Escalades dans les Alpes/CHAPITRE XIV

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Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 299-308).

Leslie Stephen.

CHAPITRE XIV.

ASCENSION DE LA DENT BLANCHE.

Croz et Biener ne revinrent le 17 juin qu’à cinq heures du matin ; nous partîmes aussitôt pour Zermatt avec l’intention de traverser le col d’Hérens. Mais bientôt la Dent Blanche exerça sur nous une attraction irrésistible ; aussi nous dirigeâmes-nous vers le glacier latéral très-escarpé qui descend le long de son versant sud-ouest.

La Dent Blanche est une montagne peu connue, excepté des grimpeurs de première classe. Elle jouit de la réputation méritée d’être une des montagnes des Alpes les plus difficiles à escalader. Bien des tentatives avaient échoué avant que l’ascension en pût être accomplie. Leslie Stephen lui-même, le plus leste des montagnards, n’avait pas réussi.

Cette ascension fut faite pour la première fois, en 1862, par MM. T. S. Kennedy, Wigram et les guides J. B. Croz[1] et Kronig. Ils eurent un rude combat à livrer avant de remporter la victoire, un vent furieux, qui les enveloppait de tourbillons de neige, s’ajoutant aux difficultés naturelles, faillit les obliger à battre en retraite[2].

Le 18 juillet 1862, M. Kennedy, parti d’Abricolla entre deux et trois heures du matin, gravit le glacier mentionné au commencement de ce chapitre et se dirigea vers le point marqué 3942 mètres sur la carte[3] ; alors il tourna à gauche (c’est-à-dire au nord) et acheva l’ascension par l’arête méridionale, celle qui surplombe le versant occidental du glacier de Schönbühl.

M. Kennedy a publié une intéressante relation de son expédition dans l’Alpine Journal. Son récit porte l’empreinte de la sincérité ; mais, à en croire les incrédules, le mauvais temps ne lui permit pas de constater avec certitude s’il avait atteint le véritable sommet ; d’après leur affirmation, la cime de la montagne restait encore vierge de tout pas humain.

Je ne partageais point ces doutes ; je l’avoue cependant, ils eurent quelque influence sur ma détermination. On doit pouvoir trouver un chemin plus facile que celui de M. Kennedy, me disais-je ; si nous réussissions à le découvrir, nous pourrions du même coup confondre ses détracteurs et rehausser notre propre petit mérite. Aiguillonné par ces motifs élevés, je fis faire halte à ma petite armée au pied du glacier, et je lui posai ces questions : « Que vaut-il mieux faire, escalader la Dent Blanche, ou gagner Zermatt ? » — Mes compagnons répondirent avec la solennité qui convenait aux circonstances : « Il vaut mieux escalader la Dent Blanche. »

Des chalets d’Abricolla on découvre presque entièrement de profil le versant sud-ouest de la Dent Blanche. On peut juger de ce point que l’inclinaison de ce versant dépasse à peine 30 degrés. Dans mon opinion il devait nous offrir pour monter au sommet un chemin plus facile que la crête trop dentelée de l’arête suivie par M. Kennedy.

Nous remontâmes le glacier en décrivant des zigzags le long de la base de ce versant et en cherchant des yeux un chemin pour l’escalader. Nos recherches furent d’abord inutiles ; une énorme bergschrund en défendait l’approche avec le plus grand succès ; semblable au fossé d’une forteresse, elle protégeait la muraille contre tout assaut. Nous continuâmes à grimper jusqu’à un point qui devait être à peu près à 300 mètres au-dessous de celui qui est marqué sur la carte 3912 mètres ; là, nous découvrîmes un pont que nous traversâmes à quatre pattes, en marchant sur les mains et les genoux.

