Escalades dans les Alpes/CHAPITRE XV

La bibliothèque libre.
Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 309-325).

Luc Meynet, le porteur de tentes.

CHAPITRE XV.

LE COL D’HÉRENS. — MA SEPTIÈME TENTATIVE POUR ESCALADER LE CERVIN.

Nous aurions dû partir pour Zermatt vers 7 heures du matin, le 18, mais Biener nous demanda la permission d’aller à la messe à Evolena, village situé à environ deux heures et demie d’Abricolla. Cette permission lui fut accordée, sous la condition qu’il serait de retour avant midi, mais il ne revint qu’à 2 heures 30 minutes, et ce retard nous fut fatal.

Le col d’Hérens, que nous devions traverser pour gagner Zermatt, est, dans cette contrée, un des rares passages de glaciers qui ait été connu presque de temps immémorial. Il est très-fréquenté pendant l’été et très-facile, quoique le sommet du col soit à 3480 mètres au-dessus du niveau de la mer[1].

Le chemin qui conduit d’Abricolla au col d’Hérens suit principalement le glacier de Ferpècle, dont la surface est très-unie. On n’a qu’à marcher droit devant soi. Le glacier s’élève peu à peu par des pentes douces ; ses crevasses, fort petites, sont faciles à éviter ; une fois entré sur la glace, il suffit de monter le plus directement possible vers le sud, et on atteint en deux heures le sommet du col.

Nous nous attachâmes à la corde selon notre habitude, quand nous entrâmes sur le glacier. Biener, qui avait souvent traversé ce passage, fut placé en tête de la troupe, dans l’espoir que sa parfaite connaissance des lieux nous ferait gagner un peu de temps de l’autre côté du col. Nous avions déjà fait la moitié de la montée, quand un petit nuage descendit sur nous, semblable à une gaze transparente ; il ne nous vint pas à l’idée que cette vapeur si légère pût nous causer le moindre embarras ; aussi négligeai-je de constater, en temps utile, la direction que nous devions suivre, c’est-à-dire d’observer notre situation précise par rapport au sommet du col sur lequel nous devions toujours nous diriger.

Biener commença par avancer sans hésiter, en suivant une ligne assez droite ; mais bientôt il dévia tantôt à droite, tantôt à gauche. Dès que Croz s’en aperçut, il s’élança en avant, et, saisissant le jeune guide par les épaules, il le secoua rudement ; puis, le traitant d’imbécile, il lui ordonna de se détacher à l’instant, et de passer à l’arrière-garde. Biener épouvanté obéit sans murmurer. Croz nous guida vivement en avant, et, pendant quelques minutes, nous remit dans la ligne droite ; mais bientôt il me sembla qu’il commençait à incliner fortement sur la gauche. Je voulus regarder en arrière ; le brouillard, devenu trop épais, ne nous permettait même pas d’apercevoir les traces de nos pas ; nous continuâmes donc à suivre notre guide. À la fin, ceux qui étaient en arrière, et par conséquent plus en état de juger notre position, conçurent la même inquiétude que moi et tirèrent la corde pour avertir Croz, et lui demander ce qu’il en pensait. Il prit nos observations en bonne part ; mais, quand Biener voulut aussi exposer son opinion, il perdit patience, et dit au jeune guide : « Vous êtes un imbécile ! voulez-vous parier vingt francs contre un que mon chemin est plus droit que le vôtre ? vingt francs, entendez-vous, imbécile ? »

Ce fut au tour d’Almer de nous guider. Il commença par retourner sur nos traces pendant près de cent mètres, puis il repartit en suivant la tangente de la courbe décrite par Croz. Nous suivîmes cette direction pendant une demi-heure ; mais nous ne tardâmes pas à nous convaincre que nous n’étions pas dans la bonne voie, car la neige devenait décidément trop escarpée. Nous inclinâmes alors de plus en plus vers la droite, afin d’éviter ces pentes, mais je finis par m’insurger, parce que nous avions marché quelque temps dans la direction du sud-ouest, qui était une mauvaise direction. Après une longue discussion, nous retournâmes encore sur nos pas jusqu’à une certaine distance ; nous repartîmes alors en nous dirigeant au sud-sud-est, mais nous rencontrions partout des pentes de neige escarpées, et, pour les éviter, nous allions tantôt à droite, tantôt à gauche, suivant que les circonstances l’exigeaient.

