaqué sans succès par les plus hardis montagnards ; l’autre, que la tradition déclarait inaccessible, restait encore presque vierge de toute tentative. Ces montagnes étaient le Weisshorn et le Cervin.

Après avoir visité en 1861 le grand tunnel des Alpes, je rôdai pendant dix jours dans les vallées voisines, résolu de tenter sans retard l’ascension de ces deux pics. Le premier venait, disait-on, d’être conquis, et le second allait être bientôt attaqué. Ces bruits se confirmèrent à mon arrivée à Châtillon, à l’entrée du Val Tournanche. L’intérêt que m’avait inspiré le Weisshorn s’affaiblit, mais, quand j’appris que le professeur Tyndall était au Breuil, dans l’intention de couronner sa première victoire par une autre plus grande encore, je désirai plus vivement que jamais escalader le Cervin.

Les guides que j’avais employés jusqu’à ce jour dans mes courses ne m’avaient guère satisfait, et je me sentais alors disposé, bien à tort, à en rabaisser singulièrement la valeur. Dans mon opinion erronée ce n’étaient que des limiers hors de la piste, de robustes consommateurs de provisions solides ou liquides. Mes souvenirs du mont Pelvoux m’eussent fait de beaucoup préférer la société d’un couple de mes compatriotes à n’importe quel nombre de guides. Quand je demandai un guide à Châtillon, je vis défiler une longue série d’individus, dont la physionomie exprimait la malice, l’orgueil, l’envie, la haine, enfin toutes les variétés de la friponnerie, et qui semblaient dépourvus de toute bonne qualité. L’arrivée de deux touristes avec un guide, qu’ils me présentèrent, non-seulement comme l’incarnation de toutes les vertus, mais comme le guide spécial qu’il me fallait pour monter au Cervin, me dispensa d’engager à mon service aucun de ces coquins. Au physique, mon nouveau guide était un mélange de Chang et d’Anak ; s’il ne réalisait pas complétement tous mes désirs, les voyageurs qui venaient de me le céder arrivèrent au moins à leurs fins, car j’endossai sans le savoir la responsabilité de lui payer ses journées de retour, ce qui dut soulager leur conscience aussi bien que leurs bourses.

En remontant vers le Breuil, nous demandâmes un second guide à tous ceux qui pouvaient en connaître, et tous furent unanimes à proclamer que Jean-Antoine Carrel de Val-Tournanche était le coq de la vallée. Nous nous mîmes donc à la recherche de Carrel. C’était un gaillard bien bâti, à l’air résolu, et même un peu fier, ce qui ne me déplut pas. Il consentirait à m’accompagner pour vingt francs par jour, quel que fût le résultat ; tel était son prix. J’y consentis. Mais il fallait aussi engager son camarade. « Pourquoi ? » Oh ! il était absolument impossible de se passer d’un second guide. À ces mots, un individu de mauvaise apparence sortit de l’ombre où il se tenait caché et se présenta comme le camarade exigé. J’élevai quelques objections ; les négociations furent rompues, et nous montâmes au Breuil. Cet endroit, qui sera fréquemment nommé dans les chapitres suivants, se trouvait tout à fait en vue du pic extraordinaire dont nous allions tenter l’ascension.


Ai-je besoin de faire ici une description détaillée du Cervin, après tout ce qui a été écrit sur cette montagne célèbre ? Les lecteurs de ce livre n’ignorent pas que ce pic a 4482 mètres d’altitude, qu’il se dresse presque à pic à cette hauteur par une série d’escarpements qui méritent les noms de précipices, à 1500 mètres environ au-dessus des glaciers qui entourent sa base. C’était, ne le savent-ils pas aussi ? le dernier des grands pics des Alpes qui n’eût point été escaladé, moins encore pour les difficultés que son ascension pouvait offrir que pour la terreur qu’inspirait son apparence invincible. Il semblait environné d’une espèce de cordon, qu’on pouvait peut-être atteindre, mais non dépasser. Au delà de cette ligne invisible, l’imagination surexcitée plaçait des esprits malfaisants, — le Juif errant et les damnés. Les superstitieux habitants des vallées voisines (beaucoup d’entre eux croient fermement que cette montagne est la plus haute, non-seulement des Alpes, mais bien du monde entier) parlaient d’une cité en ruine, bâtie sur le sommet et habitée par des êtres surnaturels. Se moquait-on de leur erreur, ils secouaient gravement la tête, et vous disaient de regarder vous-même les châteaux forts et les murailles ; ils vous avertissaient de ne pas vous en approcher témérairement, de peur que les démons irrités ne se vengeassent de votre mépris en vous précipitant du haut de leurs hauteurs imprenables. Telles étaient les traditions locales. Des esprits plus robustes subissaient l’influence de la forme merveilleuse du Cervin, et des hommes qui parlaient et écrivaient généralement comme des êtres raisonnables, semblaient, quand ils étaient soumis à cette influence mystérieuse, perdre leur bon sens, divaguaient comme à plaisir, et oubliaient momentanément toutes les formes ordinaires du langage. De Saussure lui-même, d’habitude si réservé, se sentit enthousiasmé à la vue de cette montagne, et, inspiré par ce spectacle, il devança les spéculations des géologues modernes, en exprimant les opinions remarquables placées en tête de ce chapitre.