J’ai dit plus haut qu’une bergschrund est une crevasse et même plus qu’une crevasse. Une schrund est tout simplement une grande crevasse ; une bergschrund est souvent, mais pas toujours, une grande crevasse. Ce mot s’applique à la dernière crevasse que l’on rencontre quand on quitte un glacier pour passer sur les rochers qui le limitent. C’est la crevasse qui le sépare de la montagne même (berg, montagne, schrund, crevasse). Quelquefois elle est extrêmement large ; mais, au commencement de la belle saison (en juin ou même avant), les bergschrunds sont en général d’ordinaire comblées par la neige ou traversées par des ponts de neige ; aussi n’offrent-elles pas de grands obstacles. Au milieu de l’été (en août par exemple), leur traversée est souvent très-difficile, parfois même elle est impossible.

L’inégalité de leur mouvement produit souvent des ruptures dans les glaciers. Le glacier se meut plus vite que la neige ou la glace qui adhèrent aux montagnes ; de là des crevasses ; si la partie supérieure a un mouvement plus lent, c’est qu’elle supporte un frottement plus considérable, car elle est toujours plus inclinée que la partie inférieure. On devrait donc croire que, en vertu de ce principe, la partie supérieure devrait se mouvoir plus vite que la partie inférieure, mais son mouvement se trouve au contraire ralenti par les aspérités des rochers sur lesquels ou à travers lesquels elle doit passer[4].

La bergschrund de la Dent Blanche fut franchie à 3650 mètres d’altitude, suivant mon calcul. À partir de ce point, les difficultés devinrent sérieuses. Le flanc de la montagne n’était ni très-abrupt, ni très-incliné, mais il était parsemé de petites arêtes transversales, d’escarpements, de couloirs à moitié formés. Nous eûmes autant de peine à le gravir que s’il eût été beaucoup plus raide. Si les obstacles n’étaient jamais bien formidables, ils étaient nombreux ; additionnés ils donnaient un fort joli total. La bergschrund fut franchie vers neuf heures du matin ; et nous ne prîmes que quarante-cinq minutes de repos pendant les onze heures suivantes. Dix heures quinze minutes furent donc employées à monter et à descendre le versant sud-ouest de la montagne, haut de 731 mètres ; comme on parcourt d’ordinaire 300 mètres par heure (moyenne de la montée et de la descente), la Dent Blanche est une montagne exceptionnellement difficile à escalader.

Les obstacles que nous offrait la nature n’étaient cependant rien, comparés à ceux que nous opposait l’état de l’atmosphère. La conversation suivante se renouvela trop souvent : « Êtes-vous bien solide, Almer ? » — « Oui. » — « Alors en avant, Biener. » Celui-ci se trouvant assez ferme à son tour, me criait : « Avancez, monsieur. » Et monsieur s’efforçait de l’imiter. — « Non, non, disait Almer, pas là, ici, » et il désignait de son bâton l’endroit où il fallait se cramponner. Venait alors le tour de Croz. « En avant ! » disait-on de nouveau, lorsque nous l’avions tous tiré avec la corde, et de recommencer.

Nous avions gravi cent cinquante mètres de cette agréable façon, quand nous fûmes salués, nous nous y attendions bien un peu, par quelques coups de vent, avant-coureurs d’un ouragan qui faisait rage au-dessus de nous. La journée était ravissante pour les habitants des vallées, mais, depuis longtemps, nous avions remarqué certains petits nuages, légers comme des fils de la Vierge, qui, voltigeant autour de notre cime, prenaient des aspects de plus en plus perfides. Avant la traversée de la crevasse, Croz, nous prophétisant déjà que le vent nous forcerait à reculer, nous avait conseillé la retraite. Mais je lui avais
La bergschrund de la Dent Blanche en 1865.
répondu : « Non, mon cher Croz ; vous avez dit tout à l’heure que la Dent Blanche est dans d’excellentes conditions, il faut donc absolument l’escalader. »

Ce vent diabolique m’a laissé le souvenir le plus vif et le plus désagréable. Il ne soufflait que par rafales irrégulières sur les confins extrêmes de cette région troublée. On eût dit qu’il en voulait tour à tour à chaque membre de l’expédition en particulier ; quand il avait bien secoué et démoralisé l’un de nous, il se retirait brusquement pour revenir l’instant d’après, beaucoup plus violent, s’en prendre à un autre.