Nous nous trouvions fort embarrassés ! Étions-nous trop près de la Dent-Blanche ou de la Tête-Blanche ? Le brouillard, qui s’était épaissi, ressemblait tout à fait à un brouillard ordinaire de Londres. Il n’y avait autour de nous ni rochers ni échos pour nous diriger, en nous guidant d’après la boussole, nous finissions toujours par aboutir contre ces maudits bancs de neige trop escarpés. Les guides étaient complétement désorientés ; chacun d’eux, mis à son tour à la tête de la petite troupe, l’avait égarée de plus en plus. Ils nous demandèrent ce qu’il fallait faire. Il était sept heures trente minutes du soir, à peine nous restait-il une heure de jour. Nous commencions à nous sentir exténués ; depuis trois heures et demie nous errions au hasard, marchant à grands pas. J’émis donc l’avis suivant : « Tachons de retrouver nos traces et, sans les quitter un seul instant, retournons le plus vite possible aux chalets. » Cette opinion eut pour elle l’unanimité des suffrages ; mais, au moment où nous nous mettions en route, les nuages se levèrent un peu, et nous crûmes apercevoir le col. Il se trouvait alors à notre droite ; nous nous y élançâmes résolûment. À peine avions-nous fait cent pas que les nuages se refermèrent. Nous continuâmes cependant notre course pendant vingt minutes ; l’obscurité augmentait rapidement et la neige devenait de plus en plus raide. Force nous fut donc de battre en retraite. Il nous fallut redescendre en courant tout le glacier de Ferpècle, pour en pouvoir sortir au moment même où nous ne pouvions plus distinguer nos traces, tant la nuit était noire. Nous arrivâmes à nos affreux chalets, et il nous fallut nous coucher sans souper, car nous n’avions plus rien à manger. Nous étions tous d’humeur fort maussade, pour ne pas dire massacrante, ne nous entendant que sur un seul point, c’est-à-dire quand nous accablions Biener des plus cruels reproches.

Le 19, à sept heures du matin, nous partîmes une troisième fois pour passer le col d’Hérens. Le temps était superbe, et la bonne humeur nous revint peu à peu à la vue des bévues que nous avions commises la veille au soir. Biener ne nous avait pas trop mal conduits ; mais Croz s’était éloigné de la bonne voie dès le début ; il avait décrit tout un demi-cercle ; aussi, quand nous l’avions arrêté, nous étions revenus en face d’Abricolla, notre point de départ. Almer avait commencé à son tour à nous guider avec une extrême prudence, mais il avait aussi fini par traverser la véritable route au lieu de la suivre. Quand j’avais arrêté l’expédition (parce que nous allions trop au sud-ouest), nous montions à la Tête-Blanche ! Notre dernière tentative nous avait remis dans la bonne voie ; nous étions arrivés sans nous en douter au sommet du col ; dix mètres de plus, et nous aurions commencé à descendre le versant opposé ! Inutile de répéter que, si nous avions consulté la boussole en temps opportun, — c’est-à-dire dès la première apparition du brouillard, — nous aurions évité tous ces ennuis. Plus tard, elle nous servit uniquement à nous prouver que nous nous égarions.

Six heures et demie après notre départ d’Abricolla, nous arrivâmes à Zermatt, où la bonne hospitalité de Seiler nous remit bientôt tous dans notre état normal.

Le 20, nous passâmes le col Saint-Théodule, et nous fîmes un détour pour monter du sommet sur le Théodulhorn (3472 mètres), afin d’examiner une route nouvelle que j’avais inventée pour l’ascension du Cervin. Avant de continuer le récit de nos excursions, je dois m’arrêter un instant pour expliquer les raisons qui m’avaient fait préférer cette nouvelle direction à celle qui gravissait l’arête du sud-ouest.

Le Cervin peut se diviser en trois sections[2]. La première, qui fait face au glacier de Z’Mutt, est absolument inaccessible ; la seconde, qui regarde l’est, semble l’inaccessibilité même ; la troisième, vis-à-vis du Breuil, à l’air d’être un peu moins impraticable. C’était de ce côté que j’avais fait toutes mes tentatives précédentes. On doit se le rappeler, M. Hawkins, le professeur Tyndall et les chasseurs du Val Tournanche avaient essayé comme moi d’escalader le sommet du Cervin par l’arête du sud-ouest. Pourquoi donc abandonner une route qui avait été trouvée, jusqu’à un certain point, praticable ?