Le Cervin offre un aspect également imposant de quelque côté qu’on le contemple ; il ne paraît jamais vulgaire ; à ce double point de vue, il est une exception presque unique parmi les montagnes. Sans rival dans les Alpes, il n’a qu’un petit nombre de rivaux dans le monde entier.

Le pic actuel, haut de 2000 ou 2500 mètres, a plusieurs arêtes bien marquées et beaucoup d’autres moins définies[1]. La plus continue est celle du nord-est, le sommet en est l’extrémité supérieure, et le petit pic appelé le Hörnli l’extrémité inférieure. Une autre arête très-prononcée descend du sommet jusqu’à celle qu’on appelle Furgen-Grat. La pente de la montagne comprise entre ces deux arêtes en forme la face orientale. Une troisième arête, un peu moins continue que les autres, descend dans la direction du sud-ouest, et la partie de la montagne que l’on découvre du Breuil se trouve limitée entre cette troisième arête et la seconde. Cette section ne forme pas une grande face comme la face orientale ; elle est interrompue par une série d’immenses précipices, tachetée de pentes de neige et sillonnée de couloirs de neige. L’autre moitié de la montagne, celle qui fait face au glacier de Z’mutt, ne saurait se contenter d’une définition aussi simple. Il y a de ce côté des précipices plus apparents que réels ; des précipices
LE CERVIN VU DU COL ST THÉODULE (3322M).


LE CERVIN VU DU NORD-EST.

absolument perpendiculaires, des précipices qui surplombent ; il y a des glaciers ordinaires et des glaciers suspendus ; il y a des glaciers dont les grands séracs s’écroulent par-dessus des rochers plus grands encore, et dont les débris, en se consolidant, forment un nouveau glacier ; il y a des arêtes que la gelée a fendues, que la pluie et la neige fondue ont transformées peu à peu en tours et en aiguilles ; partout on y entend les bruits d’un travail incessant, constatant que les mêmes causes qui agissent depuis l’origine du monde continuent à agir et dégradent peu à peu la puissante masse qu’elles réduiront en atomes.

La plupart des touristes voient pour la première fois le Cervin de la vallée de Zermatt ou du Val Tournanche. De la vallée de Zermatt on découvre la base de la montagne sous son aspect le plus étroit ; ses faces et ses arêtes paraissent prodigieusement escarpées. Le touriste qui se fatigue à remonter la vallée cherche vainement de loin à l’horizon la belle vue qui doit le récompenser de ses peines, car le Cervin n’est visible qu’à un kilomètre et demi au nord de Zermatt. Mais tout à coup il lui apparaît au point où le sentier contourne un rocher. Qui se fût attendu à le voir où il se présente ? Il faut lever la tête pour le regarder, car il semble vous dominer. Malgré cette impression, le sommet du Cervin, vu de ce point, fait avec l’œil un angle de moins de 16°, tandis que le Dom, vu du même point, fait un angle plus large, mais n’attire pas l’attention. On doit donc n’avoir que peu de confiance dans le seul témoignage des yeux.