Vu à travers le bassin du glacier de Z’Mutt, mon vieil ennemi, le Cervin, paraissait plus inaccessible que jamais. « Croyez-vous vraiment, dirent les guides, que l’on parviendra jamais, vous ou un autre, à escalader cette montagne-là ? » Sans me laisser intimider, je répondis avec aplomb : « Certes, mais pas de ce côté-là. » Mon indomptable présomption leur arrachait des rires moqueurs. À ce moment, je l’avoue, tout espoir m’avait abandonné. Rien ne peut offrir un aspect plus complétement inaccessible, ou ne peut être vraiment plus inaccessible que le Cervin sur ses versants nord et nord-ouest.

En avant ! cria-t-on de nouveau. Nous dominions le sommet de la Dent d’Hérens. « Encore 300 mètres à gravir, m’écriai-je, et, dans trois heures, nous serons au sommet. » — « Dans dix heures, voulez-vous dire, » répondit Croz, tant nos progrès étaient lents. Cependant, je ne m’étais pas trompé de beaucoup. À 3 heures 15 minutes nous atteignîmes la grande arête suivie par M. Kennedy, tout près du sommet de la montagne. Le vent et le froid devenaient terribles. Il nous était parfois impossible d’avancer. Nous restions immobiles, collés aux rochers, écoutant « les cris du vent stupide » tandis que ses rafales balayaient la crête, enlevant la neige qui la couvrait, et l’emportant en longues traînées sur le glacier de Schönbühl. « On ne distinguait qu’un tournoiement indescriptible de l’air, semblable au vent rendu visible. »

Le brouillard dérobait à notre vue le but de nos efforts, bien qu’il fût à peine éloigné de quelques mètres. La prédiction de Croz, que nous passerions la nuit sur le sommet, semblait devoir se réaliser. Les guides se redressaient, dès qu’ils le pouvaient sans danger, bien que leurs doigts fussent presque gelés. Pas un murmure ne se fit entendre ; le mot de retour ne fut pas prononcé ; tous se hâtèrent d’avancer vers le petit cône blanc, dont ils se savaient très-rapprochés. Encore un arrêt ! Un bloc énorme de rocher, négligemment perché sur l’arête, nous barrait le chemin. Impossible de l’escalader même en rampant ; à peine osions-nous nous glisser tout autour. Allons, une dernière tournée de la bouteille commune ! Le vin était à moitié gelé, et cependant nous en aurions volontiers bu davantage. La bouteille vide jetée au loin, nous profitâmes d’une accalmie pour monter plus haut.

Le but de nos efforts fut atteint plus tôt que nous ne l’espérions. Les nuages s’ouvrirent, et je vis que nous étions tous au sommet ; entre nous et le point le plus élevé, à environ 20 mètres de la cime, se dressait une petite pile de pierres élevée de mains d’homme. Kennedy avait dit vrai, c’était le cairn qu’il avait érigé. « Qu’est-ce que cela, Croz ? » — « Homme des pierres, » hurla celui-ci. Inutile d’aller plus loin ; je secouai la corde pour arrêter Biener, qui avertit à son tour Almer, et nous fîmes immédiatement volte-face. Almer et Biener ne voyaient point les pierres (ils taillaient des pas), et ne comprenaient pas la raison de notre retraite subite. Comme on ne pouvait se faire entendre, même en criant de toute la force de ses poumons, toute explication devenait impossible[5].

Nous commençâmes la descente. Ce fut un abominable travail. Les guides personnifiaient l’Hiver, avec leurs cheveux raidis et chargés de neige, et leur barbe hérissée de glaçons. Mes mains étaient engourdies et comme mortes. Je priai mes compagnons de s’arrêter un peu. « Impossible ! il faut absolument maintenir la circulation, » répondirent-ils. Ils avaient raison ; s’arrêter, c’était s’exposer à être entièrement gelé. La descente continua donc ; nous nous cramponnions à des rochers étincelants de verglas, qui arrachaient la peau de nos doigts. Les gants étaient inutiles ; ils se couvraient de glace, et les bâtons glissaient des mains comme des anguilles. Le fer des haches brûlait les doigts comme un fer rouge ; mais il n’y avait pas à hésiter, il fallait empoigner résolument haches et rochers, la moindre hésitation pouvant nous perdre.