J’avais, quant à moi, quatre raisons : 1o mon peu de goût pour les arêtes et ma préférence pour la neige et les faces rocheuses (V. le chapitre XIII) ; 2o ma persuasion que les accidents météorologiques, qui m’avaient plusieurs fois forcé de battre en retraite, pourraient se représenter à chaque instant[3] (V. les chapitres V et VII) ; 3o ma conviction que l’on s’était trompé à l’égard de la face orientale de la montagne ; on l’avait crue presque perpendiculaire, tandis que, en réalité, son inclinaison dépassait à peine 40 degrés ; 4o la remarque que j’avais faite que les couches de la montagne s’inclinaient dans la direction de l’ouest-sud-ouest.

Inutile de rien ajouter à ce que j’ai déjà dit au sujet des deux premières raisons ; mais les deux dernières demandent quelques développements. Examinons d’abord pourquoi la face orientale du Cervin paraît trop escarpée à un si grand nombre d’observateurs.

Quand on regarde le Cervin de Zermatt, on se trouve placé presque au nord-est de la montagne. Par conséquent, on ne découvre le versant oriental ni de profil ni de face, mais de biais ; aussi semble-t-il plus perpendiculaire et plus abrupt qu’il ne l’est réellement. La majeure partie des touristes qui visitent Zermatt montent au Riffelberg ou au Gornergrat. De ces deux belvédères, le Cervin offre naturellement un aspect encore plus escarpé, parce que son versant oriental (qui est à peu près tout ce que l’on en découvre) se trouve encore plus en face du spectateur. Vu de l’hôtel du Riffel, le Cervin semble avoir une inclinaison de 70 degrés. Si le touriste, continuant à se diriger vers le sud, traverse le col Saint-Théodule, il arrive, sur un point, juste vis-à-vis du versant oriental qui paraît alors absolument perpendiculaire. Très-peu de personnes prennent la peine de rectifier cette impression erronée en examinant la montagne de face et de profil, le plus grand nombre emporte une idée très-fausse et très-exagérée de l’inaccessibilité de ce versant de la montagne, parce qu’elles n’ont examiné la question que sous un seul point de vue.

Je restai moi-même sept années sous l’influence de cette fausse impression avant d’avoir pu reconnaître mon erreur. Je remarquai en premier lieu qu’il y avait sur le versant oriental quelques endroits où la neige séjournait pendant toute l’année. Je ne parle pas de couloirs de neige, mais de pentes de neige très-considérables que l’on peut voir sur la gravure, à mi-chemin du sommet. Ces couches de neige n’auraient pu persister tout l’été si leur accumulation n’avait été très-considérable pendant l’hiver. Dans une semblable position, la neige ne peut ni s’amonceler ni séjourner en aussi forte quantité à un angle qui dépasserait de beaucoup 45 degrés[4]. Je concluais donc de ce premier fait que le versant oriental était loin d’être perpendiculaire. Pour acquérir une certitude complète à cet égard, je gravis les pentes situées entre les glaciers de Z’Mutt et du Cervin, au-dessus des chalets de Staffel, d’où je pouvais découvrir
Le Cervin, vu du Riffel.
de profil cette face de la montagne. Celui qui ne l’aurait vue que du côté de l’est eût été stupéfait de l’aspect qu’elle offrait dans cette direction. Elle ne présente plus ces escarpements inaccessibles que l’on aperçoit du Riffelberg ; on a peine à se persuader que c’est la même montagne. L’inclinaison de ce versant dépasse à peine 40 degrés.

Ce fait constaté, un grand pas était fait. Cependant ma découverte ne m’eût pas suffi pour tenter une ascension par le versant qui regarde l’est, au lieu de la tenter par l’arête du sud-ouest. Quarante degrés ne constituent pas une inclinaison bien formidable pour des pentes peu considérables. Mais cette inclinaison se maintient rarement d’une manière aussi générale sur une longue étendue, et on ne peut citer dans les Alpes supérieures qu’un très-petit nombre de pentes qui ont une inclinaison constante de quarante-cinq degrés sur neuf cents mètres d’altitude.