Du Breuil, dans le Val Tournanche, le Cervin offre un aspect aussi saisissant ; cependant l’impression n’est pas d’ordinaire aussi vive, parce que le spectateur s’y habitue peu à peu soit en montant soit en descendant la vallée. Dans cette direction, la montagne paraît formée d’une série de masses pyramidales, semblables à des coins gigantesques ; du côté de Zermatt au contraire, elle se fait remarquer par la vaste et uniforme étendue de ses parois à pic, et par la simplicité de ses contours. On pouvait donc naturellement supposer qu’on trouverait plus aisément un chemin pour atteindre le sommet du côté qui était entièrement bouleversé que dans toute autre direction. La face orientale, regardant Zermatt, paraissait, de la base au sommet, une falaise escarpée et polie, impossible à gravir. Les épouvantables précipices qui dominent le glacier de Z’Mutt interdisaient toute tentative de ce côté. Il ne restait donc que le côté du Val Tournanche. Aussi les premières tentatives faites pour escalader la montagne eurent-elles toujours le Breuil pour point de départ.

Ces premières tentatives, celles du moins dont j’ai entendu parler, furent faites par les guides ou plutôt par les chasseurs de Val Tournanche[2]. Partis du Breuil en 1858 et 1859, le point le plus élevé qu’ils atteignirent était à peu près à la même altitude que le passage appelé maintenant la « Cheminée, » c’est-à-dire à une hauteur de 3846 mètres. Ceux qui prirent part à ces expéditions, sur lesquelles je n’ai pu obtenir d’autres détails, étaient Jean-Antoine Carrel, Jean-Jacques Carrel, Victor Carrel, l’abbé Gorret, et Gabrielle Maquignaz.

La tentative suivante fut très-remarquable, mais aucune relation n’en a été publiée. Elle fut faite par MM. Alfred, Charles, et Sandbach Parker, de Liverpool, en juillet 1860. MM. Parker entreprirent, sans guides, d’enlever la citadelle en l’attaquant par la face orientale[3], celle-là même dont il vient d’être parlé comme d’une muraille de roches polies absolument impraticables. M. Sandbach Parker, d’après les notes qu’il m’a fournies, gravit avec ses frères l’arête située entre le Hörnli et le Cervin, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au point où l’inclinaison devient beaucoup plus forte. Ce point est marqué 3298 mètres sur la carte de la Suisse par le général Dufour. MM. Parker furent alors obligés d’incliner un peu à gauche pour gravir la face même de la montagne, puis ils tournèrent à droite et s’élevèrent encore de 213 mètres, se tenant aussi près que possible du

Le col du Lion.

l’Épaule.

Face Orientale.

La Dent Blanche.
Le Cervin (vue prise du sommet du col de Saint-Théodule).
tranchant de l’arête, mais se portant de temps à autre un peu à gauche, — c’est-à-dire sur la face de la montagne. Partis de Zermatt, ils y revinrent passer la nuit. Le manque de temps, les nuages et un vent violent les forcèrent de redescendre. Le point le plus élevé qu’ils eussent atteint était de 3650 mètres environ.

La troisième tentative date de la fin d’août 1860 ; elle fut faite par M. Vaughan Hawkins[4] du côté du Val Tournanche. M. Hawkins a publié dans Vacation Tourists un récit animé de son expédition[5] ; le professeur Tyndall en a parlé à diverses reprises dans les notes nombreuses dont il a enrichi la littérature Alpine. Je vais donc la résumer le plus brièvement possible.

M. Hawkins avait examiné la montagne en 1859 avec le guide J. J. Bennen, et, dans son opinion, c’était par l’arête du sud-ouest[6] que l’on pouvait monter au sommet. Il engagea Jean-Jacques Carrel qui avait fait partie des premières tentatives, et, accompagné de Bennen et du professeur Tyndall qu’il avait invité à prendre part à l’expédition, il essaya d’abord de monter à la brèche située entre le petit pic et le grand[7].

Bennen était un guide dont on commençait à parler en Suisse. Pendant presque toute sa trop courte carrière il resta au service de Wellig, le maître de l’hôtel bâti sur l’Æggischhorn qui le louait aux touristes. Bien que son expérience fût limitée, il avait acquis une bonne réputation ; son livret de certificats que j’ai sous les yeux[8] prouve qu’il fut très-estimé par ceux auxquels il servit de guide. C’était un homme d’un extérieur agréable, aux manières polies et distinguées, adroit et hardi, qui aurait fini par s’élever au premier rang parmi les guides, s’il eût eu plus de prudence. Il périt misérablement au printemps de 1864,
J. J. Bennen (1862).
à peu de distance de sa maison, sur une montagne du Valais, nommée le Haut de Cry.