Nous avions battu en retraite à 4 heures 12 minutes de l’après-midi ; à 8 heures 15 minutes, nous traversions de nouveau la bergschrund, sans nous être reposés une minute dans toute la descente. Durant les deux dernières heures, le vent cessa de souffler, mais, le temps ayant pour nous une importance vitale, nous nous hâtâmes de plus en plus, et nous ne nous arrêtâmes que sur le glacier. La, nous fîmes l’inventaire de ce qui nous restait des extrémités de nos malheureux doigts, presque entièrement dépouillés de leur peau. Pendant bien des semaines, les douleurs aiguës que je ressentis en tirant mes bottes me rappelèrent l’ascension de la Dent Blanche. Mes compagnons furent toutefois moins maltraités que moi, et nous eûmes tous lieu de nous féliciter d’en être quittes à si bon marché. Les guides me firent compliment sur la manière dont j’avais effectué cette descente difficile, et je leur rendis également un hommage bien mérité. S’ils eussent montré moins d’énergie et d’union, la nuit nous eût surpris sur ce terrible versant où il n’était pas même possible de s’asseoir. Aucun de nous, j’en suis persuadé, n’eût survécu pour raconter cette lamentable histoire.

Nous descendîmes le glacier à travers le brouillard, puis la moraine qu’il domine et la pente terminale, dans la plus profonde obscurité, à 11 heures 45 minutes du soir nous arrivions enfin aux chalets d’Abricolla. Notre expédition avait donc duré dix-huit heures et demie, dont dix-sept heures de marche effective. Cette nuit-la, nous dormîmes comme dorment des touristes à demi morts de fatigue.

Deux jours après, en nous promenant à Zermatt, nous rencontrâmes justement M. Kennedy. « Oh ! oh ! lui dîmes-nous, nous venons de voir votre cairn au sommet de la Dent Blanche. » — « Mais non, vous ne l’avez pas vu, » répondit-il d’un ton affirmatif. — « Que voulez-vous dire ? — « Vous n’avez pu voir mon cairn, parce que je n’en ai pas construit un. » — « Très-bien, mais nous avons vu un cairn. » — « Je n’en doute pas ; il a été érigé par un individu qui a gravi le sommet de cette montagne l’an dernier avec Lauener et Zurfluh. » — « Oh ! oh ! » répondîmes-nous, un peu déconcertés d’apprendre des nouvelles, quand nous croyions en donner. « Oh ! oh ! bonjour, Kennedy[6]. »

Avant cette rencontre, nous avions eu la maladresse de nous égarer sur le col d’Hérens ; mais je remets le récit de cette expédition au chapitre suivant.

T. S. Kennedy.



  1. Le frère de mon guide Michel Croz.
  2. Voir la note de la page 110.
  3. Voir la carte du Mont-Rose.
  4. Les couloirs sont invariablement protégés à leur base par des bergschrunds. Voir, p. 108, un exemple d’un couloir pourvu d’une double bergschrund.
  5. Le sommet de la Dent Blanche est une arête longue d’environ cent mètres. Son point le plus élevé est à son extrémité nord-est.
  6. L’ascension de la Dent Blanche est la plus pénible que j’aie jamais faite. Cependant, je n’y rencontrai aucun endroit aussi difficile que les 150 mètres qui terminent la Pointe des Écrins ; mais, d’un autre côté, il n’y avait peut-être pas sur la Dent Blanche un seul pas tout à fait facile ; tout le versant de la montagne exigea une escalade continue. La route que nous suivîmes en 1865 et celle que prit M. Kennedy en 1862 offrirent probablement des difficultés égales.