L’élévation et l’escarpement des rochers du Cervin n’auraient pas empêché d’habiles grimpeurs d’en entreprendre l’ascension, s’ils n’avaient en outre paru dangereusement polis. Les guides désespéraient d’y trouver la moindre aspérité pour s’y cramponner. Une des plus grandes difficultés de l’arête du sud-ouest était précisément la surface lisse et polie de certains rochers qui, de loin, semblaient cependant très-désagrégés. Ne serait-il donc pas tout à fait impossible d’escalader les escarpements du versant oriental, dont on distinguait de si près la surface unie et polie ?

Les rochers de l’arête du sud-ouest, plongeant dans la direction de l’ouest-sud-ouest, offrent un obstacle encore plus sérieux. On le sait maintenant, la masse principale du Cervin se compose de stratifications régulières[5] relevées vers l’est. Dans quelques parties de l’arête qui conduit du col du Lion au sommet du Cervin, — je l’ai déjà répété plus d’une fois, — les roches s’inclinent à l’extérieur et leurs bords échancrés surplombent. Les gravures des pages 123 et 126 l’ont déjà prouvé, mais la figure 1 de cette page le démontre encore plus clairement, Cette disposition des couches, on le comprendra d’un coup d’œil, n’est guère favorable aux grimpeurs. Quand les rochers sont ainsi inclinés, ils sont plus ou moins faciles à escalader, selon le nombre plus ou moins
Fig. 1.
grand de leurs fissures et de leurs aspérités. Si les rochers de l’arête du sud-ouest n’étaient pas suffisamment crevassés, leur inclinaison extérieure les rendrait absolument inaccessibles[6].

Il est impossible de monter une seule fois sur les rochers de l’arête du sud-ouest, du col du Lion au pied de la Grande Tour, sans remarquer combien ils sont en général inclinés en dehors et comme
Fig. 2.
leurs bords échancrés tendent constamment à surplomber. Aussi les débris des roches désagrégées par la gelée ne restent-ils pas in situ, mais tombent-ils en pluie sur les rochers environnants. Chaque jour l’arête est balayée complétement ; on ne voit presque jamais, quand on la gravit, que le roc solide[7].

Depuis fort longtemps déjà on avait remarqué que le Cervin est formé d’une série de couches stratifiées. De Saussure l’avait fort bien observé, et il a constaté très-explicitement dans ses Voyages (§ 2243) que ces couches « se relevaient dans la direction du nord-est avec une inclinaison d’environ quarante-cinq degrés. » Forbes aussi avait remarqué ce fait ; mais, dans son opinion, les couches étaient « moins inclinées ou presque horizontales. » Il ajoutait : « de Saussure est sans doute exact[8]. » Selon moi, la vérité vraie doit se trouver entre les deux opinions.

Je connaissais fort bien ces deux passages des auteurs que je viens de citer ; mais je n’en avais pourtant tiré aucune application pratique jusqu’au moment où j’observai moi-même le fait qu’ils constataient. Ce fut seulement après mon insuccès de 1863 que j’attribuai à l’inclinaison des couches les obstacles particuliers de l’arête du sud-ouest. Dès que, dans ma conviction, l’obstacle véritable provenait de la structure des rochers et non de leur nature même, je dus naturellement en conclure que le côté opposé, c’est-à-dire le versant oriental de la montagne, pourrait être relativement plus facile à gravir. En un mot, je me dis que si les couches offraient d’un côté l’aspect de la figure 1, elles devaient présenter du côté opposé celui de la figure 2. Cette déduction vulgaire d’un fait positif me donnait la clef de l’ascension du Cervin.

La question à résoudre était celle-ci : l’inclinaison des couches persistait-elle à travers toute la masse de la montagne ? Si elle persistait, le grand versant oriental, au lieu d’être impraticable, était parfaitement accessible. Il devait, en fait, présenter un grand escalier naturel dont les degrés se trouvaient inclinés en dedans ; en ce cas, l’aspect poli de ses surfaces ne devait inspirer aucune inquiétude, parce que les plus petits de ces degrés, inclinés en ce sens, offraient nécessairement un appui solide.

Il en était ainsi, autant qu’on pouvait en juger à distance. Quand il neigeait pendant l’été, de longues terrasses blanches se détachaient en lignes à peu près parallèles sur le flanc de la montagne. Elles s’inclinaient (approximativement) dans la direction indiquée sur les gravures de la page 318. Dans ces circonstances, le versant oriental était presque entièrement blanc, tandis que les autres versants demeuraient noirs (à l’exception des terrasses couvertes de neige) parce que la neige ne pouvait y séjourner.