L’expédition de M. Hawkins, conduite par Bennen, escalade les rochers qui enserrent le couloir du Lion, du côté du sud, et atteignit, non sans difficultés, le col du Lion. Suivant alors l’arête du sud-ouest, elle dépassa le point où s’étaient arrêtés les derniers explorateurs (la Cheminée)[9] pour s’élever à 91 mètres plus haut. Là, M. Hawkins et J. J. Carrel s’arrêtèrent, mais Bennen et le professeur Tyndall montèrent encore de quelques mètres. Ils revinrent cependant en moins d’une demi-heure, trouvant qu’il leur restait trop peu de temps ; puis, descendus au col par le chemin qu’ils avaient suivi en y montant, ils gagnèrent le Breuil, en passant par le couloir au lieu de passer sur les rochers. Le point où s’arrête M. Hawkins est facile à déterminer d’après cette description ; il est situé à 3960 mètres au-dessus du niveau de la mer. Bennen et Tyndall n’ont guère pu monter qu’à 15 ou 18 mètres plus haut pendant les quelques minutes que dura leur absence, car ils escaladaient une des parties les plus difficiles de la montagne. Cette expédition atteignit donc une altitude plus élevée de 105 à 121 mètres que les précédentes.

M. Hawkins ne renouvela point, que je sache, sa tentative ; celle qui suivit fut faite par MM. Parker, au mois de juillet 1861. Ils partirent encore de Zermatt, suivirent la route qu’ils avaient ouverte l’année précédente et dépassèrent un peu le point qu’ils avaient atteint la première fois ; mais l’approche de la nuit les força de redescendre à Zermatt, d’où le mauvais temps les chassa bientôt, et ils ne renouvelèrent plus leur tentative. D’après leurs déclarations, MM. Parker n’avaient pas monté chaque fois aussi haut qu’ils l’auraient pu. Du point où ils se trouvaient quand ils furent obligés de songer au retour, ils constatèrent que l’ascension eût été encore facile pendant une centaine de mètres, mais au delà les difficultés semblaient augmenter. Je sais du reste que ces deux expéditions eurent surtout pour but de s’assurer si l’on devait faire avec des chances de succès une tentative plus décisive du côté du nord-est.

J’arrivai au Breuil avec mon guide le 28 août 1861 et j’y appris que le professeur Tyndall y était venu un jour ou deux auparavant, mais qu’il n’avait rien entrepris. J’avais examiné le Cervin presque sous toutes ses faces, et, bien que très-novice encore en pareille matière, j’avais compris qu’un jour ne pouvait suffire pour en faire l’ascension.

Je résolus donc de passer la nuit sur la montagne à la plus grande hauteur possible, et de tâcher d’atteindre le sommet le jour suivant. Nous essayâmes, mais sans succès, de persuader à un autre guide de nous accompagner. Mathias zum Taugwald et d’autres guides bien connus refusèrent nettement mes offres. Seul, un vieillard encore vert, — Pierre Taugwalder, — dit « Qu’il irait bien ! » — « Pour quel prix ? » — « Pour deux cents francs. » — « Comment, que nous fassions ou non l’ascension ? » — « Oui, pas un sou de moins. »

En somme, tous les hommes plus ou moins capables manifestaient une grande répugnance à m’accompagner, ou me répondaient par un refus positif (leur répugnance étant proportionnée à leur capacité) ou demandaient un prix dérisoire. Telle était, je le dis une fois pour toutes, la raison qui rendit inutiles tant de tentatives. Tous les bons guides se décidaient l’un après l’autre à monter sur les pentes inférieures de la montagne, mais, sourds à toutes les sollicitations, ils refusaient de tenter sérieusement l’escalade des parties supérieures ; ils saisissaient la première occasion qui s’offrait à eux d’y renoncer, car cette entreprise leur était plus qu’indifférente[10]. En réalité, ils étaient tous persuadés, excepté un seul d’entre eux dont je parlerai tout à l’heure, que le sommet du Cervin était absolument inaccessible.