La configuration générale de la montagne me confirmait dans l’espoir que sa structure faciliterait une ascension par le versant oriental, bien qu’elle s’y opposât sur toutes ces autres faces. Regardez n’importe quelle photographie du Cervin prise du nord-est (les profils placés en regard de la page 348 ont été soigneusement dessinés d’après une photographie), et vous remarquerez sur le versant droit (celui qui regarde le glacier de Z’Mutt) une série non interrompue de rochers qui surplombent et de pentes inclinées à l’extérieur. En somme, tout ce versant offre les caractères indiqués par la figure 1, page 318, tandis qu’à gauche (côté du sud-est), la forme générale des rochers rappelle celles de la figure 2. On ne saurait donc douter que les contours de la montagne, vus de cette direction, résultent en grande partie de l’inclinaison générale des couches qui la composent.

Ce n’était donc nullement par caprice que j’avais engagé M. Reilly à se joindre à moi dans une tentative d’ascension par le versant oriental ; j’avais peu à peu acquis la conviction que ce versant nous offrirait le chemin le plus facile pour atteindre le sommet. Si nous n’avions pas été obligés de nous séparer, le Cervin eût été escaladé en 1864.

En descendant le glacier de Z’Mutt pour revenir à Zermatt, nous nous arrêtâmes afin d’examiner le Cervin de profil ; mes guides reconnurent de suite qu’ils s’étaient trompés jusqu’à ce jour sur la raideur des pentes du versant oriental. Cependant ils ne le jugeaient pas encore bien facile à escalader. Almer et Biener refusèrent nettement de tenter l’ascension de ce côté. Je cédai pour le moment à leur répugnance évidente. Nous fîmes donc l’ascension du Théodulhorn afin d’examiner une route que j’appellerai alternative, c’est-à-dire qui monterait tantôt sur un versant, tantôt sur l’autre, et qui, devant passer presque constamment sur la neige, leur paraîtrait peut-être préférable à l’autre.

Il y a sur le Cervin un immense couloir qui monte du glacier du mont Cervin à un point très-élevé de l’arête du sud-ouest[9]. Je proposai de gravir ce couloir jusqu’à son extrémité supérieure, puis de passer par l’arête du sud-ouest sur le versant oriental. Nous nous serions alors trouvés au niveau de la base de la grande pente de neige que l’on voit (gravure de la page 315) au centre du versant oriental de la montagne ; cette pente de neige, nous l’aurions traversée en diagonale afin de gagner la neige située sur l’arête du nord-est et qu’il est facile de distinguer sur la même gravure, à 1 centimètre 25 millimètres au-dessous du sommet. Le reste de l’ascension se serait fait sur une pente de rochers et de neige, du côté septentrional de la montagne. Croz, saisissant bien ma pensée, en jugea l’exécution possible. Tous les détails réglés, nous descendîmes au Breuil. Luc Meynet, le brave petit bossu, convoqué à l’hôtel, se déclara très-heureux de reprendre son ancien métier de porteur de tente. La cuisine de Favre s’empressa de préparer des rations pour trois jours, car j’avais résolu de consacrer tout ce temps à notre entreprise ; nous devions passer la première nuit sur les rochers situés au sommet du couloir ; le second jour, tâcher d’atteindre le sommet et revenir sous la tente ; le troisième jour, redescendre au Breuil.

Partis le 21 juin, à 5 heures 45 minutes du matin, nous suivîmes pendant trois heures la route du Breuiljoch[10]. Nous voyions très-bien de là notre couloir, vers lequel nous nous dirigeâmes en faisant un angle droit. Plus nous nous en approchions, plus son aspect nous paraissait favorable. Il contenait une notable quantité de neige dont l’inclinaison était peu considérable ; déjà on pouvait juger qu’un bon tiers de l’ascension n’offrirait aucune difficulté. Cependant certains indices suspects que nous remarquâmes à sa base nous faisaient redouter des avalanches de pierres ; par mesure de précaution nous nous mîmes sur l’un de ses côtés à l’abri de quelques rochers et nous attendîmes un peu pour voir si nos craintes ne se réaliseraient pas. Pas une pierre ne tomba. Nous nous remîmes alors à grimper à la droite du couloir (au nord), taillant des pas dans la neige ou montant par les rochers. Arrivés ainsi un peu avant 10 heures à un point convenable pour une halte, nous nous arrêtâmes afin de nous reposer, tout au bord de la neige, sur des rochers d’où nous voyions très-bien le couloir.

Tandis que les guides préparaient le déjeuner, je m’avançai sur un petit promontoire pour examiner de plus près le chemin que nous devions suivre. J’admirai notre magnifique couloir qui pénétrait en droite ligne jusqu’au cœur de la montagne sur une hauteur de plus de 300 mètres. Il faisait ensuite un coude vers le nord pour s’élever jusqu’à la crête de l’arête du sud-est. Ce coude piquait ma curiosité. Qu’y avait-il derrière ? Je le fixais attentivement, tout en contemplant les courbes gracieuses formées par la neige dans le couloir et aboutissant à un large sillon central, quand j’aperçus quelques petites pierres qui dégringolaient doucement. Je ne m’en inquiétai guère, me disant que nous les éviterions facilement en suivant de très-près l’un des côtés. Mais une autre pierre les suivit, beaucoup plus grosse, descendant avec une vitesse de 80 kilomètres à l’heure, et bientôt suivie à son tour par une autre, puis par une autre encore… Je n’avertis pas les guides, ne voulant pas les inquiéter inutilement. Ils n’avaient rien entendu. Almer, assis sur un quartier de roc, taillait de larges tranches dans un superbe gigot ; les autres babillaient ensemble. Un craquement soudain les avertit du danger ; un bruit épouvantable retentit dans les rochers ; levant les yeux, ils aperçurent d’énormes masses de blocs et de pierres de toute dimension s’élancer du fameux coude situé à plus de 250 mètres au-dessus de nous, se précipiter avec furie contre les rochers opposés, rebondir contre les parois rocheuses qui dominaient notre campement, puis descendre en formant une effroyable avalanche : quelques blocs heurtant tour à tour les deux côtés du couloir ; d’autres rebondissant sur la neige en faisant des sauts de plus de 30 mètres ; le reste tombant comme une trombe en masses confuses, mélange de neige, de glace, de pierres, et creusant des sillons profonds dans ces gracieuses ondulations qui avaient excité mon admiration un instant auparavant.

Épouvantés, les guides jetèrent un regard d’angoisse autour d’eux, et, lâchant ce qu’ils tenaient, ils s’élancèrent dans toutes les directions à la recherche d’un abri. Le précieux gigot roula d’un côté, l’outre d’un autre, et son contenu s’échappa du goulot débouché, tandis que mes quatre compagnons se blottissaient sous les rochers en tâchant de se faire aussi petits que possible. N’allez pas croire au moins que leur frayeur fût déraisonnable, et que je ne la partageai pas moi-même. Je pris le plus grand soin de ma propre personne, et je m’aplatis dans un trou jusqu’à ce que cette averse de pierres fût passée. Mais les efforts qu’ils firent pour se tapir sous les rochers étaient, je dois l’avouer, on ne peut plus comiques.

Je n’ai jamais été témoin d’une pareille panique sur une montagne.

Les ricochets décrits par cette avalanche étaient une nouveauté pour moi. Ils provenaient sans doute de la courbe que formait le couloir, et de la grande vitesse que les rochers avaient acquise dans leur chute avant d’en avoir dépassé l’angle. Dans un couloir droit cette chute de pierres n’eût pas eu les mêmes conséquences. Ainsi que je l’ai remarqué plus haut (page 243), les pierres qui tombent suivent généralement le centre des couloirs ; si l’on gravit les côtés de ces couloirs, elles ne peuvent vous atteindre.

Nous battîmes en retraite avec un ensemble parfait ; car la perspective d’être écrasés était fort peu réjouissante et le danger était trop redoutable. « Qu’allons-nous faire maintenant ? » me demanda-t-on. Je proposai de grimper sur les rochers qui nous dominaient, mais cette proposition fut repoussée à l’unanimité. Évidemment les guides avaient raison, mais je ne voulais pas renoncer à mon idée avant de m’être assuré qu’elle n’était pas praticable ; je me mis donc à grimper tout seul sur les rochers pour résoudre la question. Quelques minutes après, je fus obligé de m’arrêter ; cet effort m’avait épuisé ; seul le petit bossu m’avait intrépidement suivi, la tente sur l’épaule et souriant de ce sourire étrange qui lui était habituel. Croz, bien au-dessous, surveillait son Monsieur du coin de l’œil ; 30 mètres plus bas, Almer, tranquillement assis sur un rocher, tenait sa tête entre ses mains ; Biener n’était pas même en vue. « Descendez, descendez donc, criait Croz de toutes ses forces, cela ne sert à rien ! » Je finis par redescendre, bien convaincu qu’il disait vrai. Ainsi fut renversé dès le début mon pauvre petit plan si bien combiné ! Force nous fut donc de revenir au projet primitif.