Nous résolûmes de partir seuls ; mais, prévoyant que nous aurions froid à notre bivouac, je priai l’hôtelier de me prêter deux couvertures. Il me les refusa, alléguant cette curieuse raison que nous avions acheté une bouteille d’eau-de-vie à Val-Tournanche, et que nous ne lui en avions pas acheté, à lui ! Pas d’eau-de-vie, pas de couvertures ! telle était sans doute sa règle de conduite. Du reste, nous n’en eûmes pas besoin cette nuit-là, car nous la passâmes dans les chalets les plus élevés de la vallée, c’est-à-dire à une heure de marche de l’hôtel. Les chaletiers, rarement visités par les touristes, étaient de braves gens. Ils nous accueillirent avec joie, nous installèrent de leur mieux, partagèrent avec nous leurs modestes provisions de bouche, et, quand nous fûmes tous assis autour de la grande marmite de cuivre suspendue sur le feu, ils nous avertirent d’une voix rude, mais bienveillante, de nous méfier des précipices hantés par les esprits. À la tombée de la nuit, nous aperçûmes près des chalets Jean-Antoine Carrel et son camarade qui y montaient. « Oh ! oh ! leur criai-je, vous vous êtes ravisés ? » — « Du tout, vous vous trompez, » répondirent-ils. — « Alors, pourquoi êtes-vous venus ici ? » — « Parce que, nous aussi, nous allons demain sur la montagne. » — « Alors il n’est donc pas nécessaire d’être plus de trois ? » — « Pas pour nous. » J’admirai leur ruse, et j’eus grande envie de les engager tous les deux ; mais, après réflexion, je n’en fis rien. Le camarade était J. J. Carrel, proche parent d’Antoine, qui avait accompagné M. Hawkins.

Tous deux étaient de hardis montagnards ; mais Jean-Antoine, bien supérieur sans comparaison à Jean-Jacques, était le plus beau grimpeur de rochers que j’ai jamais vu. Seul de tous les guides, il crut obstinément au succès définitif, et, malgré les échecs successifs qui semblaient lui donner tort, il persista à soutenir que le Cervin pouvait être escaladé, et qu’il le serait un jour du côté de sa vallée natale.