Nous regagnâmes de suite en droite ligne le Breuiljoch de M. Morshead[11] ; c’était la route la plus directe pour nous rendre au Hörnli, où nous voulions passer la nuit, avant d’attaquer le versant oriental du Cervin. Nous arrivâmes au sommet de ce col à midi 30 minutes. Une déception fort imprévue nous y attendait. Plus de passage ! Une muraille de rochers, peu élevée, mais absolument à pic, nous séparait du glacier de Furggen ; le glacier s’était tellement retiré, que la descente n’était pas possible. D’épais nuages arrivaient depuis une heure du côté du sud ; ils nous entouraient de toutes parts et le vent commençait à souffler avec violence. Les guides groupés ensemble se demandèrent s’il ne serait pas plus sage de renoncer à toute nouvelle tentative. Almer me dit même avec une certaine rudesse :

« Pourquoi ne cherchez-vous pas à faire des ascensions possibles ?

— Celle-ci est certainement impossible ! répéta Biener comme un écho fidèle.

— Monsieur, dit à son tour Croz, si nous faisons le tour de la montagne, nous perdrons trois jours, et il est fort probable que nous ne réussirons pas davantage. Vous avez le désir de faire plusieurs ascensions dans la chaîne du Mont-Blanc, et je crois qu’elles sont possibles. Mais je ne pourrai les faire avec vous si je perds ces trois jours ici, car je dois être le 27 à Chamonix. »

Le raisonnement de Croz n’était que trop juste ; aussi étais-je très-irrésolu. Je comptais sur sa force athlétique pour quelques excursions qui devaient nous offrir des difficultés exceptionnelles. La neige, qui commençait à tomber, trancha la question ; je donnai l’ordre de la retraite. Nous descendîmes au Breuil, de là au village de Val Tournanche où nous passâmes la nuit ; le lendemain nous descendîmes à Châtillon, d’où nous nous rendîmes à Cormayeur en remontant la vallée d’Aoste.

Combien n’ai-je pas regretté que l’avis des guides eut prévalu en cette occasion ! Si Croz ne m’avait pas parlé ainsi, dans une excellente intention du reste, il serait encore vivant. Il nous quitta à Chamonix au jour fixé ; mais un hasard étrange nous réunit de nouveau à Zermatt trois semaines plus tard, et, deux jours après, il périssait sous mes yeux sur cette même montagne, dont nous nous étions éloignés, d’après son conseil, le 21 juin.



  1. Voir la carte du Mont-Rose. La route suivie par nous le 19 juin y est seule indiquée.
  2. Voir chap. IV, p. 79 et 83.
  3. Cette opinion a été confirmée depuis par les expériences d’autres touristes.
  4. Mon impression, pour rester dans la vérité, est que la neige ne peut s’accumuler en masses considérables à 45°.
  5. Voir p. 94 et 113.
  6. Le granit qui a été longtemps exposé à l’air est une des espèces de roches les plus faciles à gravir ; son grain retient les clous des chaussures et offre au pied un appui très-solide. Mais les schistes métamorphiques qui composent la masse principale du grand pic du Cervin n’offrent aucune sécurité au touriste.
  7. Il n’est ici question que de la partie de l’arête située entre le col du Lion et la Grande Tour. Ces observations ne sauraient s’appliquer aux rochers qui la dominent (v. p. 121) ; au-dessus de ces derniers, la roche redevient solide ; sur « l’Épaule » (c’est-à-dire toujours plus haut), elle est très-désagrégée ; mais, sur le pic qui forme le sommet, elle est compacte et solide.
  8. Voyage à travers les Alpes, 2e édit., p. 317.
  9. La lettre F indique sa situation sur la droite du plan de la page 134. Voir aussi la carte du Cervin et de ses glaciers.
  10. Voir page 147.
  11. Voir la note de la page 148.