Le repos de la nuit ne fut troublé que par les puces, dont une troupe folâtre exécuta un fandango animé sur ma joue, au son de la musique qu’une de leurs virtuoses fit sur mon oreille avec quelques brins de foin. Les deux Carrels se glissèrent sans bruit hors du chalet avant l’aube. Quant à nous, nous ne partîmes guère qu’à sept heures, laissant notre petit bagage au chalet, et nous les suivîmes sans nous presser. Nous gravîmes lentement les pentes parsemées de gentiane qui s’étendent entre le chalet et le glacier du Lion ; nous eûmes bientôt dépassé les vaches et leurs pâturages ; puis nous traversâmes des éboulis de pierres pour arriver au glacier. Grâce à d’anciennes couches de neige durcie qui s’étendaient sur sa rive droite (à notre gauche), et sur lesquelles nous montâmes, nous en atteignîmes sans peine la partie inférieure. Mais, à mesure que nous nous élevions, le nombre des crevasses augmenta, et nous fûmes à la fin arrêtés par quelques crevasses trop larges pour être franchies à l’aide des moyens dont nous disposions. Nous cherchâmes donc une route plus facile, et nous inclinâmes naturellement vers les rochers inférieurs de la Tête du Lion dominant le glacier vers l’ouest. Donnant quelques bons coups de collier, nous nous élevâmes en peu de temps sur la crête de l’arête qui descend vers le sud. Un long escalier naturel, qui n’exigeait pas l’usage des mains, montait de là au col du Lion ; nous l’appelâmes le Grand escalier. Il nous fallut alors contourner les roches escarpées de la Tête du Lion, au-dessus du couloir. Ce passage change beaucoup suivant les années ; en 1861, il était très-difficile, car le temps avait été tellement beau pendant cette année que les masses de neige qui s’y entassent d’ordinaire étaient considérablement fondues, et les rochers restés à découvert au-dessus du niveau de la neige ne nous effraient qu’un petit nombre de fissures ou d’aspérités auxquelles nous puissions nous cramponner. Cependant, à dix heures et demie, nous étions parvenus au col, et nos regards plongeaient au-dessous de nous sur le magnifique bassin d’où découle le glacier de Z’Mutt. Il fut aussitôt décidé que nous passerions la nuit sur le col, car ses avantages nous charmèrent, bien qu’il ne faille pas y prendre trop de libertés. D’un côté, une muraille de rochers à pic surplombait le glacier de Tiefenmatten ; de l’autre, des pentes de neige durcie, escarpées et polies, descendaient au glacier du Lion, sillonnées par de petits ruisseaux et par des avalanches de pierres, au nord, se dressait le grand pic du Cervin[11] ; au sud, nous étions dominés par les parois abruptes de la Tête du Lion. Si l’on jette une bouteille sur le glacier de Tiefenmatten, on n’entend le bruit de sa chute que dans une douzaine de secondes. Cependant aucun danger ne pouvait nous menacer de ce côté ni du côté opposé ; nous n’avions probablement rien à craindre non plus de la Tête du Lion, car plusieurs saillies de rochers protégeaient en la surplombant la place où nous nous proposions de nous installer pour la nuit. Nous nous reposâmes pendant quelque temps, nous réchauffant au soleil, surveillant et écoutant les Carrels que nous voyions ou que nous entendions par moments bien au-dessus de nous, sur l’arête qui conduit au sommet. À midi, nous redescendîmes au chalet pour y prendre la tente et d’autres objets, et, quoique lourdement chargés, nous étions avant six heures de retour au col. Cette tente avait été établie sur un mauvais modèle fourni par M. Francis Galton. Elle paraissait très-jolie à Londres quand elle était dressée, mais, dans les Alpes, elle n’était d’aucun usage. Fabriquée avec une toile légère, elle s’ouvrait comme un livre. Un des bouts ne devait jamais s’ouvrir, l’autre était fermé par des rideaux de toile ; deux bâtons ferrés (alpenstocks) la supportaient, et les deux côtés étaient assez longs pour pouvoir se retourner en dessous. Des cordes nombreuses avaient été cousues aux bords inférieurs, afin d’y attacher des pierres ; mais sa solidité dépendait surtout d’une corde qui passait au-dessous du faîte à travers des anneaux de fer vissés à l’extrémité supérieure des alpenstocks, et dont les deux bouts étaient attachés à de fortes chevilles. Le

Le col du Lion.


vent assez violent qui jouait autour des rochers environnants s’engouffra dans notre brèche comme s’il fût sorti d’un énorme soufflet ; les portes de la tente voltigeaient dans tous les sens, les chevilles étaient sans cesse arrachées, et la tente paraissait éprouver un si vif désir de s’envoler au sommet de la Dent Blanche que nous crûmes plus prudent de la plier et de nous asseoir dessus. La nuit venue, nous nous en servîmes comme d’une couverture, et nous rendîmes notre installation aussi confortable que les circonstances voulurent bien le permettre. Le silence était si profond qu’il causait une grande impression. Aucun être vivant ne se trouvait auprès de notre bivouac solitaire Les Carrels étaient revenus sur leurs pas et nous ne pouvions plus les entendre ; les avalanches de pierres avaient cessé de tomber, et l’eau de couler même goutte à goutte. Le froid était très-vif ; l’eau gelait dans une bouteille placée sous ma tête. Quoi d’étonnant ? nous étions couchés sur la neige, dans un endroit exposé à tous les vents. Cependant nous nous assoupîmes pendant quelque temps, mais vers minuit une explosion épouvantable se fit entendre à une grande hauteur au-dessus de notre campement. Une seconde de calme terrible la suivit. Une énorme masse de rochers détachée de la montagne descendait vers nous. Mon guide se leva en sursaut et s’écria les mains jointes : « Ô mon Dieu ! nous sommes perdus ! » Nous entendions les blocs de cette avalanche tomber l’un après l’autre par-dessus les précipices, bondissant et rebondissant de terrasse en terrasse ; les plus rapprochés s’entrechoquaient avec un fracas étourdissant dans leur chute. Ils semblaient être tout près de nous, bien qu’ils en fussent probablement éloignés ; mais quelques petits fragments qui au même moment glissèrent sur nous des saillies situées au-dessus de notre tête augmentèrent nos alarmes, et mon compagnon, démoralisé, passa le reste de la nuit à trembler et à marmotter des exclamations, parmi lesquelles revenaient souvent le mot « terrible » et d’autres adjectifs.

Dès l’aube nous étions en marche pour commencer l’ascension de l’arête du sud-ouest. Il ne s’agissait plus de flâner les mains dans les poches ; il nous fallait conquérir chaque pas en avant en grimpant à pic ; mais c’était le mode d’escalade le plus agréable ; les rochers très-solides n’étaient pas encombrés de débris, les fissures étaient nettes, quoique peu nombreuses, et il n’y avait rien à craindre que de soi-même. Telle fut au moins notre opinion, et nous nous mîmes à crier pour éveiller les échos de la montagne. Ah ! aucune réponse ! Pas encore ? mais attendez un peu, tout se passe ici sur une grande échelle ; comptez jusqu’à douze, et les parois de la Dent d’Hérens, éloignée de plusieurs kilomètres, vous renverront des paroles, des sons d’une irréprochable pureté, doux et mélodieux. Arrêtons-nous un instant pour contempler la vue ! Nous dominons la Tête du Lion et aucun obstacle n’arrête nos regards de ce côté, excepté la Dent d’Hérens dont le sommet est encore à plus de 300 mètres au-dessus de nous ; nous embrassons d’un coup d’œil les Alpes Grecques — un océan de montagnes — d’où émergent leurs trois grands pics : le Grivola, le Grand Paradis et la Tour de Saint-Pierre. Comme à cette heure matinale leurs formes pourtant si aiguës offrent de doux contours ! Les brouillards du milieu du jour n’ont pas commencé à s’élever ; aucun objet n’est voilé par aucune vapeur ; le cône pointu du Viso lui-même se dessine parfaitement net à l’horizon, bien qu’il soit éloigné de plus de cinquante kilomètres.

Tournez-vous vers l’est, et suivez les rayons obliques du soleil levant, pendant qu’ils s’avancent rapidement sur les champs de neige du Mont-Rose. Regardez les parties qui restent encore dans l’ombre, mais qui rayonnent elles-mêmes d’une lumière réfléchie, et brillent d’un éclat tel que l’homme ne saurait le dépeindre. Regardez : voyez comment, là aussi, les plus faibles ondulations produisent des ombres dans les ombres, et comment partout où des pierres ou des fragments de glace ont laisse leur trace en tombant sur le glacier, les ombres qui se projettent sur les ombres ont un côté sombre et un côté clair avec des gradations infinies d’une incomparable délicatesse. Remarquez ensuite comme la lumière du soleil, qui s’étend incessamment, fait surgir de l’obscurité une foule de contours imprévus : révélant des crevasses cachées par de légères ondulations, et des vagues de neige ; produisant à chaque instant de nouveaux jeux d’ombre et de lumière, étincelant sur les arêtes, scintillant sur les extrémités des aiguilles de glace, brillant sur les hauteurs, illuminant les profondeurs jusqu’à ce que tout ce que le regard embrasse resplendisse d’un tel éclat que l’œil ébloui soit forcé de se reposer en contemplant quelque masse de rochers noirâtres.

Une heure s’était à peine écoulée depuis que nous avions quitté le col quand nous arrivâmes près de la « Cheminée. » Elle ne ressemblait en rien ce jour-là au passage que j’ai décrit à la page 5. C’était une grande roche plate et polie, resserrée entre deux autres roches non moins plates et non moins polies, avec lesquelles elle formait un angle considérable[12]. Mon guide essaya de l’escalader, mais, quand il eut tordu sa longue personne dans une foule de postures grotesques, il s’écria qu’il ne voulait pas l’entreprendre parce qu’il était sûr de n’y pas réussir. Lorsque je fus monté jusqu’au sommet, sans aucun secours, il s’attacha au bout de notre corde et je m’efforçai de le hisser. Mais il était si maladroit qu’il ne s’aidait en rien, et si lourd que je ne pouvais le soulever ; après plusieurs essais inutiles, il se détacha lui-même et me déclara tranquillement qu’il allait s’en retourner. Je le traitai de poltron et il se permit à son tour d’exprimer son opinion sur moi. Je lui ordonnai de retourner au Breuil et d’y raconter qu’il avait abandonné son monsieur sur la montagne ; mais, comme il fit mine de partir, je me vis obligé de lui adresser mes humbles excuses, et de le prier de ne pas m’abandonner. En effet, si l’escalade de la Cheminée, peu difficile d’ailleurs, n’offrait aucun danger, avec un guide placé au-dessous, il n’en était pas de même de la descente, car le bord inférieur du rocher surplombait d’une manière inquiétante.

Le jour était superbe ; le soleil versait à flots une chaleur bienfaisante ; le vent était tombé ; le chemin paraissait tout tracé ; aucun obstacle insurmontable ne s’offrait à ma vue : mais que pouvais-je faire seul ? Je restais juché au sommet du passage, vivement contrarié de ce contre-temps imprévu, et je demeurai quelque temps irrésolu ; mais, comme je m’aperçus que cette Cheminée était ramonée plus fréquemment qu’il n’était nécessaire (c’était un couloir naturel pour les avalanches de pierres), je me décidai au retour ; je descendis à l’aide de mon guide, et nous revînmes au Breuil vers midi.

Les Carrels ne se montrèrent pas. À en croire les autres guides, ils n’étaient pas montés très-haut[13], et le « camarade » qui, pour être plus à l’aise, avait ôté ses souliers et les avait attachés autour de sa ceinture, en avait laissé glisser un ; il avait dû redescendre avec un morceau de corde tourné autour de son pied nu. Malgré cela, il avait résolûment glissé par le couloir du Lion, J. J. Carrel ayant attaché son mouchoir autour de son pied déchaussé.

Le Cervin ne fut pas attaqué de nouveau en 1861, et je quittai le Breuil convaincu qu’un touriste avait grand tort d’en tenter seul l’escalade, si grande était l’influence qu’il exerçait sur l’esprit des guides. Dans mon opinion bien arrêtée, il fallait être au moins deux, afin de se seconder mutuellement quand les circonstances l’exigeraient. Je passai avec mon guide[14] le col Saint-Théodule, plus désireux que jamais de faire l’ascension du Cervin, et déterminé à revenir avec un compagnon, s’il était possible, pour l’assiéger jusqu’à ce que l’un de nous deux fût vaincu.



  1. Voir la carte du Cervin et de ses glaciers.
  2. À proprement parler, il n’y avait pas de guides à cette époque dans cette vallée, à l’exception d’un ou deux Pessions et Pelissiers.
  3. La face orientale est représentée sur la grande gravure placée en regard de cette page. Elle est aussi représentée d’une manière plus accentuée sur la gravure du chap. XV.
  4. M. Hawkins ignorait les tentatives antérieures, et il parle de la sienne comme si elle eût été la première.
  5. Macmillan, 1861.
  6. Cette arête se voit sur la gauche de la grande gravure qui accompagne ce chapitre ; en étudiant cette gravure, les profils et les cartes, le lecteur pourra se former une idée très-nette des points qui furent atteints dans cette tentative et dans celles qui la suivirent.
  7. Depuis lors, le pic inférieur a reçu le nom de Tête du Lion. La brèche s’appelle maintenant le col du Lion, le glacier qui est à sa base le glacier du Lion, et le couloir qui les relie le couloir du Lion.
  8. Grâce à l’obligeance du propriétaire de ce livret, M. F. F. Tuckett.
  9. V. le dessin du chap. V.
  10. Il faut en excepter le guide Bennen.
  11. La gravure est faite d’après une esquisse prise des rochers du Cervin, juste au-dessus du col.
  12. Selon la description de M. Hawkins, ce passage lui offrit les plus grandes difficultés ; à la vérité, il le trouva couvert de glace, et nous l’en trouvâmes complétement débarrassé.
  13. J’ai appris plus tard de Jean-Antoine Carrel qu’ils atteignirent une hauteur beaucoup plus considérable que dans leurs tentatives précédentes, c’est-à-dire, qu’ils montèrent à 75 ou 90 mètres plus haut que M. Tyndall, en 1860. En 1862, je vis les initiales de J. A. Carrel, gravées sur le roc à la place d’où il avait été forcé de redescendre avec son camarade.
  14. Cet homme, plein de bonne volonté, savait se rendre utile dans des conditions moins difficiles, car il m’accompagna spontanément à une distance considérable en s’écartant de son chemin, sans vouloir accepter ni salaire ni récompense.